Le sens de la transition en Tunisie, De Ali Mezghani , Professeur de droit à l’université
La situation que vit la Tunisie depuis un mois n’a pu surprendre qu’un pouvoir anachronique en rupture avec son peuple et sa jeunesse. Se trompant de siècle.
En muselant la presse, en mettant au pas la société civile, le pouvoir a depuis deux décennies tenu le peuple à l’écart de toute participation citoyenne, a sous - estimé son intelligence, a frustré ses aspirations au progrès et à la liberté, a confisqué son droit à l’information et à la parole. Par son népotisme, il a rompu le pacte social d’un pays dans lequel il était entendu que les riches ne pouvaient être trop riches et les pauvres trop pauvres. Par son inconsistance, il a détruit la classe moyenne qui assurait l’équilibre de la société. Faisant fi du droit, il a soumis la justice à ses intérêts et taillé la Constitution à sa mesure. Parce qu’il a dépouillé la société de sa dimension politique, un tel pouvoir ne pouvait comprendre que l’immolation d’un jeune n’était pas un suicide mais un cri de désespoir et un message politique. Il ne pouvait comprendre que ce n’est pas seulement d’emploi qu’il s’agit mais de liberté et de dignité surtout. Il ne pouvait que faire tirer sa police sur le peuple pensant que la peur est salvatrice.
Maintenant que le peuple est débarrassé de la dictature, le plus important est de savoir comment l’œuvre de reconstruction doit être menée. A l’évidence, l’exigence d’ordre public, de sécurité et de paix est la condition sine qua non à toute vie sociale. Dans le cas exemplaire que vit la Tunisie depuis la mi-décembre, aucun parti politique, aucune organisation, aucune personnalité ne peut prétendre avoir suscité, conduit, encadré, ou orienté le mouvement populaire. Nul n’est en droit de se l’approprier. Appartenant à tous, le pouvoir est, en démocratie, interdit d’appropriation. C’est le peuple seul, en particulier une jeunesse ‘connectée’ au monde, qui a été l’acteur autonome de sa propre sa libération.
L’avenir dépend de la manière dont la transition sera conduite. C’est une erreur de croire qu’elle se réalise instantanément. Il faut du temps pour reconstruire. C’est par le passage de la souveraineté du prince à la souveraineté populaire que les citoyens intègrent le champ politique et forment la Nation autonome et souveraine. C’est à cette condition que peut se concevoir et se réaliser l’Etat de droit. C’est dans l’Etat, que l’ancien régime a confisqué jusqu’à le faire disparaître, que se retrouve l’unité d’un peuple et la continuité de la nation.
Ces seules considérations suffisent à expliquer pourquoi il est impératif de rester le plus proche possible de la légalité constitutionnelle. La politique de la table rase est irréaliste et dangereuse. Elle amplifie le vide et confond l’Etat avec ceux qui, plutôt que de le diriger, l’ont accaparé. Dans leur principe l’Etat et la Constitution ne peuvent être tributaires des contingences de l’actualité. La constitution tunisienne élaborée en 1957 doit être apurée des traces, de la perversion de la dictature, mais il est essentiel d’en préserver les acquis. Aucune société ne peut prétendre à l’existence si elle ne se prévaut d’un facteur unificateur. Ce qui unit le corps social c’est une manière d’être qui doit être partagée par ses membres.
Inséparable de la démocratie, l’Etat de droit implique une certaine idée des libertés et un engagement pour leur protection. La souveraineté populaire ne peut s’exprimer que dans la liberté. Celle-ci est d’ordre politique. Liberté d’expression et liberté d’organisation doivent être reconnues à tous. C’est l’affaire du peuple souverain et éclairé que de décider du poids, du rôle et du sort de chaque parti. Dans l’espace public la sanction est de nature politique.
La démocratie n’est pas seulement une modalité de sélection des gouvernants. Elle est un mode de vie en société. Elle ne définit pas uniquement un régime politique mais aussi un état social. Or, la démocratie ne peut s’instituer si la liberté et l’égalité sont seulement reconnues dans l’espace politique. ll faut donc que la société, pour être citoyenne, soit ordonnée autour d’un droit autonome libéré. La démocratie ne peut faire l’économie de certaines valeurs, au premier chef desquelles celles de liberté et d’égalité. La liberté de pensée, de conscience, de conviction n’est rien si les droits civils et politiques ne sont pas égaux s’il n’est pas mis fin à la discrimination entre les sexes et pour cause d’appartenance confessionnelle. En démocratie, il est du devoir de la majorité de préserver et de protéger les libertés individuelles. C’est un droit neutre au regard des convictions religieuses, sécularisé, séparant l’espace privé de l’espace public, qui en est garant. Dans le cas tunisien, la préservation et le renforcement des droits acquis par la femme, dont le rôle dans la résistance et la chute de Ben Ali était capital, seront l’un des signes du succès du mouvement populaire. C’est de modernité politique et sociale que ce dernier s’est revendiqué. Pour ne pas décevoir ses attentes la refonte du système éducatif et la restauration de la crédibilité de la Justice s’imposeront parmi les premières urgences du pays.
S’il faut garder espoir, il ne faut pas perdre de vue les risques de régression.
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