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Ma mère, cette juive de Tunisie, par Marc Knobel

Ma mère, cette juive de Tunisie

Historien, directeur des Etudes au CRIF

 

 

 

C'est en écoutant comme une mélodie féérique et magique d'un joueur de oud (instrument de musique à cordes pincées), qui avec talent sait si bien mélanger la musique arabe traditionnelle avec du jazz et d'autres sonorités, que me vint l'idée de cet article. Ce matin-là, je flirtais moi aussi avec la nostalgie et je me souvins. Souvenirs, lorsque tu nous tiens. Mais, avais-je seulement oublié, ne fut-ce qu'un seul instant, une seule seconde, le parfum de ma mère, sa couleur, ses mots, son amour ?

Avais-je seulement oublié chaque moment de l'éternité ?

Je revoyais son incroyable beauté, les longs cheveux bruns, les yeux d'un noir si profond, sa mince silhouette, son teint, si bronzé, noire elle pouvait être, assise et tenant de sa main, le poing fermé, sa tête, le visage fermé, nostalgie lorsque tu nous tiens.

Ma nostalgie...

Assise sur les marches du café des psaumes à Sidi Bou Saïd, l'enchanteresse, la merveille des merveilles, si belle Sidi, si poétique Sidi, si majestueuse Sidi, elle regardait au loin. Que voyait-elle qu'elle n'avait jamais vu ? Que lisait-elle en cette foule d'aoutiens ? A quoi pensait-elle ? Pleurait-elle intérieurement la Tunisie qu'elle avait dû quitter en 1958 (Baladi, Baladi...) (Mon pays, mon pays)...

Claudine, Juive de Tunisie, petite fille du pays, Baladi... Sa Tunisie.

La veille, je l'avais vu, pour moi courageuse, arpenter les rues de l'Ariana, à la périphérie de Tunis, à la recherche de son passé. Les grands parents, son grand père qui l'accompagnait à l'école, ici et là, ses parents, ses frères et sœurs, les voisins, les voisines, la rue, le bruit, les sourires, les joueurs de carte, tout ce petit monde où se mélangeait tant bien que mal, Français, Italiens, Maltais, juifs, musulmans, chrétiens. Le soir, autour d'un verre, de la kémia (l'amuse-gueule du soir...)

Ce brassage de l'humanité aux portes de l'Afrique du nord, si belle Tunisie.

Elle avait ôté ses chaussures, comme pour revivre, marchant pieds nus, au grand dam de mon père, comme si la chaussée brûlante ne lui faisait rien. Elle marchait en silence. Cherchant la fameuse rue Gutenberg où elle avait vécu et la maison de ses grands-parents. Cette maison, qu'elle vit enfin. Le regard comme perdu en son passé, le visage grave. Les larmes qui coulaient.

Entendait-elle le bruit, les sons, les voix et les paroles ? Revoyait-elle les mouvements, les gens, les invités, les amis, les parents allant et venant, parce qu'ils étaient bercés par le temps ? Sentait-elle cette présence du, de son passé ? Elle, la méditerranéenne, la juive arabe qui aimait parler l'arabe, qui parlait l'arabe à chaque fois qu'elle le pouvait, avec ses amies arabes, tunisiennes, comme elle ?

Si chaleureuse, si méditerranéenne, si joyeuse, si aimée, qu'on pouvait croire l'a connaître depuis toujours et l'aimer de par sa gentillesse, sa bonté, ce qui faisait en sa si grande simplicité, sa parfaite humanité...

Ma mère, cette juive arabe.

Pendant que j'écris, j'entends la merveilleuse mélodie de l'oud et les larmes me viennent.

Qui es-tu ? Mon ami...

Je me souviens être retourné en Tunisie, longtemps après. Elle avait quitté ce monde. Je cherchais à retrouver ces moments perdus. Je cherchais, moi aussi, la maison. Celle qui avait appartenu à ma famille, et aux familles de ma famille, depuis si longtemps.

Baladi, Baladi...

Ne trouvant la rue, je m'en allais demander à une pharmacienne de m'aider. Elle fit tout un détour et m'accompagna chez... moi.

-La maison des Juifs me dit-elle...

Je n'y vis aucune malice. Elle m'accompagna et je revis comme dans un tourbillon, la rue, la maison, ma mère cherchant les siens, mon regard cherchant à comprendre ce que ma mère cherchait et mon regard, cherchant ma mère qui n'était plus, depuis si longtemps, déjà. La rue, le jasmin, le sourire des gens, la Tunisie chérie, celle qui manqua tant à ma mère du haut son immeuble gris, près de Paris. Et cette mère qui me manquait tant, à moi.

Ma mère à moi.

Je dois à ma mère d'avoir aimé l'entendre parler arabe, de ne jamais renier ce qu'elle était, le bleu du ciel, le soleil au zénith, les senteurs du jasmin, la douce mélodie d'une cuisine savoureuse, la chaleur, le sourire, la bonté, la simplicité et le bonheur.

Je dois à ma mère, cette juive arabe le... Qui es-tu et d'où viens-tu ?

من انت؟

Je dois à ma mère, cette juive arabe, d'espérer qu'il soit possible qu'un jour, que juifs et arabes se réconcilient un jour, sur un air de Oud et que la magie orientale fasse de l'effet, qu'ils apprennent alors à se repenser, à se retrouver, à se comprendre, à se parler, à s'estimer, à se respecter. Sur un air d'Oud, qu'Abraham et Ibrahim chantent ensemble, plutôt que de s'éviter, de s'oublier et de se perdre.

Parce que peut-être, il faut espérer. Parce que peut-être, il faut continuer d'aimer. Parce que peut-être, il faut chercher les voies du dialogue et de la réconciliation, sans perdre de ce que nous sommes, les uns et les autres.

Cela porte un nom, magique, que l'on peut traduire dans toutes les langues : l'amour d'une mère...

حب الأم

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