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Judith Chemla: une fille bien barrée

Judith Chemla: une fille bien barrée

 

L’actrice, révélée dans «Camille redouble», enchaîne les rôles au théâtre. Ultra-sensible, dotée d’un joli grain de voix, elle se régale du pouvoir des mots.

«Ça va? Je ne vous ai pas trop saoulée de mots? » C’est une fin d’interview comme une autre, une petite heure et demie, mais Judith Chemla s’inquiète d’avoir trop parlé. A peur qu’on la prenne pour «une mystique invétérée». Peut-être d’avoir dit, par exemple, ceci à propos de Paul Claudel: «Ses mots, c’est plus grand que la terre, comme s’ils étaient liés à la matière du monde, à la transformation profonde des choses, ça vous déchire les entrailles.» Ou cela du jeu de comédien: «On n’est absolument pas limité, on est infini, on est le monde entier, une pure émanation de vérité.»

 

Oui, les forces cosmiques se sont donné rendez-vous dans la conversation de Judith Chemla, mais elles en font tout le charme. A 29 ans, la comédienne au parcours théâtral impeccable (Conservatoire/ Comédie Française), qui vient d’accéder à une notoriété plus grande (grâce à Camille Redouble et Engrenages), apporte son piquant hors-norme à un paysage souvent bien lisse, en tout cas dans son versant jeune-actrice-de-cinéma.

 

Judith Chemla, elle, avoue avoir voulu être comédienne pour «ex-pri-mer ! Pour être dingue ! Faire des choses dingues, exploser !»Et c’est grâce à une tranche d’âge semi-dingue, l’adolescence, qu’elle fut révélée l’an passé dans le film de Noémie Lvovsky. Elle incarnait une Josepha pleine de morgue et d’assurance crâne, sautant par la fenêtre d’une salle de classe au lycée, dansant quasi-nue au bord d’une piscine municipale la nuit, sa petite tête d’aiguille cachée sous des rideaux de cheveux noirs, ses yeux barbouillés de khôl noir façon The Cure (ou Nicola Sirkis). «Je ne m’en sens pas si loin, aujourd’hui, de ce côté farouche, de cette fougue. Cette énergie, cette lancée de vie, je suis toujours dedans.»

 

Par un jour de printemps glacial (y en eût-il d’autre ?), rendez-vous est donné dans un studio photo du sud parisien. La tignasse est toujours là, sur laquelle s’extasiera la coiffeuse, la tenue d’ado aussi, version années 2000 –un jean imprimé d’étoiles, un pull blanc à ronds dorés, des chaussons de danseuse dorés également. En vrai, elle est moins assurée que sa Josepha, mais pas moins altière: port de tête princier, sourire toujours au bord des lèvres. Elle se pelotonne sur sa chaise comme un chat, descend ses manches de pull jusqu’à ses pouces, jette son regard bleu par ici, par là, s’exprime avec des mots choisis («irrésistible», «extravagant»…) et ce phrasé articulé des actrices haut perchées (on pense à Jeanne Balibar).

 

Une vocation

De sa vie personnelle, on ne saura pas grand-chose, chaque question intime étant aussitôt renvoyée en fond de court, doucement mais fermement. Tout juste sait-on, par la bande, qu’elle a un fils de deux ans et demi avec le comédien acrobate James Thierrée, dont elle est séparée, et qui jadis l’aida à concevoir un spectacle musical, Tue-tête, une expérience qu’elle qualifie aujourd’hui de «compliquée, très compliquée». On ne l’a pas vue dans Tue-tête, mais on sait qu’elle sait chanter.

 

L’hiver dernier, au théâtre des Bouffes du Nord, à Paris, elle illuminait le génial Crocodile Trompeur (1), en Didon toute de passion retenue, moulée dans une robe bleu nuit, visage blanc sublimé par un trait de rouge à lèvres rouge sang. Le genre de femme à vous ratatiner, vous faire sentir toute petite. Sa voix de soprano, pure et cristalline, déchirait l’air. «Elle a une manière de prendre en charge le chant, naturelle, les mains dans les poches, qui assez fascinante», dit d’elle Jeanne Candel, metteur en scène du spectacle avec Samuel Achache. «Avant je pensais qu’il fallait composer, se dire “ tiens, ça je vais le jouer comme ça” répond l’intéressée lorsqu’on lui en parle. Mais j’ai appris qu’il ne faut pas courir derrière un rôle, qu’il faut le dévoiler. Se contenter d’être là.»

 

C’est au lycée, à 14 ans, que Judith Chemla découvre le théâtre, grâce à un prof de français à la pédagogie éclairée, qui demande à ses élèves de pousser les tables et de jouer pour découvrir les textes de Tardieu et Corneille. «Quand je me suis retrouvée au milieu de cette salle vide, avec ces mots, j’ai senti que j’étais vraiment libre, qu’un espace d’humour et d’inventivité s’ouvrait. Juste après, j’ai fait un stage dans une maison de retraite, et j’ai su, en saluant devant ces vieilles personnes, que j’allais faire ça toute ma vie.»

 

Elle grandit à Gentilly, près de Paris. Son père, d’origine juive tunisienne, est violoniste, sa mère, de famille bourguignonne, voulait être danseuse mais finira avocate. «Parce que sa famille ne l’a pas soutenue. Mais on sent que c’est une actrice, elle a ce don de transformer les choses quotidiennes en choses extraordinaires. C’était évident pour elle qu’il fallait que je fasse ce que j’aime.» La vocation frustrée était aussi du côté du père, «virtuose» du violon à 15 ans, qui «s’est coupé des gens qui auraient pu aider à ce que sa carrière explose en France». Ses parents se séparent lorsqu’elle est jeune.

 

Judith Chemla commence le violon à 7 ans pour se rapprocher de son père, car elle ne vivait pas avec lui. Elle tiendra jusqu’à ses 14 ans: «Mais c’était insupportable, je faisais des crises de spasmophilie tellement il me hurlait dessus. Quand j’ai découvert le théâtre, j’ai su que c’était ça, ma voie, pas le violon.»

 

 

Une voix

Dans son lycée, c’est Emmanuel Demarcy-Motta, aujourd’hui directeur du Festival d’Automne, qui se charge alors de l’option théâtre. Il monte Marat/Sade de Peter Weiss, expérience mémorable, la pièce se déroulant à la fin de la vie de Sade dans un asile, les élèves du lycée alors sommés d’errer comme des fous enfermés – «ce qui avait dans ce cadre un écho assez étrange».

 

Elle quitte le lycée juste avant le bac, en terminale, pour jouer dansla Tempête de Shakespeare, puis trouve sans peine du travail pendant trois ou quatre ans. «ça me manquait de ne pas avoir assez appris; j’étais une actrice efficace qui ne se remet pas en question.» Elle décide de suivre les cours réputés de Bruno Wacrenier au Conservatoire du Ve arrondissement, puis entre au Conservatoire, le vrai, où elle aura notamment Muriel Mayette comme professeur, qui l’embauchera plus tard au Français.

 

Cette «directrice d’acteur hors pair» lui a appris «à entrer en résonance intime avec les mots», à nettoyer les textes. Comment?«Elle passe des heures avec les acteurs à lire la pièce, à dire, “ là, le mot, tu ne sais pas ce qu’il veut dire, lis-le ! N’y mets pas d’idée ! Lis-le parce que c’est ton mot”. Et l’acteur arrive en scène avec un but, motivé. Il est vivant, libre.»

 

Entre-temps, elle a découvert le chant en imitant la Callas et Edith Piaf, et se rend compte qu’elle a une voix de poitrine, puissante, mais aussi une voix lyrique, et se met à prendre des cours. Aujourd’hui, elle écrit des petites chansons, «de la musique actuelle, précise-t-elle avec un coup d’œil plein de malice, je sais aussi chanter comme on chante maintenant ». Et qu’apprécie-t-elle? Elle sèche, finit par lâcher Camille, et «Rebecca je ne sais plus quoi… J’aime aussi Mozart… Mais j’ai toujours été pudique avec la musique que j’écoute.»

 

 

Un petit miracle

Dans la conversation de Judith Chemla, hormis ce souci d’épure qui revient, et ce goût pour «le dingue» qui s’est un peu émoussé, on décèle un embouteillage de talents, d’opportunités, de choix. Cet âge de la jeunesse traversée par une angoisse bien particulière, celle de l’avalanche de possibles, mais qui va s’estompant.

 

Dans un futur immédiat, elle a des projets de cinéma, les évoque, se rétracte, se demandant à moitié sérieusement si les intéressés«vont l’attaquer en justice». On peut glisser les noms d’André Téchiné, d’Emilie Deleuze, de Michael Herse (le réalisateur de Memory Lane), ou au théâtre celui d’Yves Beaunesne, qui va la mettre en scène dans l’Annonce faite à Marie de Claudel, dont elle a dit ce qu’on sait avec l’emportement qu’on sait, mais ajoute:«Bon, évidemment, il ne faut pas se louper, parce que ça peut être aussi chiantissime.» La pièce met en scène un miracle, la renaissance d’un enfant; elle dit en plaisantant «qu’elle voudrait un petit miracle» sans préciser lequel.

 

«Avant, je me posais la question: mais qu’est-ce qu’on fait, vraiment, nous les acteurs? Est-ce qu’on joue simplement pour vouloir être vus? Oui, parfois c’est ça, ce besoin de se dire…» Elle s’interrompt. «Et puis on arrive à être rassuré, à penser, “ oui, tu as ta place dans le monde, ne t’inquiète pas” ! » Elle rit, s’illumine.«Mais il faut avancer, car ça, ce n’est qu’une étape. Moi, j’ai compris grâce à certains spectacles que l’on peut beaucoup donner. Que l’on peut ouvrir des cœurs, être un vecteur de vie. Que même avec le plus noir des rôles, on peut apporter de la lumière.»

 

(1) Le Crocodile Trompeur, remix de l’opéra Didon et Enée de Henry Purcell, mise en scène Jeanne Candel et Samuel Achache, tournée en France, Suisse et Allemagne de novembre 2013 à juin 2014, reprise à Paris aux Bouffes du Nord du 27 décembre 2013 au 12 janvier 2014.

 

Réalisation: Leïla Smara. Coiffure: Cicci @ Calliste. Maquillage: Sandrine Cano @ Marie-France Thavonekham. Assistantes mode: Salomé Bernatas et Mélanie Bougoin.

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