Tunisie, 160 immolations par le feu depuis Bouazizi
Hier matin, au centre de traumatologie et des grands brûlés de Ben Arous rebaptisé, depuis la révolution, centre Mohamed-Bouazizi, Adel Khedri, vendeur à la sauvette de 27 ans, a, lui aussi, succombé à ses brûlures profondes, vingt-quatre heures après s’être auto-immolé sur l’avenue Habib-Bourguiba, devant le théâtre municipal... Du 17 décembre 2010 au 12 mars 2013, de Sidi Bouzid à Tunis, près de 160 jeunes tunisiens se sont aspergés d’essence et ont gratté une allumette tout près du corps... Pourquoi ?
«Voilà la jeunesse qui vend des cigarettes ! Voilà le chômage !...» Mardi 12 mars 2013, Adel Khedhri, vingt-sept ans, vendeur de cigarettes à la sauvette, a crié cette phrase en gravissant les marches du théâtre municipal, s’est aspergé d’essence et a mis le feu à son corps, ont rapporté quelques témoins de la scène matinale, encore sous le choc. Atteint de brûlures au 3e degré au niveau de la tête et du dos et transféré, alors qu’il était encore en vie, au centre de traumatologie et des grands brûlés de Ben Arous, rebaptisé centre Mohamed-Bouazizi, il y décèdera vingt-quatre heures après. Originaire de Jendouba, dans le Nord-Ouest tunisien, Adel était, selon son frère, l’unique responsable de sa famille depuis le décès de son père, il y a quatre ans. «Parti chercher du travail dans la capitale, il n’a pas eu la tâche facile et n’a rien trouvé d’autre que le commerce à la sauvette et tout le harcèlement policier et toutes les confiscations de marchandises qui s’ensuivent... Il était déjà excédé et démoralisé mais n’en disait rien à notre mère pour ne pas l’affecter...».
Une tragédie tunisienne
Il y a deux ans et deux mois, Mohamed Bouazizi s’immolait devant le siège du gouvernorat de Sidi Bouzid, déclenchant la révolution. La similitude du geste ultime de Adel Khedhri, même âge, même provenance d’une Tunisie profonde, même condition sociale, même précarité économique et même détresse, met à nouveau la Tunisie face au mal de sa jeunesse. A la différence que cette fois, Adel Khedhri a choisi de se donner la mort au cœur de l’avenue Habib-Bourguiba, épicentre de la révolution et à même les marches du théâtre qui, depuis deux ans, servent de haut lieu d’expression, de visibilité, d’épanchements de tous les désespoirs, toutes les revendications et toutes les tragédies. A la différence que cette fois, l’acte coïncide avec l’aube du premier jour du nouveau gouvernement, le cinquième de la transition. Ce que beaucoup interprètent comme un message fort adressé aux dirigeants de l’étape qui s’en défendent : «Un jeune qui s’auto-immole par désespoir c’est bien tragique et toujours regrettable, mais pourquoi rejeter la responsabilité de ces actes extrêmes sur le gouvernement ?... C’est la responsabilité de tous et elle doit être partagée par tous !», rétorquent en écho Hédi Ben Abbès ex-secrétaire d’Etat au ministère des Affaires étrangères, nouveau conseiller à Carthage, et Samir Dilou, ministre des Droits de l’Homme et de la Justice transitionnelle, maintenu dans le nouveau gouvernement, sur les ondes d’une radio indépendante.
Rejet de responsabilité, incompréhension, absence d’empathie, incapacité à communiquer avec les jeunes et à leur faire de la place dans l’espace de vie, ni même à leur donner du rêve et de la confiance à travers le simple discours, c’est ce qui a marqué les actes et les paroles des dirigeants politiques durant cette transition, creusant le fossé et consommant la rupture entre eux et les jeunes. Les premiers se cantonnant dans les justifications chiffrées et l’autodéfense froide. Les seconds revendiquant leur part d’une révolution qu’ils ont menée à leur corps défendant...
Le paradoxe de la révolution
Résultat : Mohamed Bouazizi a continué à nourrir «le feu» de la jeunesse tunisienne et plus de 160 jeunes se sont livrés aux flammes entre le 17 décembre 2010 et le 12 mars 2013. Selon le ministère de l’Intérieur, ils étaient 10 en ce début d’année 2013, 66 en 2012 et 91 en 2011. Premières causes des cas d’auto-immolation, le chômage touche 700.000 jeunes, dont 170.000 titulaires de diplômes universitaires, et la pauvreté frappe un quart de la population, nous apprennent les statistiques officielles.
«C’est tout le paradoxe de la révolution tunisienne, répond le sociologue Samir Rouiss. Ce sont les jeunes, acteurs principaux de la révolution, qui ont offert leurs corps aux balles qui s’en trouvent aujourd’hui complètement exclus». Samir Rouiss s’interdit de parler uniquement des jeunes qui s’auto-immolent et élargit le cercle du feu aux migrants clandestins qui se jettent dans le large pour rejoindre Lampedusa, l’île italienne, et ceux qui brûlent d’autres frontières pour faire le jihad en Syrie ou au Mali... «A quelques variantes près, c’est la solution, l’unique, que les jeunes imaginent et trouvent ! Les motifs peuvent différer, mais versent tous dans le même désespoir, la même crise de confiance, les attentes déçues de la révolution, les rêves brisés. D’où cette fuite vers un autre monde, serait-ce la mort, où il devient possible de réaliser la quête de soi, la vengeance ou la négation de soi, ou simplement en exportant la crise vers un quelconque ailleurs...».
Martyr au jihad, martyr sacrifié par le feu ou émigré englouti par les vagues c’est, dans les trois cas, une même brûlure, une même quête de reconnaissance et d’existence que mènent des milliers de jeunes Tunisiens aux frontières de la vie et encore, dans un point aveugle des politiques et des recensements...
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