La crise de Bizerte et les Juifs, par André Nahum
Et les Juifs dans tout cela ? Eh bien, ceux, peu nombreux qui jouissaient de la nationalité française, continuèrent à préparer leur départ et leur rapatriement avec l’aide de l’ambassade de France, et les autres, les Tunisiens, continuèrent à scruter l’horizon politique et économique à la lorgnette, un œil sur la Tunisie, un autre sur la France, accrochés à la radio et particulièrement à « Kol Israel », la station israélienne pour ne pas être pris au dépourvu si un incident majeur survenait au Moyen-Orient. Mais jusqu’alors, le conflit israélo-arabe n’avait pas eu d’incidence majeure sur leur situation.
La première crise internationale qui sema l’inquiétude et le doute au sein de la communauté juive fut la courte guerre de Bizerte entre la Tunisie et la France. En effet, durant l’été 1961 la France et la Tunisie se firent la guerre à Bizerte pendant quelques jours. La Tunisie indépendante voulait récupérer au plus vite la base aéronavale de Bizerte que la France occupait encore en vertu des accords conclus entre les deux pays. Le général de Gaulle, alors président de la République, refusa. Bourguiba s’énerva, isola Bizerte en coupant notamment son ravitaillement en eau et ameuta les foules tunisiennes qui se mêlèrent aux militaires et allèrent s’agglutiner autour du périmètre. De Gaulle ne pouvait accepter cet affront. Il envoya sur Bizerte ses paras.
Lesquels furent accueillis à coups de fusil. Ils tirèrent à leur tour, laissant sur le pavé un nombre de morts qui selon les sources varie de quelques centaines à quelques milliers, surtout des civils.
Le président tunisien se manifesta alors, comme il savait si bien le faire, d’une façon tonitruante sur les médias tant tunisiens qu’étrangers. Il y eut de grandioses manifestations à Tunis comme en province. La radio abreuva les masses de chants guerriers et de poèmes à la gloire de la ville martyre… Le pays fut en état de siège, il y avait des barrages et des contrôles de police à tous les carrefours et l’atmosphère était particulièrement angoissante. Des Français furent internés ou expulsés dont le célèbre chirurgien Jean de Mirleau que l’on mit illico presto dans un avion sans autre forme de procès. Peut-être parce qu’un jeune confrère tunisien aujourd’hui disparu attendait sa place avec impatience.
Qu’avaient à faire les Juifs dans cette histoire allez-vous me demander ? Justement, ils y furent impliqués à leurs corps défendant. Le bruit se répandit au sein de la population arabe que la communauté juive à Bizerte comme ailleurs avait accueilli avec sympathie les soldats français et leur avait porté aide et assistance. Un sentiment d’hostilité commença alors à se manifester de diverses façons. Résultat : dès que les communications maritimes et aériennes, interrompues pendant des semaines, furent rétablies, des centaines d’israélites abandonnant leurs demeures et leurs biens prirent le chemin de l’exil. Ils avaient eu trop peur ! Ce ne fut pas facile. La plupart se rendirent en France, mais ils n’avaient le droit d’emporter qu’un dinar, c’est-à-dire cinq francs français par personne à l’exclusion de toute autre valeur. C’est-à-dire que le départ n’était possible que pour ceux qui pouvaient être pris en charge dès leur arrivée par des parents, des amis ou des organisations juives.
Rappelons qu’il ne s’agissait pas de rapatriés, mais de Tunisiens, donc d’étrangers qui venaient chercher asile en France.
Si quelques familles avaient réussi à se constituer un petit pécule, la plupart de ces exilés que les instances et les organisations internationales n’ont jamais reconnus comme des réfugiés partaient dans le dénuement le plus complet. Il est intéressant de mettre en parallèle les conditions dans lesquelles ces réfugiés juifs ont dû refaire leur vie en France, avec celles des réfugiés palestiniens qui bénéficient depuis cinquante-deux ans des aides internationales, et de comparer le dynamisme des premiers et la passivité des seconds qui ne se sont révélés que dans le combat terroriste.
Comment ne pas évoquer les conditions lamentables dans lesquelles leurs dirigeants, les nations arabes et l’ONU ont maintenu les réfugiés palestiniens au sujet desquels en 1951 Tibor Mende écrit dans Le Monde : « Sans occupation utile, sans espoir pour l’avenir, ils font la queue trois fois par jour pour la soupe ou pour leurs rations ; ils discutent autour des tentes et écoutent les tirades provocantes des vieux mukhtars de village ou des agitateurs professionnels. Déambulant, sans but… et nourris de la propagande incessante des notables du camp… l’UNRWA s’est montré incapable de faire quoi que ce soit d’effectif pour l’intégration de ces malheureux dans un système nouveau et définitif… » Et Mende se demande s’il faut admettre «… la thèse largement répandue selon laquelle les Nations unies dépenseraient de grosses sommes d’argent pour créer un problème des réfugiés plutôt que pour le résoudre. » Qui oserait soutenir que la souffrance d’un réfugié juif arrivant en France ou en Israël sans le sou après avoir tout perdu est moins respectable que celle des réfugiés palestiniens ?