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En Tunisie, dans l’univers des femmes salafistes

En Tunisie, dans l’univers des femmes salafistes

Propos recueillis par Ruth Grosrichard

 

La révolution du 14 janvier 2011, qui a vu le départ du président Ben Ali, a bouleversé la société tunisienne. Les islamistes exilés à l’étranger sont revenus au pays ou ont été libérés des prisons locales. Dans un pays en voie de démocratisation, cette liberté retrouvée après plusieurs décennies de répression, leur a donné l’occasion de reconquérir l’espace public.

Les islamistes du mouvement historique Ennahda sont allés à la conquête du pouvoir avec les succès mitigés que l’on sait. Les autres, appartenant à la mouvance salafiste, se sont attachés à diffuser leurs idées rigoristes par le biais de la prédication et d’actions caritatives dans les quartiers populaires défavorisés. Les plus radicaux d’entre eux – dits salafistes djihadistes – prônent la lutte armée aux côtés de leurs frères en Syrie, sans pour autant y renoncer en Tunisie même. Pour preuve : l’attentat meurtrier perpétré au musée du Bardo, le 18 mars 2015.

Dans ce contexte, pour les femmes salafistes, le voile intégral (niqab) est devenu le symbole d’une réislamisation visible de la société tunisienne post-révolutionnaire. Agnès De Féo, sociologue et réalisatrice de documentaires, s’intéresse au port du voile intégral depuis 2004. Elle a d’abord travaillé sur le sujet en Asie du Sud-Est avant de se consacrer à ce phénomène en France et en Tunisie.

De mars 2011 à aujourd’hui, elle est allée à la rencontre de salafistes tunisiennes. Elle a aussi donné la parole à divers acteurs de la société civile. Sociologue, politologue, journaliste, psychanalystes, responsables politiques, chacun porte un regard différent sur cette visibilité islamique inédite, jusque-là, dans les rues de Tunisie. C’est cette complexité que nous donne à voir et à entendre son dernier documentaire : La Tunisie et ses femmes salafistes.

 

Pourquoi cet intérêt pour les femmes salafistes en Tunisie ?

D’abord parce que c’est un prolongement du travail que je mène en France depuis dix ans sur les femmes qui portent le voile intégral, ensuite parce qu’il me paraissait intéressant d’aller observer le phénomène en pays d’islam et a fortiori en contexte post-révolutionnaire. Je me suis donc rendue en Tunisie et, là, j’ai été frappée par ce renouveau religieux visible : je voulais comprendre et ne pas me laisser prendre par l’intuition première et les idées toutes faites.

Comment avez-vous procédé ?

« Pour quelques-unes, l’Etat islamique de Daesh représente l’utopie à laquelle elles aspirent, l’imaginaire dont elles rêvent », Agnès de Féo

A l’audace, je dois dire. Chaque fois que je voyais une femme en niqab dans la rue, je l’abordais et lui proposais un entretien. J’en ai interrogé une cinquantaine pour n’en retenir finalement qu’une quinzaine. A ma grande surprise, j’ai rarement essuyé un refus, comme si ce qu’elles donnaient à voir par le vêtement devait être justifié par une prise de parole. Les quelques réticentes ont accepté de répondre à mes questions mais elles ont refusé d’être filmées.

Quels enseignements en avez-vous retenus ?

Une liberté de parole et un discours d’affirmation identitaire voire de résistance bien élaborée de leur part. Agées entre 16 et 30 ans, pour la plupart célibataires et en rupture avec le milieu familial en raison de leur choix, elles ont toutes fait des études jusqu’au bac et souvent bien au-delà.

En quoi sont-elles salafistes ?

Elles s’autodésignent comme telles et considèrent que les pays musulmans ne le sont pas assez, qu’ils se sont éloignés des vertus de l’âge d’or supposé de l’islam, celui du prophète et de ses compagnons. Elles s’identifient au modèle idéal que sont à leurs yeux les femmes du prophète. Critiquer leur choix , c’est donc, pour elles, une atteinte au sacré en même temps qu’une entrave à leur liberté individuelle. Pour quelques-unes, même si elles ne le disent qu’en off, l’Etat islamique de Daesh représente l’utopie à laquelle elles aspirent, l’imaginaire dont elles rêvent. En même temps, vous le verrez, elles sont aliénées par la société de consommation occidentalisée dont elles prétendent se protéger. Quelle connaissance précise ont-elles de l’islam et de son histoire ? Difficile à dire pour moi, mais Internet et des petits manuels de vulgarisation semblent leur principale référence.

Ne faites-vous pas la part belle à ces femmes « niqabées » qui affirment leur libre choix au détriment de celles qui sont contraintes et soumises ?

Je ne pense pas. Les femmes contraintes et soumises restent chez elles et ne portent donc pas le niqab, alors que celles qui le portent ont accès à l’espace public. Ces dernières me disent-elles la vérité ? Ou sont-elles dans un discours défensif et apologétique bien huilé ? C’est possible. Toujours est-il que même cette construction discursive, si tel est le cas, présente un intérêt. C’est pourquoi j’ai tenu à interroger différentes personnes en Tunisie sur la manière dont elles percevaient ces femmes. Leurs réponses apportent des éclairages qui ont le mérite de questionner la vision souvent simpliste que nous avons de ces femmes dont chacun se croit autorisé à parler mais auxquelles nous donnons rarement la parole.

Ruth Grosrichard est professeure agrégée de langue arabe et de civilisation arabo-islamique à Sciences-Po Paris et contributrice du « Monde Afrique ».


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