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Souvenirs : Extrait de « Lyhoudya », par Lilia

 

Souvenirs : Extrait de « Lyhoudya », par Lilia

 

Nona était une très vieille dame sans âge . Peu bavarde et austère, elle tenait les clés du monde, celui de la maison de ma grand-mère et de mes tantes.
Toujours ce même visage fermé et ridé, habillée de noir ou de gris avec de longues nattes qu’elle semblait n’avoir jamais défait, depuis un siècle déjà.
Un foulard de couleur gaie interrompait mal son air de deuil. Elle se trouvait toujours sur la même chaise, dans la pièce centrale qu’elle ne quittait que pour un besoin intime ou pour dormir notant tout du regard et ponctuant de temps à autre ses observations de remarques sèches et criardes s’abattant sur nos têtes plus vives qu’une cravache .
Tout en elle prêtait au malaise et à la crainte. Nous craignons notre aïeule et nous évitions de jouer dans son périmètre d’observation.

« Je suis une gornia et non une tunisienne » ne cessait-elle de nous répéter fièrement .
Nos petites têtes remplies d’un vide sidéral de nos origines et de l’histoire de l’humanité en particulier du peuple juif, cette ascendance qui se finalisait jusqu’à moi...
Une génétique ancestrale arrivant jusqu’à moi mais à moitié et dont je me voulais libre.
Mon aïeule était d’origine italienne et descendait directement d’une famille livournaise. Son père escorté de sa famille avait fui les années 1820, la Livourne en Toscane, dans le centre de l’Italie.

« Je voudrai être enterrée dans le bithahaiem des granas avec les miens :les Dramnas et jamais ailleurs.» surenchérissait-elle toujours avec toute la fierté du monde et une surestimation de ses origines et de sa lignée hors du commun comme elle aimait souvent le répèter .
Seulement, elle omettait de nous prendre à part dans un cours particulier de soutien où elle partirait en éclaireur évoquer le passé et l’histoire de sa Livourne.

En 1421, cette dernière était encore un petit port de pêche fortifié soumise à Florence. Sous l’influence du grand duc de Toscane Ferdinand de Médicis, les installations portuaires furent agrandies et un canal fût construit pour relier la ville au port voisin de Pise. Livourne fût alors ouverte au commerce italien et devint depuis un grand port italien. Elle comptait comme beaucoup d’autres villes d’Italie de nombreux ghettos. Ces derniers ( issu de l’hébreu ghett = divorce) sont nés de l’intolérance croissante des chrétiens à l’égard des communautés juives désireuses de préserver leur spécificité. Le premier ghetto officiellement établi fût crée à entourés de murs dont les portes se fermaient obligatoirement la nuit. Il était même obligatoire que les juifs portèrent des signes distinctifs en dehors des ghettos. A la différence des séfarades (juifs orientaux) qui jouissaient de cieux plus cléments et tolérants des communautés musulmanes, les juifs de l’Europe médiévale furent longuement persécutés et souvent expulsés d’une Europe plongée dans son plus haut et obtus moyen âge. Sous l’influence de la révolution française, des mouvements libéraux naquirent .A sa suite, les systèmes de ghettos disparurent progressivement au cours du XIX siècle. En 1870, le ghetto de Rome devenu le dernier ghetto officiel en Europe fût aboli par Victor Emmanuel II, roi d’Italie. Lors de l’explosion de leur ghetto, des centaines de juifs livournais émigrèrent vers l’Afrique du Nord recherchant asile et nourrice dans ces contrées plus clémentes et douces où le soleil se lève toujours chaud rappelant un pays aimé mais fuit dans une hâte dictée par la peur et les appréhensions de nouvelles persécutions et de nouvelles douleurs.

En Tunisie, ils évoluèrent en masse, toujours regroupés dressant des barrières virtuelles, calquées sur celles d’une juiverie non loin et parlant une langue autre que celle des séfarades, un mélange d’arabe, d’hébreu mais surtout emprunte d’un italien chaud et roucoulant. Leurs coutumes et traditions continuaient à être vernies d’un legs ancestral plutôt à l’occidental et ils se malaxaient à la population hôte sans se fondre entièrement, dans un esprit vif et jovial. Beaucoup d’entre eux furent d’habiles commerçants dans un souk de la vieille ville arabe de la capitale. Ce dernier continue à porter leur nom: souk El Grana faisant allusion à ses premiers concepteurs , même après le nouveau départ de 1967 des juifs tous confondus.
Ils pérennisèrent tout le long de leur passage une ségrégation au sein de leur propre communauté : l’essentiel de leur religion était retrouvé mais ils tenaient fébrilement à sauvegarder leur spécificité peut-être par vanité aiguisée propre à l’étranger qui a souvent tendance à ennoblir inconsciemment ses origines ou pour mieux transcrire les siècles de persécution et de torture et de ségrégation au sein de leur propre pays. Même en accompagnant leur mort dans leur dernière demeure, ils dressèrent des limites et les regroupèrent dans le quartier des granas au bitahaiem de Borjel ( à la sortie de la capitale)!

Ma Nona était une gornia mais elle ne prît jamais la peine de nous l’expliquer peut-être parce qu’elle était analphabète et que l’enseignement était encore une lumière inaccessible pour ses semblables en particulier celles de son sexe ...peut-être aussi parce que les temps étaient troublés et se prêtaient très mal aux explications et aux leçons d’histoire des générations précédentes!
Une chose est sûre, je n’eus ouie de cette belle et unique leçon d’histoire ancestrale que récemment dans mon irrésistible ferveur de ressusciter le passé, mon passé.
Ma Nona m’inspirait la peur et je lisais dans ses yeux, une haine tacite pour mon père qui accentuait mon malaise au sein de ma propre famille.
Un silence ourlé de reproches alourdissait l’ambiance générale et ma tête pétrissait un million de suggestions pour s’arrêter toujours sur la même explication. Le mariage de mes parents serait toujours férocement refusé. Pourquoi lorsque tout le monde se marie et fait des enfants ?
Je ne pouvais comprendre qu’en ces temps et depuis toujours, il n’était pas accepté qu’une juive aille avec un arabe et qu’il lui fasse des enfants même s’ils sont unis par les liens du mariage. Ma mère d’un commun accord avec mon père cassa cette interdiction. Toute sa progéniture fût reconnue par son conjoint.
Depuis, le conflit s’est établi.
conflit ancestral depuis la nuit des temps..
conflit des enfants d'Abraham qui a toujours perduré et qui perdure toujours aussi lancinant et plus vif qu'une plaie profonde...
un conflit absurde et inutile mais tellement sensible que nul ne pourra jamais chiffrer à combien peut durer une seconde de souffrance .
Nona devinait sans peine que les enfants de sa petite fille étaient tous voués à être arabes et par conséquents musulmans. Cela la morfondait et ne pouvait pardonner à mon père " le RB" comme le disent les juifs de Belleville.
Elle aurait sûrement pu oublié s’il avait fait de nous des bâtards et de ma mère une fille mère mais qui leur serait revenue avec une ribambelle d’enfants tous
« borma casher ».
Borma casher : étiquette difficile à saisir mais qui a longtemps écorché et chatouillé mes oreilles dans un paradoxe étrange mêlé à un arrière goût contradictoire fait à la fois de dégoût et de plaisir .
Borma casher signait impérativement que tous les descendants d'une mère juive sont automatiquement juifs sans nécessiter de passer par le rabbin pour embrasser la religion de Moïse.
Mais me fallait-il vraiment cette AMM de cashérisation pour me frotter à plein temps dans les jupons de mon monde, celui de ma mère?
Fort heureusement, il est un âge où tout peut être drainé par une coulée d’insouciance et de moindre joie.
Cet âge, c’est l’enfance où aucun parti ne peut jamais être définitivement pris et où je ne pouvais m’empêcher d’avoir une famille juive, de nombreux petits amis juifs. Cela ne m’empêchait pas non plus d’avoir un livret familial juif, un prénom juif et de totalement me confondre à la communauté juive.
Je faisais la queue dans les hangars de la rue Arago appartenant au comité juif O.S.E et qui pendant les grandes fêtes ou grandes occasions distribuait vivres et aides sociales pour les déshérités de la même confession. Il ne comptait que des juifs.
Et je ne connaissais pas d’autre monde que celui-là.
Il s’offrait à moi, modeste certes mais rempli de jovialité , d’air de fête et du bonheur.
Que du bonheur!
Chaque vendredi, ma mère nous prenait chez ma grand-mère et nous retrouvions avec bonheur tous les membres de ma famille.
Des airs de fête tâchés de temps à autre de ciel gris menaçant d’orage où notre tante Margot nous préparait le couscous du shabbat autour duquel toutes les haches de guerre et animosités se dissolvaient comme par un grain de magie.
La viande était toujours présente et ma tante tâchait toujours de faire couler un " tem boukha" (boisson alcoolisée blanche) pour amadouer Nona et de la bière et du whisky pour le restant de la famille.
La boisson alcoolisée n’étant pas interdite dans la religion juive, elle honorait souvent leur fête et leur "shabbat ".
Ps:
Nona est décédée presque centenaire mais à Paris juste quelques temps aprés son départ de Tunis et fût enterrée à Pantin dans un carré épars tout juif confondu !

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