Ombres chinoises, par David Bensoussan
Il me souvient d’un petit-déjeuner au cours duquel feu le ministre fédéral des Transports Jean Lapierre me confiait sa grande satisfaction d’avoir initié un investissement majeur à Prince Rupert en Colombie britannique lequel devait permettre d’économiser du temps en ce qui touche les cargaisons maritimes provenant d’Asie.
Lorsque je lui fis remarquer qu’il s’agissait en fait de permettre l’importation de dizaines de milliers de conteneurs qui arriveraient pleins et repartaient quasiment vide, il me répondit qu’il avait comme beaucoup d’autres émis des réserves, mais que les économistes avaient insisté pour souligner qu’il n’y avait pas à se faire du souci.
Avec le recul, il semble que peu d’analystes avaient prédit l’expansion formidable de l’économie chinoise et encore moins l’importance géopolitique qui accompagne cette expansion à l’échelle de la planète tout entière. On supposait aussi que le libéralisme économique aurait un effet d’entraînement sur les libertés individuelles.
Le consensus était que la Chine constituait un défi certes, mais un défi acceptable et maîtrisable. Toutefois, la vision corporatiste qui pousse à montrer aux investisseurs des profits à court terme n’a généralement pas été accompagnée d’une vision globale quant à l’effet à long terme des délocalisations des usines en Extrême-Orient et plus particulièrement celui de leurs retombées politiques.
Une expansion économique fulgurante
La Chine est devenue une superpuissance économique. Quelques indices mettent en exergue cet essor économique chinois. Depuis 2005, les exportations canadiennes vers la Chine ont plus que doublé pour atteindre 25 milliards tandis que les importations ont augmenté de 66 % pour atteindre 71 milliards de dollars.
Dans son ouvrage The Thucydides Trap, Graham Allison’s note que la taille de l’économie chinoise par rapport à l’économie américaine est passée de 10% en 1981 à 60% en 2007, 100% en 2014, et 115% aujourd’hui. Au rythme actuel, elle devrait passer de 150% En 2023 et à 300% en 2040.
Avancées technologiques et militaires
La Chine vise à égaler ou dépasser le niveau technologique et économique des Américains. Toutefois, quelques paramètres montrent que l’avancée des États-Unis est encore marquée : le budget de recherche militaire américain est de l’ordre de 70 billions de dollars est 11,5 fois plus élevé que celui de la Chine. Chaque année, les États-Unis déposent 14 000 brevets comparés à 2 000 pour la Chine. Depuis 1990, 2 prix Nobel ont été octroyés à la Chine comparés à 114 décernés aux Américains.
Néanmoins, la Chine produit aujourd’hui 87% des produits électroniques, dispose de ses propres réseaux satellitaires, a un programme spatial ambitieux, développe son propre réseau GPS, ses propres sous-marins nucléaires, son premier porte-avions et détient une expertise avancée dans la destruction de satellites.
Les surplus monétaires de la Chine lui ont permis d’entreprendre des investissements majeurs dans une nouvelle route de la soie (One Belt One Road) à l’échelle planétaire, qui est terrestre, maritime, aérienne et numérique. La route de la soie numérique a un centre de contrôle au Centre logiciel de Xian construit par le géant des télécommunications chinois Huawei. Ce centre devrait employer un quart de millions d’informaticiens d’ici 2021. Par ailleurs, bien des compagnies de Silicon Valley sont achetées par la Chine qui bénéficie ainsi légalement de secrets technologiques.
Les abus des droits de la personne
Le fichage des données individuelles traitées par l’intelligence artificielle donne des pouvoirs discrétionnaires inégalés au gouvernement chinois. Le logiciel de reconnaissance faciale et 170 millions de caméras de surveillance permettent d’identifier 1,37 milliard de Chinois en l’espace de minutes. Les critiques concernant l’arrestation de centaines d’avocats et d’activistes des droits de la personne en Chine ou même le traitement des Ouïghours du Xinjiang se font plus discrètes dans les démocraties occidentales qui sont de plus en plus dépendantes des investissements chinois.
Ombres chinoises
À la différence des démocraties libérales dans lesquelles les économies sont régies dans un cadre législatif bien défini et où les politiciens ne sont pas à l’abri des critiques, le parti Communiste chinois agit en maître d’œuvre incontesté, dirige à son gré les activités économiques et orchestre les interventions politiques.
Le théâtre d’ombres chinois est une mise en scène qui laisse paraître des silhouettes tout en masquant leur arrière-plan. Il a été de même pour la politique chinoise jusqu’à présent. La Chine d’aujourd’hui agit plus ouvertement.
Tout récemment, il a été fait état d’activités d’espionnage informatique qui auraient pénétré 700 millions de téléphones Android ainsi que des banques canadiennes.
La prise d’otages politiques canadiens Michael Kovrig et Michael Spavor en Chine suite à l’arrestation dans la légalité de Meng Wanzhou directrice financière de Huawei est un chantage qui veut outrepasser le processus légal de l’état de droit. C’est un test qui est fait sur un petit pays pour donner le ton à ceux qui s’avanceraient à critiquer ou à s’opposer à certaines politiques chinoises.
Devant la remise en question de certains engagements des États-Unis sous la présidence de Trump, il est fort possible que la Chine cherche à intervenir prochainement dans l’arène politique internationale et nuance bien moins son jeu d’ombres. L’affirmation militaire de la Chine en mer de Chine et la réclamation de droits territoriaux sur des îles flottantes armées de missiles ont semé la panique dans les états du Sud-est asiatique. Elle n’est qu’un signe avant-coureur de ce changement de cap.