Le poète et le Bey de Tunis
Par Boubaker Ben Fraj
J’ai rencontré le poème dont je propose la lecture ci-dessous, dans un récit de voyage effectué par un Français en Tunisie, au milieu du XIXème siècle. Le récit en question a été publié à Paris en 1863, et fort probablement, jamais réédité depuis.
Si ce poème m’a intéressé, au point de lui réserver cette chronique, ce n’est pas tant pour sa qualité littéraire intrinsèque, qui me semble somme toute ordinaire, mais plutôt, pour son grand intérêt, sur le double plan historique et documentaire, car j’y ai trouvé en vers et en rimes, un témoignage de première main, qui aborde un aspect très significatif, bien que parfois méconnu, de l’histoire de notre pays, au milieu du XIXème siècle.
L’auteur, un poète du nom d’Auguste Barthélemy, originaire de Marseille, salue en termes fort élogieux, la décision prise en 1846 par le Bey de Tunis Ahmed 1er (1837 et 1855) d’abolir définitivement l’esclavage, et d’interdire du même coup, la traite des noirs de son royaume.
Et sur ce point, le poète se montre si enthousiasmé par la mesure beylicale qu’il juge en avance par rapport à son époque ; au point d’appeler l’Europe, à suivre l'exemple du Bey de Tunis, pour imposer à ses rois de faire de même.
Est-il inutile de rappeler, que la Tunisie qui était sous le règne d’Ahmed Pacha bey et après, traversée par un irrésistible élan moderniste et réformateur, fut de tous les Etats arabes et musulmans, le premier pays à abolir officiellement l’esclavage et la traite des êtres humains, sous toutes leurs formes.
Elle l’avait fait plusieurs années avant l’empire ottoman lui-même, avec lequel elle était pourtant liée par un rapport symbolique de vassalité.
S’appuyant sur une fatwa de la part de Sidi Ibrahim Riahi, mufti malékite éclairé, L’état Tunisien a prohibé l’esclavage, avant même plusieurs pays d’Europe, dont l’Espagne et le Portugal, sans parler de nos voisins maghrébins ( le Maroc, qui n’a aboli l’esclavagisme qu’en 1922) ou du Qatar et de l’Arabie Saoudite qui ont attendu respectivement 1952, et 1968 pour l’interdire dans leurs législations, plus d’un siècle après notre pays.
Et avant d’arriver à notre poème, je voudrais attirer l’attention sur le fait que je me suis autorisé - afin d’éviter de choquer le lecteur - à remplacer sans nuire à la rime, le terme « nègre », utilisé par le poète par le terme « noir » et ce, juste pour contourner la connotation péjorative, voire raciste, dont le terme originel est de nos jours chargé.
Mais devrait-on vraiment reprocher à un auteur ayant vécu au cours du XIX ème siècle, dans un contexte totalement différent du nôtre, d'avoir utilisé un terme, certes aujourd’hui impropre et banni, mais en son temps accepté, et couramment utilisé sans arrière-pensée.
Quoi qu’il en soit, la position clairement anti-esclavagiste de notre poète, nous semble suffisante, pour ne pas l’accabler d'une quelconque intention de rabaisser ceux, dont il défend bec et ongles, la délivrance.
Bonne lecture
« Ecoutons ! Jusqu’aux cieux un grand bruit est monté :
Hourra ! L’Afrique pousse un vent de liberté.
Et ce cri de l’Atlas, que l’écho répercute,
Fait tressaillir le « noir » accroupi sous la hutte.
Pendant que notre loi n’ose encore abroger
Les bazars de chair noire, autour des murs d’Alger,
Le Sultan de Tunis abolit l’esclavage ;
Le pied du « noir »est libre en touchant son rivage.
Dans le marché public ou pendait le carcan,
Les fers au lieu de lui sont vendus à l’encan.
Que le Dieu tout puissant le couvre de son aile
Que l’Europe à ses rois l’impose comme modèle,
Que son glorieux nom éternise mes vers !
Sur un cap africain dominateur des mers,
Avec les fers brisés de la traite abattue,
Que l’Europe chrétienne érige une statue,
Où la philanthropie écrive de sa main.
Ahmed Bey de Tunis, ami du genre humain »
Peut-on, dès lors que l’on sait que nous sommes citoyens d’un pays reconnu depuis deux siècles, pour être précurseur en matière de libertés, d’ouverture et de modernité, accepter aujourd’hui de vivre sous le règne de leurs contraires.
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