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USA : Pourquoi les élites républicaines préfèrent Trump à Cruz

USA : Pourquoi les élites républicaines préfèrent Trump à Cruz

Jamelle Bouie - Slate.fr

 

 

Le magnat de l’immobilier semble malléable, tandis que le sénateur du Texas incarne une menace existentielle pour le parti.

Donald Trump est un démagogue nativiste qui n’a de cesse de s’en prendre aux minorités raciales et religieuses, loue les mérites des dirigeants étrangers autoritaires, emprunte sans vergogne aux suprémacistes blancs et fait appel aux pires penchants de la société américaine. C’est un opportuniste sans réel lien avec le parti républicain ou le mouvement conservateur.

S’il a bien un rival sérieux chez les Républicains dans la course à la nomination pour l'élection présidentielle, c’est Ted Cruz, le très caustique sénateur texan. Cruz est un véritable idéologue, qui jouit d’un soutien au sein de l’«anti-establishment» des activistes conservateurs et des millionnaires de droite. Mais il s’est aussi érigé comme une sorte de procureur, blâmant les autres Républicains pour toute entorse (réelle ou imaginaire) à la ligne orthodoxe et a conduit le parti dans une charge presque autodestructrice contre la réforme de la santé d'Obama et son administration en général.

Trump est vulgaire, mais il est singulier –il ne représente que lui-même. Cruz, en revanche, représente une faction des Républicains qui a de véritables ennemis à l’intérieur du parti. Et s’il gagne, il amènera cette faction au pouvoir.

Ce qui signifie que pour les officiels à Washington (où Cruz est un paria), le choix est simple. «J’ai un peu changé d’avis sur Trump, a dit le sénateur Orrin Hatch lors d’une interview pour CNN. Je ne suis pas si certain qu’il perdrait s’il était notre nominé, parce qu’il plaît à des gens auxquels beaucoup de candidats reépublicains n’ont pas plu par le passé.»

«On peut coacher Donald»

«On peut vivre avec Trump, a déclaré un lobbyiste républicain au New York Times. Est-ce qu’on l’adore tous? Non. Mais les gens ont le sentiment qu’il ne va pas s’imposer sur le parti ou installer sa petite personne. Alors que s’il est nommé, Cruz va imposer son appareil.»

«On peut coacher Donald. S’il est nominé, il aura la frousse de sa vie, a expliqué au New York Times Charles Black, un ancien cadre des Républicains. Il appellera quelqu’un du parti et lui dira “Il faut qu’on se parle”». John Feehery, un ancien attaché parlementaire républicain, l’explique clairement: «Trump ne fera pas de mal à long terme aux Républicains, a-t-il déclaré. Mais Cruz, oui.»

En tant que cadres, responsables et parlementaires républicains, ces personnes se soucient de la santé du parti et de la place qu’elles y occupent. Elles veulent gagner et conserver leur influence. Trump semble malléable. Qu’il gagne ou qu’il perde, il ne leur fait pas peur.

Cruz, en revanche, constitue une menace. Idéologue décomplexé, il n’a pas envie de plaire à ceux de l’autre bord. Au contraire, il pense pouvoir gagner en suscitant une grande vague d’enthousiasme conservateur. Si les Américains sanctionnent, comme ils le font souvent, l’extrémisme dans les urnes, Cruz pourrait coûter la Maison-Blanche aux Républicains lors de la prochaine présidentielle. Pire encore, comme le suggère Feehery, il pourrait nuire au parti lors des élections au Sénat et à la Chambre des représentants. Mais au-delà de la victoire ou de la défaite, l’ascension de Cruz risque surtout de marquer l’arrivée à Washington d’une nouvelle classe d’activistes conservateurs, qui pourraient faire bouger les lignes de l’establishment actuel. Dans ce sens, Cruz représente une menace existentielle pour le parti.

Pour vaincre un ennemi, il faut d’abord le comprendre

Les intellectuels conservateurs voient les choses d’un autre œil. Pour eux, c’est Trump (qui délaisse le conservatisme pour un ethno-nationalisme agressif) qui représente une menace existentielle. C’est pourquoi, récemment, la National Review a publié un ensemble intitulé «Contre Trump», dans lequel plusieurs personnalités et auteurs conservateurs plaident contre Trump pour un public de droite. Que leur message soit entendu ou non (les supporters de Trump lisent-ils vraiment la National Review?), il s'agit d'un signal important en provenance d’un autre type d’élite du parti.

En même temps, c’est un message qui pose problème. Pour vaincre un ennemi, il faut d’abord le comprendre. Et il n’est pas certain que les auteurs de la National Review comprennent Trump ou les forces de leur parti qui le soutiennent. Plus que tout, ils l’ont attaqué pour son idéologie, ou plutôt son manque d’idéologie. «Trump n’est pas conservateur —il fait juste semblant de l’être pour les primaires», a écrit Mona Charen.«Tous les Républicains qui se soumettent au vote jurent devant Dieu qu’ils sont conservateurs, a écrit Brent Bozell. Mais beaucoup ne sont que des charlatans cyniques et calculateurs… Trump est sans doute le plus grand charlatan de tous.»

Trump et le «white backlash»

Derrière tout cela, il y a l’hypothèse que les électeurs républicains sont avant tout des conservateurs, mus par des principes conservateurs. Dans un certain sens, c’est vrai. Mais l’on aurait tort d’ignorer, ou de nier, dans quelle mesure les électeurs Républicains se sont rassemblés et organisés autour de la politique du white backlash (la réaction des Américains blancs hostiles au mouvement pour les droits civiques) et le degré d’implication d’organes conservateurs comme la National Review dans ce processus.

L’exemple le plus célèbre est l’éditorial de William F. Buckley paru en 1957 et intitulé«Pourquoi il faut que le Sud l’emporte», dans lequel le fondateur de la National Review, premier intellectuel du mouvement conservateur, plaidait contre le mouvement pour les droits civiques. «La question centrale qui émerge, écrivait Buckley, est de savoir si la communauté blanche du Sud a le droit de prendre les mesures nécessaires pour l’emporter politiquement et culturellement dans des régions où elle ne domine pas numériquement. La réponse est oui —la communauté blanche a le droit de le faire parce que, pour l’instant, c’est la race la plus avancée.»

La politique du white backlash a influencé la campagne de Richard Nixon en 1968 (durant laquelle il avait repris toute la rhétorique de George Wallace, un démocrate partisan de la ségrégation raciale), celle de Ronald Reagan en 1980 (durant laquelle il avait dit que le Voting Rights Act avait été «humiliant pour le Sud») et celle de George H.W. Bush en 1988 (comme l'illustra l'affaire Willie Horton). Ces dernières années, elle a alimenté la carrière de Sarah Palin, ancienne gouverneure de l’Alaska, amenée sur le devant de la scène nationale par d’importants intellectuels conservateurs. D’ailleurs, à de nombreux points de vue, Palin est un prélude à Trump.

Une force malléable

Ce qui nous conduit à l’ironie de cette apparente division de l’élite du parti républicain, entre ceux qui soutiendraient Trump et ceux qui le rejettent. Niant totalement le rôle du racisme dans leur mouvement, les intellectuels conservateurs ne parviennent pas à voir comment Trump découle naturellement de certains courants et stratégies de la politique et de la rhétorique conservatrices. La politique du white backlash a construit le parti républicain moderne et, aujourd’hui, dans sa forme la plus virulente, elle le détruit à petit feu.

Les élus et les cadres du parti sont, en revanche, bien plus clairvoyants. En bons praticiens de la politique, ils voient en Trump une force malléable, qui fait appel à une rhétorique qui n’est pas si éloignée de la leur. S’il faut faire appel au racisme pour gagner, peu importe. Et si jamais Trump va trop loin, ils pourront toujours le désavouer. Ou, du moins, c’est ce qu’ils espèrent.

Sur ce point, la National Review a raison. Si les Républicains élisent Trump, il n’y aura pas de retour en arrière possible. Sa politique nativiste fera son chemin au sein du parti et fera passer le conservatisme d’un mouvement de principes (qui fait appel au ressentiment) au seul ressentiment, et tout cela face à un public en majeure partie tolérant et hétérogène. Tel un symbiote extraterrestre, Trump va grandir au sein des Républicains juste avant que le Trumpisme —en tant que force politique— n’ait le dernier mot.

Jamelle Bouie

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