La visite d’Ahmed Pacha Bey en France en 1846
Dixième bey de la dynastie husseïnite, Ahmed Pacha (1837-1855) est connu pour sa politique de réformes. Il entreprend un programme de modernisation de l’armée et crée une école militaire qui allait devenir la pépinière de la pensée moderniste, il procède à une réforme de l’enseignement, il abolit l’esclavage. Dans le domaine industriel, il crée la première manufacture, celle destinée à la fabrication du drap pour les besoins de la nouvelle armée. Ce que l’on sait moins c’est qu’il fut le premier monarque musulman de l’histoire à se rendre en visite officielle en Europe.
Souhaitant constater de lui-même les progrès réalisés par les puissances occidentales, il décida de se rendre en France et en Angleterre. Les équilibres régionaux avaient beaucoup changé depuis la prise d’Alger en 1830 et il était crucial pour la petite régence de Tunis, jalouse de sa quasi-indépendance vis-à-vis du Sultan mais sans réelle capacité militaire, d’être en bons termes avec la France, désormais sa puissante voisine de l’ouest. Il convenait donc de multiplier les gestes de courtoisie et les témoignages d’amitié. Ainsi le duc de Montpensier, fils du roi Louis-Philippe, fut reçu en grande pompe à Tunis en 1845-46 et devint le tout premier prince étranger à recevoir l’Ordre de la famille husseïnite jusque-là réservé aux seuls princes du sang et au Premier ministre.
Mais le projet du bey s’inscrivait aussi dans le cadre de sa politique de modernisation. Souhaitant constater de lui-même les progrès réalisés par les puissances occidentales, il décida de se rendre non seulement en France mais aussi en Angleterre, dont les formidables résultats de l’économie et du commerce étaient parvenus jusqu’à lui. Sa décision est prise en octobre 1846. Durant un mois, il s’attacha à rassurer son peuple, la chose étant tout à fait inhabituelle. Après consultation des ministres qui approuvèrent à condition qu’il fût reçu en monarque et qui recommandèrent même que cette visite se fît car, dirent-ils, «la France est désormais notre voisine». Un haut dignitaire Mahmoud Ben Ayed, envoyé en mission de prospection, obtint du gouvernement français l’assurance que le bey serait reçu comme un chef d’Etat.
Le prince héritier Mhammed fut chargé d’assurer l’intérim du pouvoir. Ce qui, en pays d’Orient, avait quelque chose de quasi-révolutionnaire. Ahmed prit pourtant cette décision, ce qui était la preuve que la dynastie beylicale était solidement implantée à la tête de l’Etat. Au point que le bey pouvait quitter son pays pour une longue absence en confiant les rênes du pouvoir à son cousin, trente ans après la grave querelle de succession de 1815 (voir Leaders, juillet 2016). C’était aussi la preuve que le bey avait une confiance totale en ses ministres, notamment Mustafa Saheb Ettabaâ, à qui Ahmed confia l’administration générale du pays et en ses généraux auxquels fut confiée la sécurité de la capitale, du Bardo et de sa résidence de la Mohammedia.
Mais comme on n’est jamais assez prudent et que les besoins en argent de l’Etat, engagé dans des réformes coûteuses, rendaient les caïds et les fermiers d’impôts encore plus rapaces, Ahmed multiplia les consultations auprès des grands chefs bédouins. Il ne fallait surtout pas que la turbulence assoupie des tribus les plus puissantes ne se réveille en l’absence du bey pendant son étrange séjour au pays des infidèles.
En outre, la décision du monarque tunisien ayant un caractère absolument inouï en pays d’islam, il fallait s’assurer que la nouvelle serait bien accueillie par les oulémas d’abord et, d’une manière générale, par la population. Il consacra donc tout le mois d’octobre de l’année 1846 à rassurer les esprits. Avant de rendre publique sa décision, il renforça la présence militaire dans les régions frontalières, dans les zones montagneuses et sur les territoires des tribus réputées enclines à la turbulence, telles que les Mâjer et les Frachîche.
Il quitta enfin Tunis le 5 novembre 1846, non sans avoir rendu une pieuse visite au mausolée du saint Sidi Belhassen. La délégation comprenait principalement: le vizir Mustafa Khaznadar, le ministre de la guerre Mustafa Bach-Agha, Giuseppe Raffo – dignitaire d’origine italienne de la cour et allié à la famille beylicale, chargé des affaires étrangères -ainsi que les dignitaires civils et militaires Mohamed Mrabet, Salah Chiboub, Hassouna Metalli, Khérédine (le futur vizir réformateur), l‘officier de marine Hassouna Mourali et Ahmed Ben Dhiaf à qui nous devons les détails de la visite beylicale. Le consul de France De Lagau était, bien sûr, du voyage, conformément aux usages diplomatiques.
Sur le trajet entre Toulon et Paris, les paysages magnifiques de la campagne française et l’urbanisme des villes traversées par le cortège officiel fascinent le bey et sa suite et la chaleur de l’accueil des édiles et notables les touche. Quant au séjour à Paris, il fut un véritable enchantement par l’accueil réservé par le roi Louis-Philippe aux Tuileries, et qui d’emblée mit à l’aise son auguste hôte en lui proposant de se passer des interprètes et de converser en italien, les visites des ministres dont le fameux Guizot, la beauté de Paris, le faste des Tuileries, la présence de la reine et des épouses de dignitaires, la splendeur des réceptions, la rencontre avec des maréchaux de l’Empire et notamment Soult, alors président du Conseil. Il est décoré du grand cordon de la Légion d’honneur par le roi, et lui-même remet à Louis-Philippe le Nichan el Dam, Ordre de la famille régnante. Entre autres marques d’honneur accordées à un chef d’Etat, le gouverneur militaire de Paris organise, sur l’Esplanade des Invalides, une imposante parade militaire qu’il place sous le haut commandement du bey.
Logé au palais de l’Elysée, Ahmed Pacha consacra l’essentiel de sa visite à la découverte des institutions politiques: le Palais Bourbon, alors Chambre des députés, l’Hôtel de Ville, l’Hôtel des Invalides où il tint à rendre hommage aux grands mutilés de guerre, ainsi que le tombeau de Napoléon devant lequel le bey, admirateur de l’empereur, voulut se recueillir; ainsi que les institutions scientifiques et les monuments historiques. Il visita la Bibliothèque nationale et admira son architecture, son organisation et ses collections. Il découvrit le Jardin des plantes. A tout seigneur, tout honneur, deux jours pleins furent consacrés à Versailles, le château, le parc et les Grandes eaux. A ce propos, que le lecteur me permette de démentir ici une légende tenace créée par l’historiographie coloniale – toujours prompte à nous rabaisser -selon laquelle Ahmed Bey – admiratif au-delà du «raisonnable» – aurait construit les palais de La Mohammedia (environs de Tunis) pour en faire «un Versailles tunisien». La Mohammedia a été construite en 1842; et de toute façon les princes musulmans ont été, depuis les Omeyyades, des précurseurs en matière de résidences royales fastueuses situées loin de leurs capitales…
Les grands établissements du savoir-faire français accueillirent avec tous les honneurs le bey et sa suite. Ainsi de la manufacture de Sèvres et la Monnaie de Paris. Aux Gobelins, le bey put admirer les superbes créations de cet établissement mondialement réputé. Au cours de cette visite, Louis-Philippe lui fit remettre une superbe tapisserie représentant le roi des Français (tapisserie que l’auteur du présent article a eu l’honneur d’exposer au palais de Kassar-Saïd en 1993, 36 ans après le démantèlement de la salle du trône du Bardo où cette œuvre était conservée depuis le retour d’Ahmed Bey). Plus tard, à Marseille, sur le chemin du retour dans son pays, il eut l’occasion de visiter des établissements industriels qui, là comme à Toulon et à Paris, lui donnèrent une idée des progrès impressionnants de la France. Sans doute, cependant, ne réalisa-t-il pas que la puissance militaire à laquelle il associait la modernité s’appuyait précisément sur cet essor scientifique, technique et industriel qui faisait cruellement défaut aux pays musulmans.
Le séjour d’Ahmed Bey donna lieu à quelques savoureux moments en termes de différences culturelles et politiques. En voici un premier: un soir, le bey assiste à une pièce de théâtre à l’invitation du couple royal. A un moment, l’héroïne fait une tirade sur l’obligation du souverain de respecter la liberté de ses sujets. Le roi exprime ostensiblement son approbation et applaudit. Puis il se penche vers le bey et lui explique son geste destiné à satisfaire les penchants libéraux de son peuple. En despote bon teint, le bey en fut tout retourné au point de se confier sur le chemin du retour à l’Elysée, à Ben Dhiaf son secrétaire, lui aussi présent à la soirée, «te rends-tu compte, lui-dit-il, le roi des Français, avec la force militaire redoutable dont il dispose est obligé de se plier à la volonté de son peuple. Qu’en serait-il de nous ?», s’inquiéta-t-il en priant Dieu de préserver son pays d’une issue malheureuse…
Autre exemple: lors de la visite à la Bibliothèque nationale, le conservateur crut faire plaisir au bey en lui montrant quelques manuscrits arabes rares. Mais Ahmed, musulman de son temps, éprouva une gêne à la vue d’un superbe Coran entre les mains du bibliothécaire qui s’apprêtait à le lui présenter. Il évita la scène en s’excusant de ne pouvoir toucher le saint manuscrit car n’ayant pas fait ses ablutions... Ben Dhiaf, rationnel et un brin anticonformiste comme de coutume, ne put s’empêcher de soupirer: «ces peuples accordent de l’importance au contenu des ouvrages et ne se limitent pas au respect figé de l’écriture et de la forme…». On s’en doute, le voyage d’Ahmed fut pour les membres de la délégation partisans de la modernisation, en particulier Ahmed Ben Dhiaf et Khérédine, un véritable encouragement à œuvrer dans le sens du réformisme politique. Ainsi, Ben Dhiaf, réformiste écoeuré par les violences et les abus de pouvoir dans son pays, nous fait part de son émerveillement au spectacle des bienfaits de la justice sur la société et des résultats, sur le progrès général, du labeur des hommes lorsqu’il est justement récompensé. Il eut l’occasion durant son séjour de rencontrer une autre grande figure de la pensée réformiste, l’Egyptien Rifa’at al Tahtâwî, qui encadrait alors une mission de formation d’étudiants envoyés par le khédive.
Comme il l’avoue lui-même dans un récit qu’il nous a laissé dans son Ithâf, notre attachant chroniqueur était grisé «par l’air de la liberté ». Un jour alors qu’il accompagnait le bey en promenade sur les Champs-Elysées, ce dernier lui fit part de sa nostalgie du pays et son souhait de retrouver très vite Tunis «rien que pour humer le parfum de [sa] ville et même l’odeur sortant de la boutique du marchand de beignets ftaïr… », il eut l’audace de rétorquer au pacha qu’en fait, il lui manquait surtout l’exercice de son pouvoir absolu alors qu’à Paris, il n’était le maître de personne. Le prince, décidément de bonne humeur, lui reprocha de ne pas penser que c’était plutôt l’amour de la patrie…
Seule ombre au tableau, durant son séjour en France, Ahmed Pacha apprit que le gouvernement britannique ne pourrait le recevoir qu’en présence de l’ambassadeur ottoman. L’Angleterre avait alors pour politique de maintenir le bey de Tunis dans la situation de dépendance dans laquelle il se trouvait vis-à-vis du Sultan. Le Foreign Office, dans une correspondance citée par l’historien Jean Ganiage, était en effet convaincu que si le bey proclamait son indépendance, «par la force des circonstances, il deviendrait à la première occasion pratiquement un vassal de la France». A Paris même, l’accueil réservé au bey de Tunis provoqua une tension diplomatique entre la Turquie et la France.
L’ambassadeur ottoman protesta auprès de Guizot, ministre des Affaires étrangères. Celui-ci justifia l’attitude de son gouvernement en répondant que les envoyés du bey avaient toujours été reçus à Paris sans la présence de l’ambassadeur turc. On ne pouvait donc imposer cette présence tutélaire à leur maître, le bey, d’autant que celui-ci avait manifesté à l’égard de la France et du roi toutes les marques d’une grande amitié, notamment lors de la visite en Tunisie des fils de Louis-Philippe.
Le bey déclina donc l’invitation du gouvernement britannique mais ne manqua pas dès son retour à Tunis d’envoyer à Londres, en signe d’amitié et d’apaisement, une ambassade dirigée par le général Ahmed, frère du vizir Mustafa Khaznadar. A son retour de France, Ahmed Pacha Bey se félicita du calme général qui régna dans tout le pays et l’attitude des sujets qui se comportèrent, note avec émotion Ben Dhiaf, «comme une famille qui attend avec impatience et dans l’union le retour du père bien-aimé parti en voyage». Pourtant, la situation n’était guère facile pour le plus grand nombre, et l’éminent ouléma Ibrahim Riahi ne manqua pas d’y faire allusion lors de la cérémonie de bienvenue, lui qui considérait cette visite comme d’autant plus inopportune (fî ghayrî zamân li ghayrî makân) que la population souffrait des abus des agents du pouvoir et des percepteurs d’impôts En ce qui concerne les résultats de cette visite historique, il convient de souligner que le pacha bey ayant été reçu en France comme un chef d’Etat souverain, ce voyage constitua une étape supplémentaire dans le renforcement de la politique d’autonomie à l’égard de l’Empire ottoman entreprise dès les premières années de la dynastie fondée en 1705. Certes, c’était tomber de Charybde en Scylla, puisque le pays – privé d’une protection ottomane - était ainsi davantage à la merci de la puissance française. Mais pour la culture, ancienne, chez nous, d’un Etat centralisé et autonome, cette visite eut une portée considérable en termes d’identité tunisienne. Rappelons que le même Ahmed Bey avait décidé dès les premières années de son accession au trône de remplacer le turc par l’arabe dans la correspondance avec le gouvernement ottoman et, à l’occasion de sa réforme de l’enseignement en 1842, d’établir l’égalité entre enseignants malékites (école juridique ancienne dans le pays et largement majoritaire) et hanéfites (minoritaires et généralement d’origine turque).
Signalons aussi que, si cette visite a eu un impact considérable sur l’ouverture d’une partie de l’élite politique et lettrée sur l’Occident et la volonté de modernisation, elle ne constitua pas le point de départ des réformes puisque dès le début de son règne, Ahmed Bey procéda à une série de réformes, dont la création d’une école militaire, creuset de l’esprit réformiste, la réforme de la mosquée-université de la Zitouna, la création d’une manufacture de draps et, dix mois avant son voyage, sa décision historique d’abolir l’esclavage. Mais elle constitua une sorte de prise de conscience de la nécessité d’agir d’urgence pour suivre le mouvement du progrès. La culture politique alors en vigueur chez le prince, la grande majorité de ses ministres et de ses oulémas était-elle capable d’absorber le choc et de se mettre au diapason de l’évolution de l’Europe? Toute l’histoire de nos pays à la veille de la colonisation tourne autour de cette question.
Retenons enfin que par cette visite officielle au plus haut niveau, Ahmed Pacha Bey de Tunis inaugurait un nouvel usage dans la diplomatie des Etats musulmans alors que jusque-là seuls des hauts dignitaires ou des princes (tels que Ibrahim Pacha, fils de Méhémet-Ali d’Egypte qui se rendit en France, l’année même du voyage d’Ahmed). Pour le seul XIXe siècle, nous pouvons dire que l’exemple du monarque tunisien fut suivi par le sultan ottoman Abdul Aziz qui visita Paris à l’occasion de l’Exposition universelle de 1867, à l’invitation de l’empereur Napoléon III, et le shah de Perse Nasserdine Qadjar, qui se rendit en Grande-Bretagne et dans d’autres pays européens en 1873,1878 et 1889.
Cette évolution dans la politique étrangère des Etats musulmans arrivait cependant trop tard. Comme dans le cas des politiques de modernisation de l’Etat et de l’économie, les tentatives d’alliances équitables dans l’espoir de préserver la souveraineté butaient inévitablement contre les effets redoutables des stratégies expansionnistes et de conquête des marchés, mises en œuvre par les puissances européennes. Les réformes entreprises par Ahmed Bey ainsi que sa décision de se rendre en visite officielle en France constituent un exemple pathétique des tentatives musulmanes de réforme et d’affirmation de la nation au moment même où l’Europe s’engageait dans une politique d’expansion impérialiste; politique dont un des fondements était justement de détruire les économies des pays convoités et de porter gravement atteinte à leur souveraineté. Le règne d’Ahmed Pacha Bey (1837-1855) coïncida tout à fait avec cette étape cruciale des relations internationales. Il n’en demeure pas moins que cette visite peut être considérée comme un événement historique d’importance. D’abord parce que c’est le premier voyage officiel d’un prince régnant musulman en Europe et parce que ce voyage a constitué pour des réformistes comme Khérédine et Ben Dhiaf un formidable encouragement à persévérer dans l’élaboration d’une pensée moderne et dans la conviction que seules des institutions garantissant les droits des sujets pouvaient ouvrir la voie à une renaissance de la grandeur musulmane.
Mohamed-El Aziz Ben Achour