Israël La révolte contre les hommes en noir
Face aux pressions croissantes exercées par les juifs ultraorthodoxes sur les femmes dans l’espace public, la société civile se mobilise.
Certains l’appellent déjà la «Rosa Parks» israélienne, du nom de cette femme noire qui avait lancé le mouvement des droits civiques dans le Sud raciste des Etats-Unis. En 1955, elle s’était assise dignement au premier rang d’un bus, alors que les Noirs n’avaient droit qu’aux sièges du fond.
Dans son petit appartement sans chauffage d’un immeuble triste de la banlieue de Jérusalem, Yocheved Horowitz, une ultraorthodoxe de 51 ans,reçoit en gardant son anorak. Très religieuse, fille et petite-fille de rabbins (dont les portraits ornent le mur), les cheveux cachés sous une perruque, elle n’a que des livres d’études juives sur les étagères d’une pièce vide. Ni journal ni télé. Dans son milieu, cette mère de six enfants à l’allure paisible est une vraie révolutionnaire. Il y a quelques semaines, elle a osé prendre place à l’avant du bus municipal où les Haredim («Ceux qui craignent Dieu», ultraorthodoxes) ont imposé une ségrégation sexuelle sur certaines lignes qui traversent leurs quartiers : les hommes à l’avant, les femmes à l’arrière. Une ségrégation jugée illégale par la Cour suprême, laquelle est toutefois restée ambiguë sur le sujet : la séparation reste tolérée si tout le monde est d’accord…
Insultes et crachats
Yocheved Horowitz, mariée par ses parents à 17 ans, séparée d’un premier mari violent - «c’était très difficile de divorcer, je faisais honte à ma famille», dit-elle - puis remariée à un homme également très orthodoxe, défend le judaïsme : «La place de la femme dans la religion est magnifique, dit-elle. Mais ces groupes hassidiques, ces sectes, interprètent des commentaires du Talmud pour utiliser de façon manipulatrice ce qu’ont dit la Torah et les Sages. Ces gens expliquent que le sexe féminin n’a pas de valeur, qu’il doit être mis à l’écart, que la femme bonne, celle qui craint Dieu, fait tout ce que veut le mari. Il a tout le pouvoir. Et les femmes religieuses, qui ne sont pas éduquées, le croient et l’acceptent.»
Yocheved Horowitz raconte sa première expérience à bord du bus numéro 3 : «Je suis montée, je ne savais pas que c’était un bus "casher". J’aime les sièges isolés. Je me suis assise derrière le conducteur. Deux hommes ont commencé à m’insulter, des femmes sont venues me dire de me mettre à l’arrière. Je n’ai pas bougé, mais je tremblais. C’est normal, pour nous, que les hommes et les femmes ne soient pas assis à côté. Mais pourquoi les hommes ont-ils décidé que l’avant leur était réservé et que les femmes devaient être à l’arrière?»
Elle cite les textes du Talmud et de la Torah pour rappeler que la loi juive, la Halakha, interdit d’humilier les femmes. Depuis lors, elle continue son combat contre la ségrégation. «J’ai reçu de nombreux messages encourageants d’orthodoxes de ma communauté, et mon mari me soutient, grâce à Dieu !Nous ne pouvons pas utiliser la violence, c’est péché.»
Les menaces des «hommes en noir» - le surnom des ultraorthodoxes toujours habillés de redingotes et chapeaux sombres -, qui veulent exclure les femmes de l’espace public, sont devenues en une semaine un sujet d’inquiétude nationale en Israël. D’autant qu’il y a aussi le cas de Tanya Rosenblit, une étudiante moderne et non religieuse qui, par hasard, est montée dans un bus rempli d’ultraorthodoxes entre Ashdod et Jérusalem. Quand ils lui ont demandé d’aller s’asseoir avec les femmes à l’arrière, elle a refusé, et s’est fait alors traiter de «pute non juive». Le chauffeur a dû s’arrêter et appeler la police. Enfin, les larmes, le 23 décembre à la télévision, de la petite Na’ama Margolese, une blondinette frêle de 8 ans, ont secoué le pays. Na’ama, sur le chemin de son école religieuse de Beit Shemesh, s’est fait cracher dessus par des extrémistes pour cause de «tenue immodeste» : sa jupe ne serait pas assez longue, ses manches trop courtes…
Les malheurs de cette fille d’Américains installés en Israël par conviction religieuse dans une ville de 80 000 habitants près de Jérusalem, où vivent de nombreux Haredim, ont été la goutte d’eau en trop. Cette fois, la classe politique tout entière s’est dite choquée, et le Premier ministre, «Bibi» Nétanyahou, lui-même est monté au créneau contre les «groupes extrémistes».
«Israël ne sera pas l’Iran !»
Comme lors du printemps arabe ou du mouvement des indignés israéliens, l’été dernier, Facebook mobilise les consciences. L’acteur Tsviki Levin a ouvert la page «1000 Israéliens pour aller protéger la petite Na’ama à Beit Shemesh» parce que, dit-il, «elle est le symbole d’un danger qui menace toute la société». Son appel a été entendu au-delà de ses espérances. Le 27 décembre, ils n’étaient pas 1 000 mais 10 000 dans les rues de Beit Shemesh. Tzipi Livni, leader de l’opposition, et Limor Livnat, ministre de la Culture du gouvernement Nétanyahou, étaient présentes, ensemble, pour dénoncer l’exclusion. Avec un mot d’ordre dans la foule : «Israël ne sera pas l’Iran !»
La semaine dernière, le gouvernement a ordonné au maire de Beit Shemesh d’enlever une pancarte qui signale le trottoir où doivent marcher les femmes et qui leur interdit de passer devant la synagogue. Quand les policiers l’ont décrochée, les hommes en noir les ont attaqués en les traitant de «nazis », blessant au passage un cameraman de télévision.
Quel est le problème ? Cachez ces femmes, disent en substance ces extrémistes au nom de leur interprétation sexiste des textes de la religion juive - et de leur peur de la tentation sexuelle… Retirez les femmes des affiches dans la rue (ce qui a été fait à Jérusalem). Interdisez-leur de passer devant les synagogues (c’est le cas de Beit Shemesh). Faites-les asseoir au fond des bus. Interdisez-leur d’assister aux funérailles en présence d’hommes : une plainte a d’ailleurs été déposée par une femme refoulée loin du cercueil. Proposez-leur des trottoirs et des files séparées aux caisses des supermarchés. Sans parler de piscines ou de plages réservées selon les jours et selon les sexes.
Un autre scandale a récemment éclaté quand des soldats ont refusé d’assister à un récital de femmes et ont demandé qu’on interdise dorénavant à leurs camarades de sexe féminin de chanter en public… Même des responsables religieux ont tiqué. Tel le rabbin David Bigman, qui a pris sa plume dans la revue des féministes religieuses, Kolech, expliquant, à partir des textes talmudiques et rabbiniques, qu’«il n’y a aucune raison d’interdire aux hommes d’assister à un concert d’une cantatrice lorsqu’il ne s’agit pas d’une situation de nature érotique et séductrice».
Si les extrémistes sont une minorité au sein du monde religieux, celle-ci est bruyante et agressive. «Cela existe depuis longtemps, assure Ilan Greilsammer, professeur de sciences politiques à l’université (autrefois religieuse) de Bar-Ilan, près de Tel-Aviv, et auteur d’un livre sur le sujet, Israël : Les hommes en noir (Presses de Sciences-Po). Mais ce qu’on découvre aujourd’hui, c’est que ce monde haredi est de plus en plus revendicatif. Les ultraorthodoxes gagnent du terrain.»
Leur croissance démographique commence à faire peur à la majorité laïque. Avec sept enfants, en moyenne, par famille, ils sont en expansion. En Israël, un enfant sur cinq va dans une école primaire religieuse. «Tous les religieux ne sont pas extrémistes, mais on voit une montée de l’intolérance, constate Tamar Rotem, journaliste au quotidien Haaretz, qui vient elle-même d’une famille orthodoxe. La panique actuelle naît d’une prise de conscience de l’opinion: la ségrégation des femmes n’est plus une affaire interne haredi, elle concerne maintenant la population en général.»
Une offensive de l’archaïsme est en cours au cœur d’une société fondée sur une idée sioniste laïque en rupture avec les juifs traditionnels des ghettos. Une société où les femmes effectuent leur service militaire et où - première historique - l’ancien Président, Moshe Katsav, a été condamné à sept ans de prison pour avoir harcelé et violé des collaboratrices. Il a été incarcéré tout récemment. Les Israéliens se réveillent avec des fanatiques qui crachent sur les femmes et les petites filles. Pourtant, l’extrémisme religieux s’était déjà manifesté avec l’assassinat du Premier ministre Yitzhak Rabin, en 1995, et la violence des colons juifs dans les territoires palestiniens. Jusque-là, le gouvernement Nétanyahou, qui tient grâce à une coalition de partis religieux (Shas et Union de la Torah), s’était contenté de molles dénonciations. «C’est toute l’ambiguïté d’Israël, explique Marius Schattner, qui a retracé cette bataille politique dans l’Autre conflit : laïcs contre religieux (André Versaille éditeur). L’Etat veut renforcer le caractère juif du pays, mais la majorité laïque rejette ce monde ultraorthodoxe.»
Réveil gouvernemental
Les dernières provocations ont semble-t-il levé cette «ambiguïté». Laïcs et religieux sortent de leur silence et manifestent contre la violence. Un conseil interministériel sur la question des femmes a été mis en place sous la direction de Limor Livnat. Le gouvernement réaffirme que leur exclusion est inacceptable, le président Shimon Pérès envoie un message solennel : «Aucun homme n’a le droit de forcer une femme à s’asseoir où il veut. En tant que juif et en tant que président de l’Etat d’Israël, je ne peux accepter un tel phénomène.» Les religieux, eux aussi, prennent position contre cet apartheid antifemmes. Adina Bar Shalom, fille du célèbre rabbin Ovadia Yosef, le chef spirituel du Shas, déclare que «la Torah élève les femmes et ne dit pas par quelle porte de bus on doit entrer».
A Beit Shemesh, Myriam Shafer, une jeune mère de famille ultraorthodoxe de six enfants, confie qu’elle se sent mieux assise avec les femmes, tout en demandant qu’on arrête les groupes extrémistes : «Il faut mettre fin à la violence.» Les ministres des partis religieux vont consoler la famille de Na’ama. Un grand mouvement démocratique contre la violence et l’extrémisme émerge. Qui peut avoir des échos imprévisibles : ainsi, Benyamin Nétanyahou déclare désormais qu’«il n’y a pas de place pour l’exclusion d’aucune personne dans l’Etat d’Israël, et en particulier de la moitié de la population». Une déclaration certes apaisante, mais pour le politologue Ilan Greilsammer, «quand tout le monde se préoccupe de savoir où les femmes s’assoient dans les bus, cela évite de parler des négociations de paix qui sont au point mort».
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