Paul Chemla et le Bridge
Né à Tunis le 2 janvier 1944 dans une famille juive dont sa mère s'intéressait déjà à cette discipline, Paul Chemla entre à l'École normale supérieure rue d'Ulm à Paris, section lettres, et est de fait agrégé de lettres.
Interview
Paul Chemla - Je suis né le 2 janvier 1944, à Tunis. J'ai fait une bonne scolarité jusqu'à mon entrée à l'Ecole Normale Supérieure de la Rue d'Ulm. Auparavant, j'avais remporté le 1er Prix de version grecque au Concours général, comme Georges Pompidou, puis j'ai préparé et réussi l'Agrégation des Lettres classiques. Cela se passait en 1968, j'avais alors 24 ans. Mais, comme je l'avais un peu bâclée, je fus nommé à Amiens, alors que j'espérais Paris : cela ne m'a pas beaucoup plu. C'est une des raisons pour lesquelles j'ai abandonné la voie de l'enseignement, pour aller fréquenter les clubs de bridge parisiens : en 1968, l'Elysées Bridge Club dirigé par Zadouroff et Klotz, puis le Club Albarran dans les années 1970.
RL - Dans quelles circonstances, avez-vous découvert le bridge ?
PC - - Trois scientifiques de l'Ecole m'avaient demandé de compléter leur équipe pour faire la Coupe des Grandes écoles ; j'y ai pris goût et, je n'ai pas tardé à leur expliquer tous les coups. Ma mère, également bridgeuse, voyait dans la pratique régulière du bridge un grand danger pour les études, et pour la carrière professionnelle. Et je pense qu'elle avait raison.
RL - Pourquoi ne pas avoir écouté ses mises en garde ?
PC - - Parce que j'étais trop paresseux pour entreprendre une carrière, alors que je venais de découvrir un domaine dans lequel une très (ou trop) grande facilité m'aidait à « réussir » pleinement.
RL - Quel a été votre parcours « réussi » en tant que bridgeur ?
PC - - Ma première grande sortie, je la situe en 1972 lorsque j'ai participé au Championnat d'Europe à Athènes ; la suivante eut lieu à Miami, où nous fûmes demi-finalistes. A partir de 1980, tout s'enchaîna très vite : ce fut tout d'abord les Olympiades de Valkenburg. Nous avons remporté le titre de champion du monde olympique contre les USA, considérés jusqu'alors comme l'équipe la plus forte du monde. Je jouais avec Mari, et Perron-Lebel complétaient l'ossature de l'équipe victorieuse. Ensuite, j'ai remporté 3 championnats d'Europe par paires à Cannes (avec Lebel), à Monte-Carlo (avec Perron) et à Varsovie (avec Lévy). Nous avons gagné la Médaille d'argent à Seattle aux Olympiades de 1984 ; puis, nous avons remporté les Olympiades de Salsomaggiore de 1992, quant à la Bermuda Bowl, à notre 1ère tentative à Pékin en 1995, nous nous sommes contentés de la Médaille de bronze et c'est en 1997, enfin, qu'avec notamment Perron et Mari - Lévy notre équipe remporta, à Hammamet, le trophée.
RL - Pour quelles raisons un champion comme vous est-il amené à changer de partenaire ?
PC - - Je vous ferai remarquer que j'ai joué, sans discontinuer pendant 15 ans, de 1983 à 1998, avec Michel Perron comme seul partenaire ; ensuite, j'ai joué avec Alain Lévy. Actuellement, je joue avec Philippe Cronier. Si Michel Perron l'avait voulu, j'aurais continué à jouer avec lui ; mais, il en avait assez de jouer sans être rémunéré.
RL - Quels sont ceux que vous considérez comme les plus grands joueurs français ?
PC - - Dans l'ordre alphabétique et dans l'ordre chronologique (de partenariat avec moi), ce sont : Lebel, Mari et Perron. Et ils sont loin d'avoir été égalés par la suite.
RL - Pourquoi avez-vous décidé de vous consacrer au bridge ? Et, quelle est votre activité actuelle, en dehors du bridge ?
PC - - Ce que je vais vous dire va peut-être vous surprendre, mais en cherchant bien, au fond de moi-même, je dirai que l'univers du bridge m'a permis de satisfaire deux « aspirations » : une volonté de rester marginal, dilettante, et un refus de m'intégrer socialement. Oui, je pense que c'est pour celà. D'ailleurs, en dehors du bridge, j'exerce une activité de joueur professionnel : j'essaie de gagner ma vie en jouant au rami , avec des résultats divers. Jusqu'à présent, je ne m'en suis pas mal tiré.
RL - Pourquoi ne faites-vous pas comme tous les autres bridgeurs professionnels : le « sponsoring » ?
PC - - Je ne suis pas demandeur en matière de « sponsoring »; autrement dit, je ne vais pas solliciter tel ou tel bridgeur pour faire rémunérer mon partenariat avec lui ; mais, si on me le propose, je l'accepte volontiers. En tant que joueur professionnel, ce serait une autre façon de gagner ma vie.
RL - Vous communiquez peu par écrit. Ni articles techniques, ni articles de fond sur le bridge ; vous n'avez rien à dire ou bien vous ne voulez pas le dire ? Vous n'organisez ni voyages, ni stages, ni cours de bridge.
PC - - Oui, j'ai écrit quelques articles, ici ou là, mais rien de régulier. Quant aux leçons de bridge, je les réserve à mes partenaires et à mes coéquipiers (Grand éclat de rires !).
RL - Parlons un peu du monde du bridge français, en commençant par les hommes : ceux qui nous dirigent (la FFB), ceux qui nous représentent (nos champions), ceux qui concourent à la formation de nos bridgeurs (les enseignants, les auteurs, les animateurs de stages) et enfin ceux qui nous permettent de jouer chaque jour (les dirigeants de club). Croyez-vous vraiment que l'ensemble de cette organisation est cohérente ? Entre ceux qui considèrent le bridge comme un loisir et ceux qui en font leur profession, il y a une divergence d'intérêts qui ne permet pas de définir des objectifs clairs et acceptés par tous pour des actions efficaces en vue de la promotion du bridge. Qu'en pensez-vous ?
PC - Je voudrais avant tout rendre un hommage tout particulier à José Damiani, qui a sûrement été, sur le plan du bridge international, l'homme de ces 20 dernières années. En dehors de lui, il y a eu beaucoup de dirigeants incompétents à la tête de la Fédération Française de Bridge, mais on peut cependant citer quelques noms comme ceux de Michel Bongrand, Jean-Claude Beineix ou de quelques autres qui ont joué un rôle positif. En effet, il n'y a jamais eu de véritable politique efficace en matière de sélection et d'entrainement de nos élites pour une bonne représentation du bridge français dans les compétitions internationales. Fallait-il qu'il y eût des joueurs doués pour arriver quand même aux succès que l'on connait ! Il faudrait, en outre, que les dirigeants se rendent compte que ce sont les joueurs qui sont importants et non pas eux ; par exemple, en n'accaparant pas les meilleures chambres dans les meilleurs hôtels pour leur usage personnel lors des déplacements de l'équipe de France. Je citerai notamment le souvenir pénible d'un certain championnat d'Europe à Menton en 1993. Passons. Les indemnités qui, occasionnellement, sont versés aux joueurs .... lorsqu'ils remportent un titre, sont sans commune mesure avec celles que perçoivent les joueurs étrangers. Je pense que la Fédération devrait consacrer un budget spécifique et suffisant pour financer intégralement l'entrainement permanent de nos champions, qui seraient alors moins tentés de se trouver des sponsors personnels.
Pour répondre à la seconde partie de votre question, je ne pense pas que cette organisation est incohérente ; en effet, il n'y a pas d'intérêts divergents entre amateurs et professionnels, il y a seulement des intérêts différents. Le bridgeurs amateurs devraient pouvoir être fiers lorsque leurs champions gagnent une compétition internationale, parce que de telles performances contribuent au rayonnement du bridge français dans le monde. Aussi, si la Fédération s'investissait davantage dans le bridge international, tous les bridgeurs, amateurs ou professionnels, en recueilleraient indirectement les fruits.
RL - Y a-t-il une spécificité française dans la technique du bridge ? Pourquoi y a-t-il tant de systèmes d'enchères différents du nôtre, joués par les bridgeurs non français ? On dit que notre système est trop transparent.
PC - Il y a peut-être une spécificité française, comme il y a une spécificité anglo-saxonne, qui remonte au système Acol d'antan. Quant à notre système français il s'est révélé extrêmement performant si l'on considère les succès remportés ces dernières années. Mais le fond de ma pensée, c'est que ce qui compte avant tout est la qualité des hommes, plutôt que celle des systèmes.
RL - Que pensez-vous des récentes défaites de nos équipes de France aux championnats du monde ? Notre système y est-il pour quelque chose, ou ne pensez-vous pas plutôt qu'il manque à la FFB de définir et de mettre en oeuvre une véritable politique de formation et d'entraînement de nos élites, en y consacrant les moyens financiers nécessaires ?
PC - J'ai déjà répondu à votre question plus haut. La cause principale de nos récentes défaites, c'est l'affaiblissement considérable du bridge français. Ce qui manque à nos équipes de France, c'est d'avoir des paires soudées et entrainées, rémunérées par la Fédération ou par des sponsors officiels qu'elle trouverait à cet effet, ce qui empêcherait les sponsors privés de tenter de s'introduire subrepticement dans l'équipe de France. Celle-ci est comme un temple qu'il faut préserver des profanateurs. Même si, malgré leurs efforts, ils n'ont jusqu'à présent pas réussi, ils font cependant un tort considérable au bridge français en détournant certains de nos champions de leur but essentiel : constituer de fortes équipes.
RL - Le bridge, un sport olympique : qu'en pensez-vous ? Croyez-vous que le grand public (à commencer par les médias audiovisuels) va enfin s'intéresser au bridge comme une activité ludique et spectaculaire à part entière ?
PC - J'en doute un peu. En effet, le public du bridge (comme celui des échecs) sera toujours limité. Les autres sports, même si on ne comprend pas toujours l'intégralité des règles, sont plus ou moins spectaculaires. Un match de tennis, par exemple, est beaucoup plus facile à suivre qu'un match de bridge ; le bridge, en tant que « sport médiatique » ne pourra jamais intéresser qu'un public averti. Par ailleurs, un bridgeur a besoin de réfléchir, les joueurs trop lents finiraient par lasser les spectateurs éventuels.
RL - N'y a-t-il pas du côté de la FFB un gros effort à faire en matière de communication pour mieux aller vers le public ? Les outils pour mieux communiquer (sur le bridge) sont peut-être à inventer ? Avec les BD (la seule BD sur le bridge date de 1986), les jeux vidéo, et surtout Internet, on devrait pouvoir trouver quelque chose. Ne pensez-vous pas ?
PC - Je n'ai pas d'avis sur la question. Toutefois, ce que je peux dire, pour l'avoir personnellement constaté, c'est que le bridge a un certain rayonnement en France. Quant à Internet, c'est un outil moderne qui devrait certainement ouvrir au bridge des perspectives nouvelles et passionnantes.
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