Résister à la racialisation du monde

Résister à la racialisation du monde
Alain Policar

 

On observe, ces derniers temps, une extension de l’usage du terme de race dans l’espace public comme dans les travaux académiques.  Quelles en sont les causes et les effets ?

Le consensus (on le dit ontologique) sur l’inexistence biologique des races dans l’espèce humaine n’est pas explicitement contesté : les spécialistes du racisme sont constructivistes, c’est-à-dire partagent l’idée que la race est, selon l’expression de Colette Guillaumin, une catégorie sociale « d’exclusion et de meurtre ».
Autrement dit, il existe des violences fondées sur la construction de différences « raciales ». Mais, bien que socialement construite, la domination de « race » n’en demeure pas moins réelle. Et elle s’exerce parce que la différence observable est en définitive naturalisée : les individus sont enfermés dans des appartenances dont ils ne peuvent s’émanciper.
L’étiquette raciale produit des effets sociaux et psychologiques qui influencent fortement le destin individuel. Ce mécanisme n’est pas nouveau, mais il est sans doute plus prégnant dans les sociétés démocratiques modernes où la destruction des rapports hiérarchiques traditionnels rend nécessaire l’institution de différences arbitraires afin de maintenir l’identité sociale .  1

 
Racialisme antiraciste

Le débat ne porte pas sur ce qui vient d’être énoncé. Depuis quelques décennies, d’abord aux Etats-Unis, la « race » est utilisée comme outil de classification, tout particulièrement dans le domaine médical. Je ne mets pas en cause les intentions : si certaines maladies sont racialisées (diabète type 2, drépanocytose, cancer et même schizophrénie), c’est afin de mieux les soigner.

L’épigénétique en effet remet largement en question le déterminisme génétique. Comme le note Magali Bessone,    « l’épigénome renvoie à la manière dont un génome par ailleurs relativement fixe est “lu”, c’est-à-dire à la manière dont les protéines produites sont exprimées dans le temps et l’espace ».
Elle ajoute : « Les clefs interprétatives des gènes sont potentiellement modifiées par l’environnement d’un individu (environnements toxicologique, nutritionnel, climatique, politique, etc. ».
Autrement dit, l’histoire influe sur les taux d’expression et d’interaction des gènes et, par conséquent, ce que l’on transmet aux générations suivantes « ce n’est pas seulement le matériel génétique mais c’est aussi une clé de lecture de ce matériel génétique ». En d’autres termes, les gènes et leur expression sont influencés par l’environnement et les événements de notre existence.

L’épigénétique est donc « l’introduction du social dans le naturel ». 2  Il est, par conséquent, infondé de recourir à l’ascendance biogéographique pour dégager une supposée réalité biologique de la « race ». Ce « paradigme sociogénomique » (selon l’expression de Catherine Bliss), qui se fonde sur l’existence de populations ancestrales homogènes et clairement délimitées, ne pourrait être pertinent que si nous pouvions avoir accès à ces populations ancestrales. Vouloir, par la connaissance du génome, décoder la « race » pour plus de justice sociale,  3 c’est poursuivre une chimère.

En outre, ce « racialisme antiraciste » se heurte à la question de la nomination et de la délimitation des populations étudiées. On connaît le rôle des anthropologues dans l’assignation des individus à des groupes auxquels on donne des noms. Et nous savons aussi que ces groupes ont des limites floues et qu’il y a autant de diversité à l’intérieur d’un groupe qu’entre la moyenne de deux groupes.

On perçoit le danger : le glissement d’un usage critique de la catégorie de race vers un usage de plus en plus essentialisant, substantiel, biologique et homogène. Ce glissement est largement dû au refus, de la part des personnes victimes de racisme, que leur identité se résume à une catégorie « négative » et artificielle construite par l’oppresseur, et une volonté de redonner à cette identité un contenu « positif ».
Pour comprendre cette réalité, il est indispensable de connaître les mécanismes par lesquels l’esclavage et le colonialisme ont dégradé, humilié, torturé, exterminé au nom de la race. Et la philosophie des droits de l’homme n’a pas été un rempart suffisant pour éviter ces tragédies.
Mais je ne crois cependant pas qu’une issue heureuse puisse être trouvée dans l’affirmation des appartenances identitaires. En racisant celui qui vous a racisé, on transforme des identités héritées en essences.

Il y a là une dimension tragique dans la mesure où les victimes du racisme corroborent, notamment par le recours à des généalogies incertaines, ce qui constitue la marque même de la démarche raciste : la recherche d’une trace indélébile dans le sang de celui que l’on veut exclure. Ce que l’on nomme « mouvance décoloniale » n’est pas totalement à l’abri de ce type de conséquences.

 
Postcolonialisme et décolonialisme

Le combat légitime contre le colonialisme a donné naissance à un courant théorique fondé sur l’idée que, malgré l’indépendance des anciennes colonies, les traces de la domination coloniale subsistent, aussi bien dans les territoires colonisés que dans les métropoles.
Aussi le postcolonialisme exprime-t-il avant tout une visée fondée sur la résistance aux représentations d’un Autre infériorisé. Dès lors, il ne se distingue guère de l’anticolonialisme classique. Il est avant tout un projet politique, c’est-à-dire une manière de souligner la présence des « autres » dans l’histoire occidentale moderne et de rendre possible une réécriture distanciée de celle-ci. Ou, dit autrement, il s’agit, en interrogeant l’universalité supposée des concepts, de dépasser l’européocentrisme.

Alors que le postcolonialisme ne sacrifie pas, par nature, les principes universalistes, le récit proposé par le courant décolonial est fort différent, même s’il trouve dans le postcolonialisme de nombreuses ressources intellectuelles. La principale différence réside dans le fait qu’il n’y aurait pas, pour le décolonialisme, d’issue dans la modernité : celle-ci n’étant que le récit hégémonique de la civilisation occidentale, la Grèce, Rome, la Renaissance et les Lumières sont violemment répudiées.
Pour les décoloniaux, il ne s’agit pas seulement d’intégrer les auteurs d’autres continents que l’Europe et l’Amérique du Nord dans l’histoire de la pensée, mais de dévoiler la mystification de l’histoire dominante et de sa chronologie.

Dès lors, leur point de vue est radicalement relativiste, les cultures étant incommensurables les unes aux autres. Bref, dans le décolonialisme, la race n’est plus alors une « catégorie superficielle », mais une réalité structurant les oppositions entre « Blancs » et « racisés ». Cette racialisation du monde me semble massivement contribuer à détourner des véritables enjeux, en particulier ceux qui tiennent à la lutte contre les inégalités sociales.

Mais les différences entre postcolonialisme et décolonialisme doivent aussi être nuancées. Il suffit de lire Edward Saïd pour s’en convaincre. Tout en cherchant à éviter de tomber dans le piège de l’essentialisme culturaliste, il lui arrive de céder aux travers qu’il dénonce en fabriquant, dans une sorte de logique spéculaire, un Occident monolithique lorsqu’il ne voit en lui que le créateur d’un Orient inventé et uniforme.
Et on en dira autant de Frantz Fanon : il peut tout aussi bien revendiquer sa négritude contre le Blanc colonisateur que d’écrire que « le nègre n’existe pas », et qu’« il n’y a pas de monde blanc, il n’y a pas d’éthique blanche, pas davantage d’intelligence blanche. Il y a de part et d’autre du monde des hommes qui cherchent » (Peau noire masque blanc, conclusion, 1952).

Désormais, il semble contestable, pour penser les discriminations fondées sur l’assignation raciale, de se contenter d’invoquer un universalisme aveugle aux différences. Il nous incombe donc de penser l’universalisme à la lumière de sa critique.

 
Un universalisme pluriel

Il s’oppose non à l’universalisme abstrait, car les déclarations de 1789 puis de 1793 proposent bien une abstraction nécessaire, l’affirmation de l’unité du genre humain, mais à l’universalisme de surplomb. J’entends ce dernier dans le sens que lui donne Michael Walzer dans son célèbre article d’Esprit en décembre 1992(« Les deux universalismes »). L’opposition recouvre assez bien la distinction entre la nature qui est une et les coutumes qui sont multiples.

Or une société peut avoir tendance à vanter sa conformité à la nature et ainsi à se présenter comme un modèle contraignant auquel toutes les autres devraient se plier. Mais, si l’on refuse cette position surplombante, ne risque-t-on pas de devoir renoncer à la possibilité de l’universel, autrement dit de s’en tenir à un relativisme radical ? Dans cette dernière perspective, chaque entité culturelle devient incommensurable à tout autre.

Ce serait renoncer à l’idée d’émancipation par l’universalité des droits, laquelle s’exprime historiquement sous des formes diverses. On peut citer (liste non exhaustive), avant même les grandes déclarations mentionnées ci-dessus, la révolte des esclaves conduite par Spartacus, la Magna Carta de 1215, la déclaration de Paul III contre les colons espagnols, la Petition of right de 1628, les Writs of Habeas Corpus de 1679, le Bill of Rights de 1689.
Ainsi, loin d’être assigné à une époque et à un lieu, l’universalisme s’adresse à chaque peuple en lutte pour sa libération. Celle-ci est une expérience particulière face à une oppression universellement détestable. C’est en ce sens qu’il est pluriel.

Chacune de ces expériences exprime la reconnaissance première de notre commune humanité. La diversité des coutumes ne mène donc aucunement à la dissolution de l’universel dans une mosaïque de différences.
Bien au contraire, elle met en évidence le caractère cosmopolite de l’homme, autrement dit la priorité du caractère humain sur le caractère national. L’humanité peut donc être invoquée pour justifier des droits égaux pour tous.
Elle est ce que les hommes ont en commun, mais ce commun, comme le rappelle Catherine Colliot-Thélène, ne doit pas être interprété en termes d’appartenance : « L’individu humain n’appartient pas à l’humanité comme il appartient à une famille, une tribu, une caste ou un État-nation. Il a l’humanité en partage avec tous les êtres de son espèce, ce qui est tout autre chose ». 4

Il nous faudrait, dès lors, entretenir le souci de réunir ce qui est séparé. Dans Retrutopia (2018), Zygmunt Bauman énonce la terrible alternative suivante : « Nous, habitants de la Terre, nous retrouvons aujourd’hui, et comme jamais, dans une situation parfaitement claire, où il s’agit de choisir entre deux choses : la coopération à l’échelle de la planète, ou les fosses communes ».  5

Les « fosses communes », c’est l’avenir que nous promet le nationalisme, dès l’instant où il devient une référence exclusive et où, par conséquent, il subvertit « les valeurs qui tiennent ensemble une nation, parce ce qu’ils remplacent par une idole colorée les valeurs universelles de justice et de droit ».  6

Tenir à distance tout repli sur les identités originaires, affirmer que les peuples et les nations n’ont aucune valeur morale intrinsèque, ce n’est pas leur refuser une valeur morale dérivée. Ils peuvent fournir à leurs membres des contextes de choix variés et, dès lors, constituer une condition de l’autonomie individuelle.

C’est cette position qu’exprime la notion de cosmopolitisme enraciné (un cosmopolitisme qui aurait des ailes et des racines) que l’on doit à Kwame Appiah, et qui a été également revendiqué par Ulrich Beck et, avant eux, par Mitchell Cohen.
L’attachement au monde comme référence ultime n’est pas incompatible avec le souci du local, comme les stoïciens, qui se disaient membres de leur petite cité comme de la grande, nous le rappellent : « Ma cité et ma patrie, en tant qu’Antonin, c’est Rome ; en tant qu’homme, l’univers. En conséquence, les choses utiles à ces deux cités sont pour moi les seuls biens »  7.
La citoyenneté universelle se forme empiriquement : selon une célèbre formule, on ne naît pas citoyen du monde, on le devient.
Considéré d’un point de vue moral, le cosmopolitisme n’est pas autre chose que le principe de l’égale considération due à chaque être humain, sans égard à la nationalité ou à l’appartenance à un quelconque sous-groupe de l’humanité.

L’idée d’un monde commun, en outre, s’oppose radicalement à une façon très courante, indépendamment de nos préférences partisanes, de définir le politique, à la suite de Carl Schmitt, par la relation ami/ennemi. Malgré son succès académique, cette opposition n’est qu’une définition possible.
Ne pourrait-on pas faire valoir que le politique est avant tout l’art de vivre ensemble dans l’acceptation de la pluralité des modes d’existence et du pluralisme des valeurs ? Comme le souligne Olivier de Frouville, « la conception de la politique comme relation entre ami et ennemi relève en définitive d’une obsession : celle de l’homogénéité, pour ne pas dire de la pureté ». 8

Mais il convient d’aller au-delà de l’exigence morale et de se donner les moyens d’inscrire le cosmopolitisme à l’agenda politique. La « transgression cosmopolitique » ouvre une perspective normative de développement politique que l’on peut concevoir sous l’idée directrice d’un « cosmopolitisme processuel ». 9
Que devons-nous entendre par cette dernière expression ? Tout simplement que « la fin normative de toute action politique [étant] la constitution d’une communauté de droit à l’échelon global […], le cosmopolitisme doit orienter le processus de construction de la démocratie par et entre les peuples ».10
Il est donc clairement question de le comprendre comme un idéal régulateur, un processus sans fin. Et, au risque d’être suspecté de naïveté, je le considère comme l’ultime rempart contre la maladie, peut-être faudrait-il dire la folie, identitaire.

Alain Policar

 

Notes

[1] Les « différences » raciales remplissent parfaitement cette fonction. Le racisme, dans cette perspective, apparaît comme le résultat de la recherche de différences substitutives. Voir Franck Tinland, La Différence anthropologique. Essai sur les rapports de la nature et de l’artifice, Paris, Aubier Montaigne, 1977, p. 23-33.
2 Entretien avec Magali Bessone et Claude-Olivier Doron, Revue européenne des migrations internationales, vol. 32, n°3 et 4, 2016, p. 260.
3  Catherine Bliss, Race Decoded: The Genomic Fight for Social Justice, Stanford University Press, 2012.
4 Catherine Colliot-Thélène, La démocratie sans demos, Paris, PUF, 2011, p. 138.
5 Zygmunt Bauman (2018), Retrutopia, Paris, Premier Parallèle, 2019, p. 247.
6 Martha Nussbaum (1994), « Patriotisme et cosmopolitisme », Cahiers philosophiques, n° 128, 2012/1, p. 101.
7 Marc-Aurèle (170-180), Pensées pour moi-même, Livre VI, XLIV, Garnier-Flammarion, 1964, p. 96.
8 Olivier de Frouville, « Justifier le droit international. Défendre le cosmopolitisme », in Réciprocité et universalité. Sources et régimes du droit international des droits de l’homme. Mélanges en l’honneur du professeur Emmanuel Decaux, Paris, Pedone, 2017, p. 1174.
9 Francis Cheneval, La Cité des peuples, Cerf, 2005, p. 269.
10 Ibid., p. 271.
L’inquiétante Familiarité De La Race. Décolonialisme, Intersectionnalité Et Universalisme – Le Bord de l’Eau (editionsbdl.com)

ALAIN POLICAR

L’inquiétante Familiarité De La Race. Décolonialisme, Intersectionnalité Et Universalisme

Le livre

L’auteur s’inquiète de ce qu’il nomme « l’extension du domaine de la race », autrement dit de la volonté de certains auteurs, pour la plupart appartenant au courant décolonial, de donner une nouvelle légitimité au concept de race en tant que donnée de la génétique. La recherche de l’ascendance biogéographique, laquelle correspond au besoin de connaître ses racines, participe de l’exaltation des identités dont Amin Maalouf a montré qu’elles ne pouvaient être que meurtrières. Il s’agit dès lors de dessiner les contours d’une voie médiane entre l’essentialisme identitaire et l’universalisme de surplomb, fondée sur le projet cosmopolitique analysé comme la figure contemporaine d’une justice globale.

 

L’auteur

Agrégé de sciences sociales, Docteur en science politique (IEP de Paris), Alain Policar a accompli l’essentiel de sa carrière à la faculté de droit et des sciences économiques de Limoges. Il est actuellement chercheur associé au Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof), et auteur de nombreux ouvrages, notamment Comment peut-on être cosmopolite ? (BDL, 2018).

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