Médecine arabe en Occident : histoire d’un plagiat fécond
SEYFEDDINE BEN MANSOUR, TUNIS
La médecine arabe immortalisée par des savants comme Ibn Sina (Avicenne) a nourri l’enseignement de cette discipline en Europe.
Le 28 mai dernier s’est tenu le second volet des Conversations de Salerne. Basées sur la double thématique santé et culture, ces Rencontres euro-méditerranéennes associent notamment l’Assistance publique-Hôpitaux de Marseille et six centres hospitalo-universitaires du bassin méditerranéen (Alexandrie, Alger, Beyrouth, Gênes, Rabat et Tunis).
Le choix du nom Salerne est ici éminemment symbolique. C’est en effet à partir de cette ville d’Italie du Sud que la science médicale arabe irradiera l’Occident, à la faveur d’une imposture qui aura duré quarante ans… Au XIe siècle, l’école de médecine de Salerne existe depuis deux cent ans déjà, mais elle n’est guère renommée. Il faut dire qu’on n’y étudie au mieux que quelques rares textes latins et grecs, savoir poussiéreux, souvent purement théorique, rescapé d’une Antiquité autrefois brillante. A peu près à la même époque, dans l’Ifrîqîya toute proche (actuelle Tunisie), fleurissait l’école de médecine de Kairouan, où des praticiens et des théoriciens brillants se sont succédés sur plusieurs générations : ainsi, notamment, le musulman Ahmed Ibn al-Jazzâr (mort en 1005), disciple de son père, Ibrahîm, lui-même disciple du juif Ishâq Ibn Sulaymân (850-950), lui-même disciple du musulman Ishâq Ibn ‘Umrân (mort au début du Xe siècle). Ni musulman, ni juif, mais chrétien, né à Carthage vers 1015, leur compatriote Constantin n’est pas médecin mais simple marchand. Il deviendra pourtant à partir des années 1070 le maître incontesté de l’école de médecine Salerne, devenue grâce aux ouvrages qu’il signe de son nom, le plus brillant foyer intellectuel de l’Occident chrétien. Quarante ans durant, Constantin dit « l’Africain » (c’est-à-dire, d’Ifrîqîya) sillonnera la Méditerranée, faisant commerce de drogues et d’onguents ; il est, par là même, en contact avec des médecins, tant en Tunisie qu’en Orient (Le Caire, Alep, Antioche, Damas). C’est donc en qualité de négociant en médicaments qu’en 1055, il débarque à Salerne. A la faveur d’une conversation avec le médecin du prince de Salerne, il prend conscience du gouffre qui sépare l’Orient de l’Occident en matière de savoir médical. Flairant l’aubaine, il s’engage, lors de son voyage suivant, à apporter non plus de simples médicaments, mais les lumières de la science médicale arabo-islamique. Durant 15 années, il collectera dans son pays et ailleurs en terre d’islam un grand nombre d’ouvrages. Ses efforts portent leurs fruits : vers 1070, l’école de médecine de Salerne lui offre une chaire. Il se retirera néanmoins six ans plus tard dans le monastère tout proche du Mont Cassin. Retraite studieuse, assurément : l’un après l’autre, parurent des traités de médecine dans un latin approximatif, certains traduits du grec, d’autres signés de son nom. Si les premiers textes sont effectivement dus à Galien et à Hippocrate, ils ont néanmoins été traduits de l’arabe, d’après la version de Hunayn Ibn Ishâq (809-873). Par contre, tous les textes dont Constantin s’est attribué la paternité étaient des traités dus aux plus brillants médecins arabes, et qui, dans cette Italie de la fin de XIe siècle, étaient encore de parfaits inconnus. Ainsi en allait-il de L’Oculiste de Hunayn ibn Ishâq (al-’Ashr maqâlât fî al-’ayn devenu Liber de oculis), du Viatique du Kairouanais Ibn al-Jazzâr (Zâd al-musâfir devenu Viaticum) ou encore du traité de psychiatrie De Melancholia, dû à un autre Kairouanais, Ishâq Ibn ‘Umrân (Kitâb al-mâlikhûliya)… C’est le médecin lombard Stéphane de Pise qui en 1127 démasque le plagiaire. Constantin aura néanmoins eu le mérite d’avoir tiré la médecine occidentale des ténèbres dans lesquelles elle est restée plongée, des siècles durant.
Source : Zaman France
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