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Juifs de France : quand l'alya devient une galère

Juifs de France : quand l'alya devient une galère

 

 

De nombreux juifs français partis s'installer en Israël finissent par revenir, souvent après une intégration économique plus difficile qu'espérée. Témoignages.

C’est un grand quadrilatère bordé d’immeubles des années 1970, connu dans tout Israël sous le nom de Kikar. Ces derniers temps, la place de l’Indépendance, au cœur de Netanya, une ville balnéaire à 30 kilomètres au nord de Tel-Aviv, est devenue le rendez-vous de la jeunesse française désœuvrée. Le samedi, à la sortie de shabbat, ils sont des dizaines, habillés "chalala", le style "feuj parisien", jean slim, baskets Nike Air Jordan et kippa, à traîner, cigarette au bec, à parler de rien, de tout, du mal du pays, de soucis d’ados.

L’association Elem avait l’habitude de s’occuper des jeunes Russes et Ethiopiens. Elle a décidé de prendre en charge les Français. L’une de ses camionnettes tourne désormais sur la place de l’Indépendance avec à son bord du café et des assistantes sociales. Omer, un responsable d'Elem, raconte : "Arriver en Israël à l'adolescence s'avère souvent difficile. Les gamins n'ont pas les codes des jeunes de leur âge, ni la langue. Ils se sentent rejetés." Il poursuit :

Souvent, ils ne voulaient pas quitter la France, ce sont leurs parents qui ont décidé pour eux. On a même des cas où leur famille ne leur avait pas dit qu’elle faisait son alya[littéralement "ascension" en hébreu, NDLR] : ils pensaient partir en vacances en Israël comme chaque été. Une fois sur place, on leur a dit que c’était fini, qu’ils ne rentreraient plus."

 

Idéal israélien

L’Hexagone est devenu le plus grand vivier d’émigrants vers l’Etat hébreu. Cette année, 10.000 Français pourraient partir s’installer là-bas. Les chiffres sont en constante augmentation depuis le début des années 2000. Et les attentats de "Charlie Hebdo" et de l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes ont encore renforcé les velléités de départ.

Mais l’atterrissage sur place est parfois rude. Daniel Benhaïm, directeur de l’Agence juive en France, l’organisation paragouvernementale en charge de l’émigration, prévient :

On ne promet pas l’eldorado. L’alya est complexe et difficile."

La liste des écueils est connue : barrière de l’hébreu, casse-tête pour trouver un logement (les prix de l’immobilier ont bondi de 55% à l’achat et de 30% à la location entre 2008 et 2013), difficultés à décrocher un travail, salaires stagnants, système social peu protecteur, indemnités de chômage faibles, parc HLM inexistant… "Mais la différence entre l’'idéal israélien' et la réalité du quotidien ne s’impose qu’à l’arrivée, indique Avi Zana, directeur général de l’Ami, la principale organisation d’aide aux olim [émigrés] de France. Les Français s’imaginent bien connaître le pays car ils viennent souvent en touristes." Il poursuit :

Dans un contexte de vacances, tout le monde est beau, tout le monde est gentil. Ils pensent que l’amour du pays suffira, sans réaliser que le plus important c’est d’être prêt à changer de culture, d’habitudes, de statut social. Les Russes, arrivés au début des années 1990, étaient beaucoup moins sionistes, n’avaient jamais mis les pieds en Israël, mais ils savaient qu’ils devaient redémarrer de zéro. Les Français ont parfois du mal à le comprendre."

Combien sont-ils à repartir en France, à faire leur yerida ("descente"), comme on dit en hébreu ? Difficile de le savoir. Près de 5% achètent un billet retour dès la première année, selon les statistiques officielles de l’Agence juive. Et il pourrait y avoir de 15 à 20% de retours à plus long terme : c’est le chiffre qui avait été constaté lors de la grande vague d’émigration russe. Mais il y aurait encore plus de déçus. Gvahim, l’organisation non gouvernementale spécialisée dans l’intégration, a interrogé récemment 300 nouveaux émigrés, en majorité des Américains et des Français. Environ 40% d’entre eux envisageaient de retourner dans leur pays d’origine sans pour autant franchir le cap.

 

Vision apocalyptique

Elie S. (1), 34 ans, ingénieur dans le high-tech, est rentré à Paris il y a un an. Il était parti, seul, à l’âge de 18 ans, "par sionisme et par ambition professionnelle" : il voulait percer dans la technologie, secteur phare en Israël. Il intègre la prestigieuse école Technion, rejoint une unité d’infanterie lors de son service militaire, se fait très vite embaucher par une start-up, débaucher par une autre… Il raconte s'être senti "étouffé", malgré une carrière qui "marchait très bien" :

Israël est un tout petit territoire, entouré de pays hostiles. J’avais envie de passer une frontière en train, de sortir de la bulle de Tel-Aviv, où tout le monde vit à 2.000 à l’heure et dans le court terme, en amour, en amitié, dans le business, de ne plus être assommé par cette actualité si pesante chaque fois que j’allumais la télé."

Partir jeune célibataire ou à la retraite ? Ce sont pourtant les cas où les alyas se passent le mieux. Les âges intermédiaires ont toujours eu plus de mal à s’intégrer. Rémy P., restaurateur dans le quartier du Marais à Paris, en a fait la triste expérience. Il a quitté la France à 31 ans, "sur un coup de tête". Il s’installe à Tel-Aviv, apprend l’hébreu, travaille comme homme à tout faire dans un restaurant, s’essaie au doublage de films, est recruté par une société informatique, puis dans le bâtiment.

Il découvre la "rudesse" de l’Israélien, qui "ne dit pas merci, double dans les queues, mais garde toujours sa porte ouverte". Il assiste à ses premiers attentats, au centre Dizengoff à Tel-Aviv, avenue Yehuda à Jerusalem, rue Bialik de nouveau à Tel-Aviv, "avec cette vision apocalyptique de corps déchiquetés, de sang, et ce silence incroyable de la population". Il perd deux amis dans des explosions de bus à trois mois d’intervalle.

L’aventure israélienne s’arrête au bout de six ans :

Je n’arrivais pas à trouver ma place sur le plan professionnel. J’étais parti avec 45.000 euros et j’avais mangé toutes mes économies. Vivre là-bas me coûtait plus d’argent que j’en gagnais. Et puis, dans mon dernier job, je me suis fait arnaquer. Je n’ai pas été payé, je ne savais pas quels étaient les recours juridiques, je me sentais désarmé. J’ai décidé de rentrer."

Obstacles de langue et de diplômes

Pourtant, le gouvernement israélien se démène pour faciliter l’intégration des olim. Billet d’avion offert (avec supplément bagage), sal klita (panier d’intégration) d’environ 4.000 euros pour une personne seule, cours de langue dans une oulpan (école d’hébreu intensif), bourses d’études, stages de formation, réductions de taxes et d’impôts en tous genres, sécurité sociale gratuite la première année…

Des efforts sont également faits pour la reconnaissance des diplômes français. En décembre, la Knesset a approuvé un texte qui en allonge encore la liste, notamment dans le paramédical. Mais les dentistes, les avocats, les experts-comptables, les notaires doivent encore passer des examens réputés difficiles s’ils veulent travailler en Israël. Et la langue reste souvent le principal obstacle.

C’est ce qui est arrivé à Geneviève D. (1), 55 ans, partie avec ses deux enfants et son mari médecin, qui avait vendu son cabinet parisien à Belleville. En Israël, elle a été débarquée de son poste à cause de la langue :

Mon nouveau directeur voulait que je fasse les entretiens avec les médecins en hébreu, que je maîtrisais mal, et non plus en anglais. Mon mari, qui exerçait dans un dispensaire, ne trouvait pas de poste fixe et gagnait très mal sa vie."

Le couple a alors réfléchi à la solution de l'"alya Boeing", adoptée par deux de leurs amis :

Mon mari aurait travaillé la semaine pour SOS Médecins à Paris et serait revenu quelques week-ends par mois. On a hésité, mais finalement on a attendu la fin de l’année scolaire et on a acheté nos billets de retour pour Paris."

 

L'alya Boeing, des désillusions aussi

La formule de l’"alya Boeing" fait de plus en plus d’émules en ce moment, notamment auprès des professions libérales, et les vols El Al Paris - Tel-Aviv du jeudi soir sont, dit-on, bourrés à craquer de Français qui reviennent pour le week-end. Mais elle véhicule aussi son cortège de désillusions.

Elizabeth W. (1), 60 ans, ingénieur informatique, est née dix ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, de parents "survivants" dont les deux familles avaient été entièrement décimées. Elle s’était toujours promis de s’installer en Israël. Quand ils sont partis, en 2006, avec son mari, agent immobilier, et trois de leurs cinq enfants, ils avaient gardé, prudents, leur activité professionnelle en France.

Mais il fallait entretenir deux appartements, un à Paris, un à Tel-Aviv, payer des billets d’avion plusieurs fois par mois. L’agence immobilière de mon mari, en banlieue parisienne, ne rapportait presque plus rien, celle qu’il avait montée en Israël ne marchait pas, car il n’avait pas de réseaux, ne connaissait pas les règles, très particulières, du marché du logement en Israël…"

La famille W. est revenue en France au bout de trois ans, avec un sentiment d’échec et l’impression de ne pas avoir suffisamment écouté les avertissements de l’Agence juive. Un conseiller les avait prévenus : "Ce n’est pas parce que vous êtes fleuriste ici que vous serez fleuriste là-bas."

Difficultés économiques, difficultés d’intégration, notamment pour le conjoint ou les enfants les moins motivés, le scénario du retour est toujours le même.  David K., 44 ans, journaliste, lui-aussi revenu récemment en France après dix ans en Israël, raconte :

C’est un pays en guerre, un pays âpre, où les tensions sont extrêmes, où les forces de vie et de mort sont très présentes, où les inégalités sociales sont fortes, où tout est plus intense. On croit arriver dans un pays de culture européenne, on est habitué à l’Etat-providence français. Mais on se retrouve au Proche-Orient, dans un système très libéral."

 

Adolescents déscolarisés

Stéphanie et Marc (1) ont débarqué en Israël il y a trois ans. En France, ils habitaient une maison individuelle "à la campagne", dans le Grand Est parisien. Marc vivait de la musique, Stéphanie enchaînait les petits boulots. Ils louent désormais un appartement à Petah Tikva, au nord-est de Tel-Aviv.

Pour eux, l’alya est une "galère", comme ils disent. Stéphanie se débrouille un peu en hébreu, Marc ne parle pas un mot. Ils se sentent isolés dans une ville, célèbre pour avoir été une des premières implantations juives en Palestine au 19e siècle, mais où il y a très peu de Français. Ils sont partis sans un sou d’économie, ont beaucoup de mal à trouver du travail, font des ménages, un peu de bricolage, ont transformé un bout de leur appartement en halte-garderie musicale.

Leurs deux aînés, adolescents, se replient sur eux-mêmes. Le plus âgé, 19 ans, ne parle pas un mot d’hébreu, a rapidement quitté l’école et passe désormais ses journées dans sa chambre devant son ordinateur, obsédé par l’idée de retourner en France. Le second, 16 ans, ne va plus, lui non plus, en cours. Il attend d’être appelé à l’armée. Comme eux, des centaines d’adolescents français seraient aujourd’hui déscolarisés. Ce sont ces jeunes que l’on retrouve à tourner en rond, le samedi soir, sur le Kikar de Netanya.

Nathalie Funès avec Hadrien Gosset-Bernheim

(1) Ces prénoms ont été modifiés.

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