L’Exil des Juifs de Tunisie : l’échec d’une continuité, par André Nahum

L’Exil des Juifs de Tunisie : l’échec d’une continuité
par André Nahum

André Nahum, médecin, auteur de Partir en Kappara, Éditions Piranhas, 1977.

Dans les années 1980, j’étais en vacances à Hamamet et, tandis que je me prélassais sur cette magnifique plage de sable fin, un jeune Tunisien d’une quinzaine d’années vint me proposer le rituel bouquet de jasmin. La conversation s’engagea en français puis à un moment donné, je dis à ce gosse qui me prenait pour un touriste ordinaire :

« Je vais te faire une surprise. »

Et je me mis à lui parler en arabe.

« Tu es arabe ? me demanda-t-il alors.

– Non.

– Alors pourquoi tu parles arabe ?

– Parce que je suis tunisien.

– Si tu es tunisien, tu es arabe.

– Non, je te dis.

– Alors tu es quoi ? demanda-t-il de plus en plus intrigué.

– Je suis juif.

– Ah ! Tu es israélien ?

– Non ! je suis juif tunisien.

– Tu te moques de moi ! Un Israélien-tunisien, ça n’existe pas, ce n’est pas possible. Tu es certainement un Arabe qui habite à Paris…

À l’évidence on avait soigneusement caché à ce gosse, comme à toutes les nouvelles générations de ce pays qu’il y avait eu pendant près de vingt siècles une importante communauté juive en Tunisie.

Une communauté dont l’origine remonte à la nuit des temps. Pour certains, les Juifs sont arrivés dans ce pays dès la fondation de Carthage par la reine Didon-Elyssa. Pour d’autres, des fuyards de Judée ont abordé les rivages de l’île de Djerba après la destruction par Nabuchodonosor, « que Dieu efface son nom », du premier temple de Jérusalem au vie siècle avant J.-C. Que dire du rôle que nous avons joué dans les domaines culturel, médical, économique, politique même, tant au Moyen Âge sous les dynasties aghlabite puis fatimide que dans l’édification de la Tunisie moderne ?

Curieusement tout était oublié, effacé, gommé. Comme si ça n’avait jamais existé.

Le pays regorge pourtant de preuves de notre très ancienne présence. Que soit le fameux cimetière juif de Gammarth, dont on ne sait même plus où il se trouve tant on le dissimule, l’antique synagogue de Hammam-Lif que l’on cache soigneusement, les lampes à huile décorées d’une ménorah dont regorge le sol de Carthage, nos cimetières, nos synagogues, désacralisées pour la plupart, les maisons que nous avons habitées, les rues où nous nous sommes promenés, les souks, les commerces où nos familles exerçaient leurs activités, les hôpitaux dans lesquels les médecins juifs étaient si nombreux et si prisés, les livres, les journaux que nous avons publiés, nos voisins, nos amis musulmans, tout devrait porter encore la marque de notre long passage… Qu’aurait été la Tunisie, sans la cuisine juive, la pâtisserie juive, la musique et la danse juives, les architectes juifs, le sport juif, etc. ? Que les gens et même les lieux aient changé, cela pouvait se comprendre,

Le vent de l’Histoire était passé par là, mais disparaître ainsi « sans sépulture » m’était intolérable et soulevait en moi une immense impression d’injustice.

Lorsque Mendès France, président du Conseil français, accorda l’autonomie interne à la Tunisie en 1954, les cent cinquante mille Juifs de ce pays commencèrent à se poser des questions quant à leur avenir. Mais la plupart espéraient que, l’autonomie n’étant pas l’indépendance, la présence française allait durer encore longtemps. Ils se trompaient lourdement. La phase d’autonomie fut de courte durée, puisque le 20 mars 1956, soit moins de deux ans après, la Tunisie se séparait définitivement de la France. Et si certains d’entre nous accueillirent cette indépendance avec joie car ils y avaient largement contribué aux côtés de Habib Bourguiba et de ses compagnons du « Neo-Destour » son parti, la plupart des Juifs se sentirent brusquement orphelins de cette France, qui était venue en 1881 et avait aboli le statut de dhimmis qui leur avait été imposé lors de la conquête arabo-musulmane au viiie siècle, cette France dont le nom était synonyme de liberté et de démocratie à laquelle ils étaient si attachés.

La période de l’indépendance et la liquidation de la communauté juive

Au début, le bey Sidi Lamine resta sur son trône et Habib Bourguiba fut nommé premier ministre.

La transition se passa dans le calme et le nouveau pouvoir ne montra aucune hostilité envers les Juifs. Bien au contraire… Et s’il y avait des cassandre qui prédisaient l’émigration certaine de la communauté, la plupart voulaient espérer qu’une minorité juive pouvait tout de même vivre dans un pays arabe.

Il y avait eu, certes, dès 1948, à la création de l’État d’Israël un mouvement d’émigration vers ce nouveau pays et l’agence juive particulièrement active en Afrique du Nord avait réussi à convaincre un certain nombre de familles de faire leur alya. Une alya qui concerna surtout la couche la plus pauvre et la plus démunie de la communauté et particulièrement des gens de la province. Très peu de cadres accompagnèrent ces immigrants. Seulement quelques sionistes convaincus. Les Juifs, pour la plupart, restèrent dans l’expectative bien que très attirés par la France, sa démocratie, sa langue, sa culture. La fin du protectorat faisait d’eux des citoyens tunisiens, mais ils ne pouvaient se résigner à considérer l’ancienne métropole comme un pays étranger. Les uns, la majorité, acceptèrent cette situation, tandis que quelques familles décidèrent d’émigrer, principalement en France. Le souvenir de la situation de dhimmis dans laquelle avaient vécu leurs grands-parents jusqu’à l’arrivée de la France en 1881 était trop présent à leur mémoire. Par ailleurs le conflit israélo-arabe qui n’avait eu aucune incidence jusqu’alors sur les relations entre Juifs et Arabes pouvait modifier à tout moment leur situation.

Lorsque Habib Bourguiba abolit la monarchie et proclama la république, les premiers articles de la nouvelle constitution précisaient que : « la Tunisie est une république dont l’islam est la religion et l’arabe la langue ». Ce qui mettait ipso facto les Juifs dans une condition particulière puisqu’ils n’étaient pas musulmans et qu’ils ne pratiquaient pas l’arabe classique qui devenait la langue officielle du pays.

Je me souviens à ce propos d’un épisode cocasse. Un beau jour, les autorités décidèrent avec sagesse que tous les Tunisiens devaient avoir un nom patronymique, ce qui n’était pas la cas jusqu’alors puisque l’on connaissait les individus comme « X ben Y ben Z ». Il fut stipulé que tous les citoyens devaient remplir un formulaire, en arabe, évidemment.

Je me suis rendu comme tout le monde à l’administration concernée et, comme je ne savais ni lire ni écrire l’arabe bien que pratiquant parfaitement le langage parlé, je dus m’adresser à un interprète qui accepta volontiers de me rendre service moyennant quelques pièces de monnaie puisque j’étais « illettré ». Il faut cependant rendre cet hommage à Bourguiba que les apparences ont toujours été sauves.

Lorsqu’il organisa des élections législatives, puis présidentielle, il tint absolument à ce que les citoyens juifs s’inscrivent sur les listes électorales et remplissent leur devoir alors qu’il n’avait absolument pas besoin des voix juives. Mais il avait besoin des Juifs pour assurer la transition entre les Français qui s’en allaient et les musulmans qui n’étaient pas encore tout à fait prêts.

Dans les premiers temps de l’indépendance, on multiplia les gestes d’amitié envers la communauté et on fit tout pour la rassurer. Des relations amicales se nouèrent entre bourgeois juifs et arabes ce qui avait été très peu le cas sous le protectorat. On vit des Juifs dans des grandes réceptions arabes et vice versa et l’on put croire que, contrairement à ce qui se passait dans d’autres pays arabes et notamment en Irak et dans l’Égypte de Nasser, il y avait une possibilité pour des Juifs de vivre normalement dans ce pays arabo-musulman.

La nouvelle république supprima très vite le conseil élu qui dirigeait la communauté juive sous la présidence de maître Charles Haddad et le remplaça par une « commission provisoire du culte israélite » nommée par le pouvoir et qui, sauf erreur, demeura toujours « provisoire ».

Elle supprima également le tribunal rabbinique qui gérait jusque-là le statut personnel des israélites, ce qui peut apparaître normal dans une démocratie, mettant les citoyens juifs sous la juridiction des tribunaux nationaux. Le vieux cimetière juif de l’avenue de Londres qui rappelait en pleine ville la très ancienne présence juive dans la cité fut transformé en un jardin public dont les rabbins interdirent l’accès aux Juifs Après avoir promis de déterrer les squelettes et de les envoyer en Israel, on employa les bulldozers pour niveler le terrain. Quant aux centaines de pierres tombales, nul ne sait ce qu’elles sont devenues. L’un de mes amis m’affirma en avoir aperçu quelques-unes dans le jardin d’un haut fonctionnaire, entreposées là dans l’attente peut-être de servir au dallage de ses allées.

De 1956 à 1961, les choses allèrent à peu près correctement. Bourguiba tenait le pays d’une main de fer. La police, toute-puissante assurait pleinement la sécurité des personnes et des biens. Mais ne se voyant pas d’avenir et n’étant plus habitués depuis le protectorat français à vivre sous un régime dictatorial, beaucoup de Juifs envisageaient le départ. D’autant que le pouvoir intervenait dans tous les secteurs de la vie publique. Par exemple, parce que certains dirigeants du syndicat national des médecins déplaisaient au président, il y eut une pression formidable sur les praticiens pour qu’ils démissionnent de cette organisation et tous les jours la radio annonçait triomphalement les noms des médecins qui avaient abandonné ce syndicat indésirable. Finalement il ne resta plus en lice que quelques membres du bureau directeur qui attendirent l’extrême limite de l’ultimatum gouvernemental pour baisser le pavillon et dissoudre cette institution rebelle.

Depuis la création de l’État d’Israël, les Juifs tunisiens s’en sont toujours sentis proches.

S’ils ne pouvaient manifester leur solidarité en public pour des raisons évidentes et qu’ils évitaient de prononcer le nom même d’Israël par crainte de représailles, ils écoutaient régulièrement « Kol Israel », la radio de Jérusalem et se tenaient informés du moindre événement qui se déroulait là-bas.

Avec les musulmans, il y avait une sorte de modus vivendi et l’on évitait de parler des problèmes du Moyen-Orient. Habib Bourguiba qui avait courageusement pris ses distances avec l’Islam intégriste en buvant un verre de jus de fruits à la télévision en plein mois de Ramadan, ne manifestait pas d’hostilité haineuse à l’égard d’Israël et conseilla même à l’OLP au cours d’un voyage en Jordanie de privilégier une solution politique au différend israelo-palestinien.

Au point de vue économique, la Tunisie avait adopté une nouvelle monnaie, le dinar qui valait théoriquement dix francs. Mais, pour le protéger, un contrôle des changes très strict fut imposé et l’on ne put ni exporter ni importer cette nouvelle devise. Or, les Juifs, rendus méfiants par les aléas de leur histoire, essayaient de transférer de l’argent en France quand ils le pouvaient. Les envois légaux qui se faisaient par mandat poste, ne pouvaient dépasser cinquante francs, c’est-à-dire que pour transférer une somme conséquente il fallait faire de nombreux voyages dans tous les bureaux de poste avec la perspective de longues files d’attente. La deuxième possibilité consistait à transférer illégalement l’argent par des moyens divers en ayant recours notamment à des trafiquants, mais cela comportait beaucoup de risques et nombreux sont les Juifs qui ont fait des séjours plus ou moins longs en prison pour de tels délits.

Les autorités tunisiennes voulaient officiellement conserver en place la communauté juive et nos coreligionnaires purent croire que leur départ éventuel était un acte illégal. C’est pourquoi on en parlait à voix basse, loin des oreilles indiscrètes et, si l’on était dans un lieu public, on regardait avec soin à droite et à gauche pour s’assurer que l’on n’était pas entendu. L’habileté du pouvoir fut de se débarrasser des Juifs en faisant croire qu’il faisait tout pour les garder. Officiellement on voulait les retenir. En réalité tout concourait à les faire partir. Peut-être avaient-ils déjà, comme l’aurait dit un jour le président Bourguiba, « le corps en Tunisie et le cœur ailleurs ». Peut-être y avait-il entre les Juifs qui avaient déjà décidé de s’exiler et le pouvoir une sorte de jeu de « poker menteur » ?

En 1956, la Tunisie indépendante disposait de très peu de cadres musulmans, la plupart des fonctionnaires et des techniciens en place étant français et quelques-uns juifs. Lorsque les Français rentrèrent dans leur pays, les Tunisiens jouèrent habilement de cette situation en utilisant les Juifs pour occuper les places rendues vacantes par les Français, le temps de former des remplaçants musulmans. Ils purent ainsi assurer à bon compte le passage d’une administration française à une administration tunisienne musulmane après avoir été pendant un court temps juive. Un des mes amis, fonctionnaire de police sous le protectorat, se vit ainsi offrir une promotion inespérée dans cette administration et, lorsqu’il forma un jeune musulman, on lui supprima sa secrétaire, sa voiture de fonction et son chauffeur et on le mit au placard. Ce qui l’amena à s’exiler. Cette politique permit donc une transition en douceur… Mais peu à peu chaque profession était confrontée à des difficultés propres. Les juges et les avocats juifs qui utilisaient jusque-là le français se trouvèrent dans une situation très difficile lorsque l’arabe littéraire devint la langue officielle de la justice. Dans les hôpitaux, tel médecin juif qui aurait dû accéder normalement au poste de chef de service, se voyait préférer son élève musulman qui devenait ainsi son supérieur hiérarchique.

Pour les commerçants, les choses allèrent différemment. Comme les marchandises essentielles venaient de l’étranger et essentiellement de France, il fallait obtenir des licences d’importation pour chaque produit. On limita alors de plus en plus les licences accordées aux Juifs pour les donner à des musulmans souvent tout à fait étrangers au domaine concerné. Mieux, on n’accordait de licences aux Juifs que lorsqu’ils s’associaient à des musulmans. Il en fut ainsi du commerce en gros des textiles, que je connaissais bien, ma famille étant établie au Souk-el-Ouzar, haut lieu de ce négoce.

Des tracasseries confinant à la discrimination accablèrent les propriétaires juifs de terrains ou d’immeubles les amenant souvent à les vendre à des prix dérisoires à des musulmans.

Comme on le fit pour les Français, dès qu’un appartement paraissait inoccupé il tombait sous le coup de la loi qui permettait de l’attribuer à un Tunisien musulman sous prétexte de « vacuité ».

C’est ce qui faillit arriver à mes parents qui passaient l’été au bord de la mer et qui virent notre maison familiale réquisitionnée. Il fallut l’intervention énergique d’un de mes amis, radiologue musulman, pour lever cette réquisition abusive. Alors, peu à peu les Juifs commencèrent à se décourager.

D’autant qu’un jour, M. Ben Salah, ministre du Commerce, réussit à convaincre Bourguiba que l’avenir économique du pays se trouvait dans une sorte de collectivisme, vaguement inspiré des idées marxistes et il instaura des « coopératives » dans tous les secteurs de l’activité. Je dis bien tous, c’est-à-dire tant dans le domaine agricole, que dans le commerce grand et petit.

On vit ainsi de modestes épiciers djerbiens, connus jusque-là pour leur libéralisme et leurs méthodes très personnelles de travail, être obligés de s’inscrire dans un organisme coopératif, ce qui les amenait à passer par de multiples formalités administratives pour acquérir un sac de semoule ou un bidon d’huile d’olive. Cette « brillante » initiative qui traumatisa autant les Juifs que les Arabes mit le pays au bord de la banqueroute et fit émigrer un certain nombre de commerçants juifs pour des raisons économiques, tout simplement parce qu’ils n’arrivaient pas à nourrir leur famille.

La communauté commençait ainsi à s’effilocher, mais le gros des juifs restait encore en place, bien que l’inquiétude gagnât du terrain, lorsque de plus en plus s’imposa l’évidence que nous ne pouvions être que des citoyens de deuxième zone et qu’aux difficultés de l’ensemble de la population, il fallait ajouter les nôtres propres. Et comme ici-bas, seul Allah est éternel, Ben Salah tomba en disgrâce, il fut destitué par Habib Bourguiba qui avec beaucoup de sagesse envoya son ministre et son socialisme aux oubliettes et revint à l’économie libérale, sauvant ainsi ce qui pouvait encore être sauvé.

La crise de Bizerte

Et les Juifs dans tout cela ? Eh bien, ceux, peu nombreux qui jouissaient de la nationalité française, continuèrent à préparer leur départ et leur rapatriement avec l’aide de l’ambassade de France, et les autres, les Tunisiens, continuèrent à scruter l’horizon politique et économique à la lorgnette, un œil sur la Tunisie, un autre sur la France, accrochés à la radio et particulièrement à « Kol Israel », la station israélienne pour ne pas être pris au dépourvu si un incident majeur survenait au Moyen-Orient. Mais jusqu’alors, le conflit israélo-arabe n’avait pas eu d’incidence majeure sur leur situation.

La première crise internationale qui sema l’inquiétude et le doute au sein de la communauté juive fut la courte guerre de Bizerte entre la Tunisie et la France. En effet, durant l’été 1961 la France et la Tunisie se firent la guerre à Bizerte pendant quelques jours. La Tunisie indépendante voulait récupérer au plus vite la base aéronavale de Bizerte que la France occupait encore en vertu des accords conclus entre les deux pays. Le général de Gaulle, alors président de la République, refusa. Bourguiba s’énerva, isola Bizerte en coupant notamment son ravitaillement en eau et ameuta les foules tunisiennes qui se mêlèrent aux militaires et allèrent s’agglutiner autour du périmètre. De Gaulle ne pouvait accepter cet affront. Il envoya sur Bizerte ses paras.

Lesquels furent accueillis à coups de fusil. Ils tirèrent à leur tour, laissant sur le pavé un nombre de morts qui selon les sources varie de quelques centaines à quelques milliers, surtout des civils.

Le président tunisien se manifesta alors, comme il savait si bien le faire, d’une façon tonitruante sur les médias tant tunisiens qu’étrangers. Il y eut de grandioses manifestations à Tunis comme en province. La radio abreuva les masses de chants guerriers et de poèmes à la gloire de la ville martyre… Le pays fut en état de siège, il y avait des barrages et des contrôles de police à tous les carrefours et l’atmosphère était particulièrement angoissante. Des Français furent internés ou expulsés dont le célèbre chirurgien Jean de Mirleau que l’on mit illico presto dans un avion sans autre forme de procès. Peut-être parce qu’un jeune confrère tunisien aujourd’hui disparu attendait sa place avec impatience.

Qu’avaient à faire les Juifs dans cette histoire allez-vous me demander ? Justement, ils y furent impliqués à leurs corps défendant. Le bruit se répandit au sein de la population arabe que la communauté juive à Bizerte comme ailleurs avait accueilli avec sympathie les soldats français et leur avait porté aide et assistance. Un sentiment d’hostilité commença alors à se manifester de diverses façons. Résultat : dès que les communications maritimes et aériennes, interrompues pendant des semaines, furent rétablies, des centaines d’israélites abandonnant leurs demeures et leurs biens prirent le chemin de l’exil. Ils avaient eu trop peur ! Ce ne fut pas facile. La plupart se rendirent en France, mais ils n’avaient le droit d’emporter qu’un dinar, c’est-à-dire cinq francs français par personne à l’exclusion de toute autre valeur. C’est-à-dire que le départ n’était possible que pour ceux qui pouvaient être pris en charge dès leur arrivée par des parents, des amis ou des organisations juives.

Rappelons qu’il ne s’agissait pas de rapatriés, mais de Tunisiens, donc d’étrangers qui venaient chercher asile en France.

Si quelques familles avaient réussi à se constituer un petit pécule, la plupart de ces exilés que les instances et les organisations internationales n’ont jamais reconnus comme des réfugiés partaient dans le dénuement le plus complet. Il est intéressant de mettre en parallèle les conditions dans lesquelles ces réfugiés juifs ont dû refaire leur vie en France, avec celles des réfugiés palestiniens qui bénéficient depuis cinquante-deux ans des aides internationales, et de comparer le dynamisme des premiers et la passivité des seconds qui ne se sont révélés que dans le combat terroriste.

Comment ne pas évoquer les conditions lamentables dans lesquelles leurs dirigeants, les nations arabes et l’ONU ont maintenu les réfugiés palestiniens au sujet desquels en 1951 Tibor Mende écrit dans Le Monde : « Sans occupation utile, sans espoir pour l’avenir, ils font la queue trois fois par jour pour la soupe ou pour leurs rations ; ils discutent autour des tentes et écoutent les tirades provocantes des vieux mukhtars de village ou des agitateurs professionnels. Déambulant, sans but… et nourris de la propagande incessante des notables du camp… l’UNRWA s’est montré incapable de faire quoi que ce soit d’effectif pour l’intégration de ces malheureux dans un système nouveau et définitif… » Et Mende se demande s’il faut admettre «… la thèse largement répandue selon laquelle les Nations unies dépenseraient de grosses sommes d’argent pour créer un problème des réfugiés plutôt que pour le résoudre. » Qui oserait soutenir que la souffrance d’un réfugié juif arrivant en France ou en Israël sans le sou après avoir tout perdu est moins respectable que celle des réfugiés palestiniens ?

La crise : le pogrom de la Guerre des six jours

Après les événements de Bizerte, il restait encore une communauté juive importante en Tunisie qui espérait vaille que vaille se maintenir dans le pays. C’est alors que survint la guerre des Six Jours. Le 5 juin 1967, répondant aux menaces de Nasser, à son renvoi des casques bleus et à la fermeture du détroit de Tiran qui permettait l’accès au port israélien d’Eilat, Israël mit en pièces l’aviation égyptienne en quelques heures et fonça à travers le Sinaï. La foule tunisienne, longtemps contenue, ne pouvait laisser passer pareille occasion de manifester son soutien à la cause arabe. Ce fut une journée que n’oublieront jamais les Juifs qui en furent les témoins… et les victimes.

Atmosphère d’émeute, masses humaines déchaînées, déferlant dans les rues en criant leur haine des Juifs, synagogues pillées et incendiées, dont celle de l’avenue de Paris, orgueil de la communauté, rouleaux de sefer thora brûlés. En ville, magasins juifs saccagés et pillés, l’usine de pains azymes détruite, ce qui mit un terme définitif à la fabrication de matsot en Tunisie. Les Juifs terrorisés se terraient chez eux et certains furent accueillis et protégés par des voisins et amis musulmans, il serait injuste de ne pas le reconnaître.

Il n’y eut heureusement ni morts ni blessés graves au cours de cette journée dramatique.

Commencées le matin, les exactions purent se dérouler la plus grande partie de la journée sans aucune intervention des forces de l’ordre et ce n’est que l’après-midi vers 17 heures, que Bourguiba prononça un discours télé et radiodiffusé pour réclamer en termes énergiques l’arrêt immédiat des manifestations. Il fut obéi, mais un point de non-retour avait été atteint. Les relations entre Juifs et Arabes s’en ressentirent. Quelque chose avait été brisé. Les musulmans ont pris brusquement une conscience aiguë de leur arabité et les Juifs, qui avaient tremblé durant cette trop longue journée, réalisèrent la centralité d’Israel dans leur destin et comprirent qu’ils n’avaient plus d’avenir dans ce pays. Ils décidèrent une fois pour toutes qu’il valait mieux perdre ses biens que sa vie, et les départs s’accélérèrent.

Ceux-là même, qui avaient joué à fond la carte tunisienne, allant jusqu’à s’inscrire au Neo-Destour, le parti de Habib Bourguiba, préparèrent leur exil dans la plus grande discrétion. Et l’on vit à Paris, comme à Marseille ou à Montpellier, des familles entières démunies de tout, essayant de reconstruire courageusement leur vie avec l’aide des communautés juives locales qui firent tout ce qu’elles purent pour aider à leur réhabilitation. Ni l’ONU ni l’État ne vinrent à leur secours ! Plusieurs familles vinrent grossir la communauté juive de Sarcelles et furent logées dans une tour que l’on surnomma pour cela « La tour du 5 juin ».

L’émigration des Juifs et leur reconstitution identitaire

Après la guerre des Six Jours, la communauté juive s’amenuisa lentement mais sûrement. Peu de gens avaient désormais confiance. Si l’on acceptait les difficultés économiques qui étaient le lot de tous, les discriminations administratives, auxquelles on s’attendait plus ou moins, on n’était plus prêt à affronter la haine antijuive telle qu’on l’avait vue le 5 juin. En fait, depuis l’accession du pays à l’indépendance il y avait eu très peu d’agressions physiques contre les Juifs. L’assassinat du rabbin Masliah Mazouz était l’œuvre d’un déséquilibré au dire des autorités de même que le mitraillage des fidèles juifs à la Ghriba de Djerba par le policier qui les gardait. Quant aux meurtres d’un riche commerçant en cuir et d’un avocat connu, ils ne seraient pas non plus des actes antijuifs.

C’est du moins ce que l’on a affirmé. De cent cinquante mille âmes qu’elle comptait au moment de l’indépendance, la communauté se réduisit comme une peau de chagrin, chaque crise israélo-arabe, chaque incident d’allure antijuive accentuant le rythme des départs. Elle ne compta plus dès les années 1980 que deux mille personnes, vivant principalement à Tunis et à Djerba.

Le président Bourguiba pouvait bien proclamer que la Tunisie était un pays tolérant, ignorant l’antisémitisme, ses propos étaient sans objet, presque tous les Juifs étant partis.

Ils voulaient bien croire ces propos rassurants, mais ils préféraient se mettre à l’abri en France ou en Israël, restant attachés pour la plupart à leur terre natale, mais de loin. Et, au fur et à mesure que passaient les années, l’image du pays perdu se fit de plus en plus belle. Il devint une sorte de paradis mythique, un Shangrila nord-africain, dans lequel les Juifs jouissaient du bonheur suprême.

S’il faut reconnaître que jamais les autorités tunisiennes n’ont usé de violences pour inciter les Juifs au départ, il n’en demeure pas moins qu’elles les ont poussés délicatement vers la sortie par toutes sortes de tracasseries administratives, de comportements discriminatoires qui en faisaient des citoyens de deuxième zone, dans un pays où les foules pouvaient rapidement s’enflammer et devenir incontrôlables.

Dans les années 1980, les derniers Juifs qui restaient dans le pays furent encore traumatisés par la « révolte du pain » qui vit les Tunisiens manifester violemment contre une augmentation du prix du pain. Les émeutiers cassaient et brûlaient tout sur leur passage et il y eut de nombreuses victimes.

Cette révolte qui ne concernait pas spécialement les Juifs avait montré la puissance d’une foule arabe en colère et convainquit ceux qui voulaient encore rester de prendre l’avion ou le bateau.

Aujourd’hui comme dans la quasi-totalité des pays arabes, il n’y a pratiquement plus de Juifs en Tunisie et, si l’on excepte les quelques centaines qui y résident encore, des vieillards pour la plupart, on peut considérer qu’elle a été ethniquement purifiée. Mais les Juifs tunisiens qui ont trouvé refuge en France ou en Israël, n’ont pas passé leur temps à pleurer sur le passé ou à ruminer une quelconque vengeance. Bien au contraire, ils n’ont jamais raté aucune occasion pour retourner en vacances dans leur pays natal, à utiliser en France de la main-d’œuvre tunisienne, à participer à l’augmentation de l’importation des produits tunisiens les plus divers. De jeunes Juifs devenus français sont allés faire leur service national en coopération dans ce pays. Au lieu de creuser la rancœur, les Juifs tunisiens ont au contraire multiplié les preuves d’affection et d’amitié envers leur terre d’origine. Il n’est que d’entendre le grand Raoul Journo, récemment disparu, chanter sous les applaudissements de foules émues aux larmes :

Ô Tunis, je ne peux t’oublier,
Tu hantes mes jours et mes nuits.
Le soir je rêve de toi
Ô Dieu, aide-moi et réconforte-moi !
Je t’ai quitté ô mon pays,
pays de mes parents et de mes ancêtres,
j’ai quitté le paradis, la villégiature et la bonté,
Que de regrets, que de regrets pour toi ô mon pays… !
J’ai quitté mon beau pays,
dont les vergers regorgent d’arbres ployant sous les fruits,
et son air si doux
et les roses de l’Ariana
Quand te reverrai-je ô mon pays ?
Que de regrets, que de regrets pour toi ô mon pays…

Jusqu’au 11 septembre 2001, les pèlerinages de la Ghriba de Djerba et du mausolée de rebbi Youssef El-Maarabi à El-Hamma près de Gabés attiraient de nombreux nostalgiques venus de France, d’Israël et d’ailleurs, tant pour se souvenir que pour témoigner leur fidélité à leur ancienne patrie. Une patrie à laquelle ils ont tout donné et qui ne leur a rien rendu puisque, durant des lustres, elle a effacé jusqu’au souvenir de leur existence !…

Alors, en conclusion, que faut-il retenir de cet exode massif des Juifs de Tunisie qui, s’il leur a permis de se réaliser pleinement pour la plupart dans leurs pays d’accueil, a bouleversé leurs structures antiques, leurs relations familiales, leur rapport au judaïsme et leurs mentalités ?

Sont-ils partis de leur plein gré parce qu’ils étaient attirés par la France ou Israël ?

Ont-ils quitté leur terre natale pour des raisons économiques, parce que ce pays en voie de développement ne permettait pas à des personnes se situant surtout dans le secteur tertiaire, de nourrir leur famille aussi bien que du temps du protectorat ? Ont-ils craint pour leur sécurité en tant que minorité juive dans un pays arabo-musulman alors que le conflit du Moyen-Orient ne donnait aucun signe d’essoufflement et que l’antijudaïsme progressait de plus belle dans d’autres pays arabes ? Ou bien tout simplement les a-t-on sournoisement incités à l’exil par diverses mesures discriminatoires ? En d’autres termes, y a-t-il eu une sorte d’épuration ethnique pratiquée avec intelligence et élégance, tout en imposant l’image d’une Tunisie tolérante et multiconfessionnelle malgré l’article I de sa constitution ?

Comme l’histoire n’est jamais simple et que tout n’est jamais entièrement blanc ou entièrement noir, il y a certainement de tout cela à la fois. Et l’on peut se permettre de se poser quelques questions. Comment a-t-on pu dénier aux Juifs de Tunisie comme à ceux des autres pays arabes la qualité de réfugiés, alors qu’ils ont quitté leur terre natale dans un dénuement total ? Pourquoi aucune instance internationale n’est jamais venue à leur secours ? Pourquoi seuls, l’État d’Israël et les organisations juives les ont aidés ? Pourquoi leur remarquable réinsertion tant en Israël qu’en France et ailleurs n’a-t-elle pas servi d’exemple à d’autres réfugiés ? Et en quoi, parce qu’ils s’en sont sortis tout seuls, leurs droits seraient-ils moins évidents que ceux des réfugiés arabes et leur souffrance moins respectable ?

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