En Tunisie, un documentaire ressuscite Henri Tibi, chanteur bohème et poète de l’exil

En Tunisie, un documentaire ressuscite Henri Tibi, chanteur bohème et poète de l’exil

Dans « Je reviendrai là-bas », le réalisateur Yassine Redissi rend hommage au juif franco-tunisien amoureux de La Goulette, redécouvert à la faveur de la révolution de jasmin.

Par Lilia Blaise(Tunis, correspondance)

Dans une vidéo amateure postée le 1er juin 2010 sur Youtube, un chanteur de rue à la barbe blanche et hirsute entonne le refrain « La Goulette, La Goulette, à l’approche de l’été, pour qui d’amour est en quête, venez-vous y installer ». Un an plus tard, cette vidéo circule sur la toile tunisienne alors que le pays se soulève contre la dictature de Zine El-Abidine Ben Ali. En pleine ferveur révolutionnaire, les paroles du chanteur Henri Tibi, inconnu pour beaucoup, émeuvent de nombreux jeunes Tunisiens comme Yassine Redissi, étudiant parti s’installer au Canada. Il regarde, médusé, l’artiste chanter des paroles « d’un autre temps, mais qui provoquent la nostalgie d’une période que nous n’avons pas connue ». Onze ans plus tard, devenu réalisateur, Yassine Redissi rend hommage dans son premier documentaire, Je reviendrai là-bas, à ce chanteur, Henri Tibi, franco-tunisien et symbole du patrimoine juif tunisien des années 1940-1960.

La popularité du documentaire, projeté dans les cinémas tunisiens depuis plus d’un mois, ne faiblit pas dans un pays qui ne compte qu’une dizaine de salles obscures. En plein marasme économique et incertitude politique, le succès du film interpelle, « car il est à contre-courant » explique Yassine Redissi. « Il raconte l’histoire d’un retour au pays à l’heure où tout le monde veut partir, il évoque une époque d’insouciance qui n’existe plus », enchaîne le jeune réalisateur. L’histoire d’Henri Tibi est atypique, mais elle a séduit le public de la capitale tunisienne, « aussi parce qu’elle évoque une histoire oubliée, celle de l’entente entre les communautés juive et musulmane de l’époque », ajoute l’écrivain Mustapha Chelbi, ami d’Henri Tibi et intervenant dans le documentaire.

« Travail d’orfèvre »

Franco-tunisien né en 1930 à Tunis et décédé en 2013 à Beaumes-les-Dames près de Besançon (Doubs), en France, Henri Tibi a fait vivre avec ses chansons, pendant dix ans, le quartier de La Goulette, en banlieue nord de Tunis, connu pour sa mixité sociale et religieuse avec des habitants siciliens, livournais et une communauté juive tunisienne, sous le protectorat français. Pongiste et photographe autodidacte, ce chanteur bohème passe ses journées dans les cafés de La Goulette où il chante des textes sur la légèreté de la vie et les étés tunisiens.

Ses clichés quotidiens immortalisent la diversité de ce quartier, petit village où tout le monde se connaît et où chacun se mélange. Après sa mort, Yassine Redissi déniche plus de 6 000 photographies dans la dernière demeure du chanteur, en pleine campagne dans la campagne bisontine. « Il a fallu faire le tri, numériser tous les négatifs, un vrai travail d’orfèvre », témoigne le réalisateur qui a mis sept ans pour finaliser le documentaire « faute de moyens », ajoute-t-il. Un hommage posthume à celui qu’il n’a jamais rencontré en personne, décédé avant que ne germe l’idée de son film.

« Tout est un peu miraculeux dans la genèse de ce film : J’ai vu la vidéo puis je l’ai oubliée, jusqu’à ce que je tombe sur un livre de Mustapha Chelbi deux ans plus tard qui évoquait La Goulette chantée par Henri Tibi et que je me dise qu’il y avait quelque chose à creuser », se souvient Yassine Redissi qui met en scène dans le documentaire cette quête pour recoller les morceaux de l’histoire de l’artiste. Une recherche accompagnée par les notes d’un jeune chanteur, Slim Ben Ammar, fan d’Henri Tibi qu’il avait également découvert dans la vidéo de la révolution.

A deux, ils parviennent à redonner un fil rouge et une histoire à la vie éparpillée de l’artiste qui cultivait son indépendance et son anticonformisme et n’avait jamais signé aucun contrat avec une maison de disques. La plupart de ses chansons sont disponibles grâce à quelques disques et cassettes audio ainsi que les vidéos de fans diffusées sur Youtube, notamment pendant les quinze ans qu’Henri Tibi a passés à Besançon, à chanter dans les rues de la ville, devenant aussi un symbole pour ses habitants.

Répercussions géopolitiques

Car au-delà d’un portrait chamarré d’une époque et de la focale sur La Goulette, Yassine Redissi montre aussi à travers l’histoire d’Henri Tibi, celle d’un exil en France. Dans les années 1960, comme de nombreux juifs, Henri Tibi quitte la Tunisie à cause de l’exode dû aux répercussions géopolitiques de la guerre des Six Jours et au départ naturel de certaines familles vers la France, où les enfants partent poursuivre leurs études. Les chansons d’Henri Tibi, en français, n’intéressent pas les Tunisiens, en quête d’une réappropriation de leur histoire nationale, après l’indépendance. Le chanteur tente alors de reconquérir un public dans les restaurants parisiens puis part à Avilley, à une trentaine de kilomètres de Besançon, s’installer dans une maison qui accueille les dizaines de chats que le chanteur élève.

« L’une des seules archives visuelles d’Henri Tibi est d’ailleurs cette vidéo où il se plaint lors de l’émission “30 Millions d’amis” d’avoir été viré de son logement à Paris, à cause de ses chats ! », commente Yassine Redissi. La Ville d’or adopte très vite ce chanteur au timbre chaud qui fredonne des airs d’été dans les ruelles. Mais, entre les rimes insouciantes, ses textes prennent très vite une tournure triste comme le titre « Je rêve », où il chante la douleur d’être loin de son pays natal, en français et judéo-arabe, un dialecte qui a pratiquement disparu en Tunisie.

« Henri Tibi incarne une Tunisie refuge, un peu en décalage avec les temps actuels, mais qui réconforte », renchérit Yassine Redissi. Pour Omar Lasram, commerçant et habitant de La Goulette, le film pourrait permettre aussi de valoriser le patrimoine urbain et historique « tombé en désuétude, car le vivre-ensemble n’existe plus vraiment dans le quartier », déplore-t-il. Si le film témoigne de l’importance de redonner sa place à Henri Tibi dans le patrimoine tunisien, il aborde moins les enjeux politiques et historiques du départ de la communauté juive de Tunisie, encore tabous. Un choix assumé de la part du réalisateur, qui a pourtant longuement interviewé autour d’une table les amis d’Henri Tibi, des juifs tunisiens tous installés en France. « C’est avant tout un film sur un chanteur méconnu qui a aimé son pays jusqu’au bout », explique Yassine Redissi, qui dit avoir voulu « avant tout réunir et rassembler » à travers son film.

Lilia Blaise(Tunis, correspondance)

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