Les quatre raisons pour lesquelles la Russie est intervenue en Syrie
Le 15 février 2016, le magazine hebdomadaire russe The New Times comportait une interview de l’analyse politique Sergey Karaganov, doyen de la faculté d’économie et d’affaires internationales à la Haute école d’économie de l’université de Moscou, au sujet de la politique étrangère russe et de la situation actuelle au Moyen-Orient. L’analyste politique y expose les quatre raisons pour lesquelles la Russie a décidé de lancer une opération militaire en Syrie, et aborde aussi les tensions existant entre la Russie et la Turquie. Extraits [1]
‘[La Situation] exploserait si les sunnites ou les chiites l’emportaient en Russie. Il vaut mieux ne laisser personne l’emporter’
Q: On considère en général que la campagne militaire en Syrie est une tentative du gouvernement russe pour détourner l’attention de l’Occident des [activités de la Russie en Ukraine] et pour éviter un isolement diplomatique, en se focalisant sur l’implication russe dans la lutte contre le terrorisme. Acceptez-vous cette opinion?
A: Commençons par le fait que la Russie et son armée ont préparé une intervention comme celle en Syrie depuis plusieurs années. L’opération elle-même a été bien préparée. Aussi, si certains estiment que c’était une totale surprise pour eux, ce sont soit des idiots, soit des menteurs. Le pays a transporté des experts militaires, des armes et des équipements de combat ; a réparé des aéroports et des routes d’accès ; a construit des installations pour le personnel de l’armée… pourquoi, juste pour dépenser de l’argent ?
Nous avons commencé à travailler sur la base de Lataquié [en Syrie] presque un an avant que nos premiers avions arrivent là-bas. Quant à notre intervention en Syrie, elle a plusieurs raisons.
Tout d’abord : nous avions pensé, il y a longtemps, que le Moyen-Orient allait connaître une série de catastrophes. La plupart des pays de la région, à l’exception de l’Iran, qui est ancien, et Israël dont l’identité est unique, vont se désintégrer au cours des prochaines 20-30 années. La question que nous devons nous poser est de savoir comment le Moyen-Orient va se désintégrer. Cela se produira-t-il sans nous, ou bien allons nous essayer de serrer une vis ou d’en desserrer une autre, en tenant compte des dizaines de milliers de terroristes potentiels là-bas, et du fait qu’il serait mieux qu’ils se tuent entre eux ou que nous les tuions, plutôt qu’ils continuent de se multiplier et peut-être de parvenir jusqu’à nos frontières.
Deuxièmement : la Russie a compris qu’une certaine forme d’équilibre devait être maintenue dans la région, pour empêcher une explosion encore plus forte. Et la situation actuelle conduirait à une véritable explosion si les sunnites ou les chiites l’emportaient en Syrie, et ensuite dans d’autres régions du Moyen-Orient. Il vaut mieux que personne ne l’emporte.
Troisièmement : bien entendu, il y a aussi ici un élément de gesticulations. Nous voulons être une grande puissance. Vous pouvez appeler cela une autre ‘idée nationale maladroite’ héritée de Pierre le Grand [2] et de Catherine la Grande [3].
Et quatrièmement : je suis d’accord que [l’implication russe en] Syrie détourne l’attention du public de l’Ukraine et porte ainsi nos relations avec l’Occident à un autre niveau. Cet objectif a été atteint entièrement.
‘Nous ne voulons pas d’un autre empire ottoman, ou d’un empire perse, ni d’un quelconque Califat’.
Q: Cet objectif de détourner l’attention de tout le monde a-t-il été atteint entièrement ? L’application des accords de Minsk [4] est-elle déjà bien avancée?
R : Les accords de Minsk seront mis en oeuvre lorsque toutes les parties concernées – y compris les Américains et les Européens – décideront qu’il est temps de les mettre en oeuvre… Aussi, pour en revenir à la Syrie, en dépit des succès militaires et diplomatiques évidents, cette guerre ne peut être gagnée. Nous devons nous préparer à quitter la Syrie à tout moment. Et les gens doivent être préparés à l’avance à ce scénario. En outre, il est important de ne pas nous laisser happer par un autre conflit en chemin. C’est pourquoi je suis très profondément préoccupé par notre conflit avec la Turquie qui, évidemment, nous a planté un couteau dans le dos. Pourquoi la Turquie a-t-elle décidé d’abattre notre avion ? Une partie de la réponse réside dans les particularités de la culture politique de cette région. Beaucoup de nos présupposés à ce sujet sont faux, y compris l’idée selon laquelle il faut tenir sa parole. Mais notre réaction a été largement émotionnelle, et non pas rationnelle. En conséquence, il y a un risque d’une ‘seconde guerre de Crimée’[5] [à savoir un conflit avec la Turquie]. »
Q. Que voulons-nous en fait de la Turquie?
R. Il est plus facile de dire ce que nous ne voulons pas. Depuis que nous avons commencé à être un acteur dans cette région, il a toujours été clair que nous ne voulions pas d’un nouvel empire ottoman, ou d’un empire perse, ou d’un quelconque Califat.
Q. Donc nous allons rogner les ailes de l’Iran et de la Turquie?
R. C’est vous qui le dîtes. J’ai simplement dit ce que j’ai dit… Voyez-vous, la Turquie aujourd’hui est moralement très similaire à la Russie de la fin du dix-neuvième siècle et du début du vingtième siècle. (A propos, c’est pour cette même raison qu’ils ont à présent une littérature importante, et que notre grande littérature n’existe plus). Ils ont soudain décidé qu’ils allaient restaurer la puissance ottomane – ils en ont parlé il y a environ 5-10 ans, c’était un engouement généralisé. Et c’est pourquoi ils ont soutenu le Printemps arabe il y a quatre ans.
Notes :
[1] Newtimes.ru, 15 février 2016
[2] Pierre le Grand était un Tsar russe, à la fin du 17e siècle. Il est surtout connu pour avoir transformé la Russie, alors société agricole, en un Empire, rival des puissances européennes au 18e siècle.
[3] L’impératrice Catherine la Grande a régné de 1762 à 1796. Elle a élargi les frontières de l’Empire russe jusqu’à la Mer noire et en Europe centrale.
[4] Le package de mesures pour mettre en oeuvre les Accords de Minsk a pour objectif d’apaiser le conflit armé dans la région du Donbass, en Ukraine.
[5] La guerre de Crimée (octobre 1853 – février 1856) a opposé, en Crimée, la Russie, le Royaume-Uni et la France, et l’empire ottoman turc, soutenu par l’armée du royaume de Piémont-Sardaigne. La guerre de Crimée était la conséquence des conflits entre les grandes puissances au Moyen-Orient.
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