La Ghriba, le pèlerinage juif de Tunisie, partagé avec les musulmans

La Ghriba, le pèlerinage juif de Tunisie, partagé avec les musulmans

Daniel Fontaine

L’île tunisienne de Djerba est connue des touristes pour la douceur de son climat tout au long de l’année. Elle abrite aussi une des dernières communautés juives du Maghreb, forte d’environ 1500 âmes. Les juifs de Djerba se rassemblent autour de la plus ancienne synagogue d’Afrique, la Ghriba, qui est aussi le lieu d’un important pèlerinage.

Environ 6.000 fidèles sont attendus pour le pèlerinage qui a débuté ce 2 mai 2018. Un chiffre qui est reparti à la hausse, après des années difficiles, suite à un attentat qui avait fait 21 morts en 2002 et revendiqué par al-Qaïda.

La synagogue de la Ghriba et son pèlerinage présentent la particularité d’accueillir des musulmans. C’est ce que l’anthropologue Manoël Pénicaud (1) appelle un "lieu saint partagé"Nous lui avons demandé quelle est l’origine de ce pèlerinage juif de la Ghriba.

Manoël Pénicaud : "Le judaïsme est connu pour la centralité de Jérusalem, l’ancien Temple, le mur des Lamentations. Mais il existe aussi une forme de culte autour de grandes figures rabbiniques dans le monde juif, notamment séfarade. Il existe plusieurs lieux saints autour de leurs tombes qui peuvent donner lieu à des pèlerinages. Le cas de la Ghriba sur l’île de Djerba en Tunisie est particulier. Il ne s’agit pas d’un rabbin, mais d’une mystérieuse figure féminine, qui s’appelle "Ghriba", ce qui signifie mystérieuse, solitaire ou étrangère en arabe. Cette figure sainte a donné lieu à une dévotion locale qui s’est élargie au fil du temps".

Cette dévotion est entretenue par la communauté juive locale, au départ de la synagogue de la Ghriba, ce qui est assez rare au Maghreb.

Manoël Pénicaud : "Oui, le judaïsme a été très longtemps présent dans tout le Maghreb. Au milieu du XXe siècle, la grande majorité voire la totalité des juifs a émigré vers l’Europe, Israël ou les Etats-Unis. Mais l’île de Djerba a servi de conservatoire à une communauté locale de plusieurs centaines de personnes, ce qui est tout à fait remarquable. Il y a encore quelques communautés dans les grandes villes en Tunisie, notamment à Tunis, ou au Maroc à Casablanca par exemple. Mais la petite île de Djerba a gardé cette culture partagée".

Une culture partagée, parce que les musulmans fréquentent aussi la synagogue et le pèlerinage de la Ghriba ?

Manoël Pénicaud : "Tout à fait. Sur place, il y a des versions différentes de la tradition sur la figure de la Ghriba : femme juive pour les uns, musulmane pour les autres. Cela autorise des fréquentations spontanées, assez discrètes, notamment de femmes, qui viennent prier. Les gens traversent la frontière religieuse pour y formuler des vœux. Ce phénomène des lieux saints partagés était beaucoup plus fréquent autrefois à l’échelle du Maghreb. Djerba est l’un des rares cas où cela subsiste".

Ces lieux viennent casser l’idée d’une hostilité fondamentale entre juifs et musulmans ?

Manoël Pénicaud : "Oui, la coexistence avec cette communauté juive locale va de soi. Les communautés se fréquentent, se connaissent, sont arabophones… Lors du pèlerinage qui se déroule pour le moment, il y a une festivité commune, avec des partages de rituels, de nourriture. Il y a aussi un discours teinté de nostalgie sur la coexistence qui s’est dégradée au fil du temps. Il faut rappeler que le site a été la cible d’un attentat en 2002. Désormais, les mesures de sécurité sont telles que le partage de l’espace est devenu compliqué. Il faut des papiers, une autorisation, ce qui limite de fait l’ouverture que l’on peut y voir".

Mais pour les fidèles, c’est quelque chose de naturel que des musulmans fréquentent la synagogue ?

Manoël Pénicaud : "Oui, beaucoup de pèlerins séfarades ont émigré en France et reviennent pour un pèlerinage religieux mais aussi mémoriel. Ils reviennent chercher des racines de leur identité, de leur culture d’origine, visiter les cimetières, les maisons… Il y a toute cette nostalgie, le souvenir de cette proximité où on s’échangeait des tas de choses dans la vie courante. Beaucoup de musulmans se souviennent qu’ils allumaient les bougies pour le shabbat dans les familles juives. C’est un voisinage qui subsiste à Djerba, mais plus trop ailleurs au Maghreb".

Mais cette "hospitalité inter-religieuse" existe encore ailleurs autour de la Méditerranée, ce que vous appelez les "lieux saints partagés"…

Manoël Pénicaud: "Oui, ce sont des lieux qui attirent des fidèles de religions différentes au d’une "baraka", c’est-à-dire d’une force ou d’une grâce que les gens vont y chercher. Peu leur importe d’aller dans le lieu d’une autre religion, du moment qu’ils sont exaucés. Cela montre que les systèmes religieux ne sont pas des blocs étanches et antagonistes par nature. Au contraire, en tant qu’anthropologue, j’observe la pratique par laquelle les gens traversent ces frontières. A Marseille, on voit des musulmanes venir allumer des bougies à Notre-Dame de la Garde. Cela se passe aussi en Algérie ou à Istanbul. C’est un message d’espoir pour ne pas tomber dans le piège de la peur de l’autre, "l’autre religieux", que l’on croit fondamentalement différent".

Les crispations identitaires, les fondamentalismes religieux constituent-ils une menace pour ces lieux de rencontre ?

Manoël Pénicaud : "Complètement. Ces lieux partagés sont des lieux qui dérangent les fondamentalistes de tous bords. Ils menacent une vision absolutiste et puriste des identités. Donc, ces sites peuvent être considérés comme impurs ou infréquentables. Le groupe Etat Islamique a dynamité de nombreux lieux partagés en Syrie et en Irak ces dernières années. La Ghriba a été la cible d’un attentat en 2002. Et beaucoup d’autres lieux sont victimes de ces montées de la négation de l’autre".

Les pays concernés devraient être particulièrement attentifs à la sécurité et la préservation de ces lieux symboliques, comme c’est le cas en Tunisie ?

Manoël Pénicaud : "Tout à fait, les autorités tiennent à ce lieu qui fait partie du patrimoine tunisien et qui représente une manne touristique : beaucoup de gens visitent ce lieu saint et Djerba. Donc, il doit être protégé. Il faut nuancer l’idée d’ouverture et d’inclusivité de ce site. Comme il est fort sécurisé, cela limite les possibilités d’accès. L’armée est présente, tout est sécurité et les circulations sont limitées".

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(1) Manoël Pénicaud est anthropologue, chargé de recherche au CNRS et membre de l’Institut d’ethnologie méditerranéenne européenne et comparative (CNRS, Aix-Marseille Université). Spécialisé dans l’étude des pèlerinages et de l’hospitalité interreligieuse en Méditerranée, il est l’auteur de plusieurs articles et ouvrages (Dans la peau d’un autre, Presses de la Renaissance, 2007 ; Lieux saints partagés, collectif, Actes Sud, 2015 ; Le réveil des Sept Dormants, Cerf, 2016 ; Coexistences, collectif, Actes Sud, 2017 ; Shared Sacred Sites, collectif, NYPL, à paraître). Il est en outre l'un des commissaires de l'exposition "Lieux saints Partagés" présentée au Mucem à Marseille (2015), au Musée du Bardo à Tunis (2016), à Thessalonique, au Musée national de l’histoire de l’immigration à Paris (2017), ainsi qu’à Marrakech et à New York (2018).

 

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