Proust et le sionisme, par Patrick Mimouni

Proust et le sionisme, par Patrick Mimouni

L’écrivain Patrick Mimouni raconte l’influence du Zohar dans l’oeuvre de Proust ainsi que les rapports de l’auteur de «A la recherche du temps perdu» avec le judaïsme.

A la fin du mois de novembre dernier, s’est tenu à Berlin un colloque consacré à Proust et à son rapport aux Juifs, organisé par une association de proustiens allemands.

A cette occasion, Antoine Compagnon a prononcé une conférence intitulée «Jeunes juifs lecteurs de Proust», où il étudiait comment A la recherche du temps perdu avait été accueillie par un certain nombre de militants sionistes, principalement Albert Cohen, André Spire et Georges Cattaui, qui tous trois formulèrent l’hypothèse d’un Proust juif, non seulement juif par sa famille maternelle, mais surtout juif par l’esprit.

Cependant, cette hypothèse, l’extrême droite antisémite l’avait déjà formulée, dès 1898, en pleine affaire Dreyfus, dans un article paru dans La Libre Parole, où l’on citait Proust parmi les Juifs qui s’étaient attaqués à Maurice Barrès (l’un des dirigeants du front antidreyfusard). Et, depuis lors, bien d’autres antisémites ont dénoncé Proust comme Juif, notamment Louis-Ferdinand Céline, pour qui Proust n’était pas qu’un Juif par le sang, mais là encore un Juif par l’esprit, un Juif «talmudiste».

Voilà comment Compagnon tâchait de démontrer qu’il existait, sur ce point, une convergence entre le sionisme et l’extrême droite antisémite.

Cependant Cohen n’exprimait qu’une impression, Céline également. Le premier critique littéraire à avoir livré une analyse de la judéité de Proust, en s’appuyant sur des arguments objectifs, ce critique n’était ni juif, ni sioniste, ni antisémite. Il s’appelait Denis Saurat. C’était un universitaire, directeur de l’Institut français de Londres. Il publia en 1925 un article intitulé Le Judaïsme de Proust, dans lequel il remarquait que la littérature talmudique et cabalistique avait exercé une influence déterminante sur Proust.

«Ce n’est pas seulement la démarche, mais aussi l’étoffe de la pensée, le sujet de la pensée qui est identique», signalait Saurat[1] en précisant que la théorie de l’inversion sexuelle des âmes développée dans le Zohar, l’un des principaux ouvrages de la Cabale, avait profondément marqué Proust.

Voilà un argument que l’on pouvait vérifier. Et, s’il avérait que Proust avait lu le Zohar, alors on pouvait soutenir objectivement l’hypothèse d’un Proust juif – pas exclusivement juif, bien entendu, mais juif à sa manière.

En 1976, Philip Kolb publia le carnet où Proust esquissait le plan général de son roman. On pouvait y lire une note où il écrivait en effet : «Voir Zohar.»

Mais comment Proust avait-t-il pu lire un tel ouvrage ? Ça ne cadrait pas du tout avec l’image de sa famille, du moins telle qu’elle apparaissait dans les documents que conservait son héritière, Suzy Mante, sa nièce, et encore moins avec ce qu’elle en disait elle-même.

Les biographes, les experts, les critiques qui analysaient les papiers détenus par Mme Mante, étaient persuadés que les Weil, la famille maternelle de Proust, n’avaient pratiquement plus rien de juif.

Ils ne se doutaient pas qu’Adolphe Crémieux, un oncle de Mme Proust, son témoin de mariage, avait présidé le Consistoire israélite de France avant de fonder l’Alliance israélite universelle.

Ils ne se doutaient pas qu’un autre oncle, Godchaux Weil, alias Ben-Lévi, comptait parmi les talmudistes de langue française, et qu’il avait publié des ouvrages célèbres dans toute la diaspora juive.

Ils ne se doutaient pas qu’un autre oncle encore, Benoît Cohen, directeur de l’hôpital Rothschild, présidait le Comité de bienfaisance israélite.

Proust est né au sein d’une famille qui joua un rôle considérable dans l’histoire des Juifs de France, et bien au-delà de la France. Mme Mante se gardait bien d’en parler. Elle avait fait disparaître le moindre souvenir lié à la judéité de sa famille. Mais, enfin, elle n’a tout de même pas détruit le carnet où se trouvait l’allusion au Zohar, alors qu’elle aurait pu le faire.

«Voir Zohar». Qu’est-ce que ça prouvait ? Pas grand-chose. Ça prouvait seulement que Proust avait entendu parler du Zohar. Et alors ? Il aurait pu le mentionner sans l’avoir lu.

Néanmoins, en bas de page, Kolb précisait que Proust avait fait une autre référence au Zohar, dans le Cahier 5 du manuscrit de la Recherche, folio 53, verso. Et il en donnait un extrait : «Zohar. Ce nom est resté pris entre mes espérances d’alors, il recrée autour de lui l’atmosphère où je vivais alors, le vent ensoleillé qu’il faisait, l’idée que je me faisais de Ruskin et de l’Italie. L’Italie contient moins de mon rêve d’alors que le nom qui y a vécu.»

Un extrait mystérieux. Qu’est-ce que ça voulait dire ? On ne le savait pas. Pourquoi Kolb ne publiait-il pas dans son intégralité la page de Proust consacrée au Zohar, ce qui aurait permis de comprendre de quoi il s’agissait ?

La parution en 1990 de l’ouvrage de Juliette Hassine, une universitaire israélienne, Ésotérisme et écriture dans l’œuvre de Proust, exhumait le texte de Saurat paru en 1925. Elle reprenait la même hypothèse. Elle l’étudiait. Elle la développait. Elle lui apportait toutes sortes de précisions. Elle sériait les coïncidences les plus remarquables entre le Zohar et la Recherche. Mais Hassine n’avait pas accès au manuscrit de Proust conservé à la Bibliothèque nationale de France. Jusqu’à une date récente, seuls quelques experts y accédaient. Hassine devait se contenter de l’extrait publié par Kolb, sans savoir que dans la partie du texte restée inédite, la partie la plus importante, Proust précisait qu’il avait lu le Zohar, et dans quelles conditions il l’avait lu.

En 2002, Florence Callu et Antoine Compagnon rééditèrent les Carnets de Proust pour la maison Gallimard. Ils reproduisaient la note sur le Zohar dans le premier carnet. Ils signalaient également que le Cahier 5 contenait une autre allusion au Zohar. Et ils s’en tenaient là. Il n’était même plus question de publier ne serait-ce qu’un extrait du texte consacré au Zohar, alors que Callu et Compagnon n’ignoraient évidemment pas la thèse d’un Proust juif.

Cependant, depuis 2017, le Cahier 5 est consultable sur le site de la BNF en ligne. Il suffit de le déchiffrer. Proust concluait dans le texte jusque-là inédit : «Les noms, dès que nous les pensons, ils deviennent des pensées, ils prennent rang dans la série des pensées d’alors en se mêlant à elles, et voici pourquoi Zohar est devenu quelque chose d’analogue à la pensée que j’avais avant de le lire, en regardant le ciel tourmenté, en pensant que j’allais voir Venise[2].»

Désormais, on ne peut plus douter qu’en janvier 1900, quand il projetait de partir pour Venise, Proust commençait à lire le Zohar et à s’initier à sa mystique.

Émile Boutroux, le professeur de philosophie de Proust à la Sorbonne, organisait des séances spirites dans son appartement de la rue d’Ulm, puis plus tard à la fondation Thiers, avenue Bugeaud, un institut qui dépendait de l’École normale supérieure. On s’y livrait à toutes sortes d’expériences. Proust leur consacre un chapitre dans son roman. Il s’agissait d’étudier des phénomènes méprisés jusque-là par les scientifiques.

«Le spirite qui, les yeux bandés, trouve un objet», ce spirite que Proust évoque dans La Prisonnière[3], ce spirite aveuglé par un bandeau, mais qui ne découvre pas moins l’objet caché en se fiant à sa seule intuition, ce spirite, ce fut probablement lui-même.

«Que de fois, écrivait Reynaldo Hahn, que de fois j’ai observé Marcel en ces moments mystérieux où il communiait totalement avec la nature, avec l’art, avec la vie, en ces “minutes profondes” où son être entier, concentré dans un travail transcendant de pénétration et d’aspiration alternées, entrait, pour ainsi dire, en état de transe[4].»

Les allusions au spiritisme fourmillent chez Proust. En réalité, A la recherche du temps perdu se fonde sur une espèce de spiritisme proprement proustien.

Qu’est-ce que la Madeleine ? Qu’est-ce que les clochers de Martinville ? Qu’est-ce que le Pavillon vert ? Sinon qu’un moyen d’accès au monde des morts, c’est-à-dire au passé toujours vivant en soi, pour peu que l’on parvienne à l’exhumer.

Proust se découvrait alors le tempérament d’un mystique. Comment n’aurait-il pas songé à se convertir au catholicisme, à s’y convertir vraiment, c’est-à-dire à lui consacrer sa vie, en suivant la leçon de Bergson, son cousin et l’un de ses maîtres en philosophie.

«Mes réflexions m’ont amené de plus en plus près du catholicisme où je vois l’achèvement complet du judaïsme», notait Bergson[5]. Le catholicisme ne s’oppose pas donc au judaïsme, selon lui. Au contraire, le catholicisme – parce qu’il est universel – constitue la version parfaite de la religion juive. Et, en cela, Bergson témoignait de la culture propre aux israélites français, voués à disparaître, en tant que juifs, au bout de quelques générations, sous la pression de l’universalisme tel qu’il se concevait alors en France, qu’il soit chrétien ou athée, qu’il soit idéaliste ou matérialiste.

Le 19 février 1893, Robert de Flers présenta Proust à l’abbé Pierre Vignot, un prêtre tout à fait remarquable, enseignant à l’école Fénelon, l’un des meilleurs collèges religieux de Paris.

L’abbé entamait ses conférences de Carême dans la chapelle de l’école. Proust y assista avec beaucoup de ferveur, tellement qu’il en établit un compte-rendu, ce qui incita Vignot à les publier sous le titre : La Vie pour les autres[6].

Proust se liait avec l’abbé. Ils se voyaient régulièrement. Ils discutaient de sa vocation – de sa vocation à la littérature, mais aussi de sa vocation à la religion. Car alors il songeait à devenir prêtre, si l’on en croit une lettre à son ami, Robert de Billy en septembre 1893[7].

«Les expériences spirites, pas plus que les dogmes religieux, n’apportent la preuve que l’âme subsiste», constatait Proust. «Ce qu’on peut dire, c’est que tout se passe dans notre vie comme si nous y entrions avec le faix d’obligations contractées dans une vie antérieure»[8].

L’idée qu’avant de naître à notre vie présente, nous avons vécu une vie passée dans un autre monde, où nous avons reçu une loi, à laquelle nous continuons à obéir sans savoir pourquoi, cette idée, essentielle pour Proust, c’est une idée proprement juive.

Pourquoi se réunir en famille pour déjeuner le samedi comme on le faisait dans sa propre famille ? Eh bien, justement, parce que la famille avait vécu une vie antérieure, dans un autre monde, celui d’Israël dans l’Antiquité, où elle obéissait à la loi juive qui imposait notamment de faire la fête le samedi.

Proust adhérait à une morale qui dépendait du même processus puisque, précisément, selon lui, «il n’y a aucune raison, dans nos conditions de vie sur cette terre, pour que nous nous croyions obligés à faire le bien, à être délicats, même à être polis[9].»

Cependant les Pères de l’Église voyaient les choses d’un autre point de vue. Ils s’adressaient à des païens, qu’ils tâchaient de convertir au christianisme, sans leur enseigner pour autant qu’ils avaient vécu une vie antérieure dans un monde meilleur. Bien au contraire. Il allait de soi, pour les chrétiens, que le christianisme représentait un progrès en tant que tel, intrinsèquement, quelles que soient les aléas de l’histoire.

Mais les Juifs privés de leur temple, et condamnés à l’exil et à la dispersion, éprouvaient évidemment le sentiment inverse. Ils vivaient dans un monde bien plus mauvais qu’auparavant, quoi qu’on fasse pour le réformer.

Dans Jean Santeuil, Proust parle de la « tyrannie du présent »[10], c’est-à-dire de la tyrannie du temps présent en soi, intrinsèquement là encore, quelles que soient les aléas de l’histoire. Cette impression, cette position par rapport au temps présent, Proust ne cessait de la ressentir. Et il la conserva jusqu’à la fin de sa vie. Son œuvre elle-même en découle.

«Toutes ces obligations, remarquait-il, qui n’ont pas leur sanction dans la vie présente, semblent appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous sortons pour naître à cette terre, avant peut-être d’y retourner revivre, sous l’empire de ces lois inconnues auxquelles nous avons obéi, parce que nous en portions l’enseignement en nous, sans savoir qui les y avait tracées[11].»

Tout cela intéressait sans doute l’abbé Vignot. Mais, pour autant, tout cela n’entrait pas dans le cadre théologique du catholicisme. Tout cela rappelait la métempsychose propre à la Cabale juive, c’est-à-dire le Guilgoul en hébreu, littéralement le « cycle des âmes », une idée liée à l’exil perpétuel des Juifs à travers le temps.

Les autorités ecclésiastiques auxquelles Proust s’adressa, quand il voulut devenir prêtre, ont probablement entrevu qu’il adhérait à une conception proprement juive du monde. En tout cas, le fait est là,  elles le dissuadèrent d’entrer dans l’Église.

Entre le moment où il découvrit sa vocation religieuse, vers l’âge de quinze ans, en 1886, et le moment où il lui fallut renoncer à devenir prêtre, vers l’âge de vingt-deux ans, en 1893, Proust avait vécu une vie complète. En renonçant à la prêtrise, c’est comme s’il mourait.

A recherche du temps perdu se déroule principalement durant cette tranche de vie, quand le narrateur a entre 15 et 22 ans, les sept années décisives qui, finalement, aboutissent à un renoncement. Un moment très angoissant, qui réveille le souvenir des épreuves du même genre vécues antérieurement, jusque dans la petite enfance, et peut-être dans d’autres vies.

Diplômé en droit, en science politique et en philosophie, Proust terminait alors ses études universitaires. Son père l’incitait à entreprendre des études de médecine. Mais il n’en était pas question, pour Proust.

«Décidé que je suis à n’être ni avocat, ni médecin, ni prêtre», annonçait-il à Robert de Billy[12], Proust ne se consacrerait plus qu’à la littérature. Avocat ou médecin, c’est ce à quoi songeaient ses parents. Prêtre, c’était son idée à lui.

Et voilà qu’en hiver 1900 Proust laissait tomber Jean Santeuil, le roman qu’il avait entrepris après qu’il eut renoncé à la prêtrise. Ainsi, au bout d’un nouveau cycle de sept années, c’était comme s’il mourait à nouveau, en renonçant à son roman.

Et il lui fallut encore passer par un autre cycle d’une durée à peu près équivalente, avant de pouvoir se lancer dans la Recherche. Entre temps, il avait perdu la foi, sûrement à la suite de la mort de sa mère en automne 1905.

Le narrateur proustien traverse le même genre de crise quand, après la mort d’Albertine, il séjourne à Tansonville. Il a vingt-deux ans alors. Et l’espoir disparaît. Marcel renonce à la littérature. Il admet qu’il ne sera pas un écrivain, comme Proust, en 1893, lorsqu’il admit lui-même qu’il ne serait pas un prêtre.

«Au nom du ciel, auquel nous ne croyons, hélas, ni l’un ni l’autre», écrivait Proust à une amie en novembre 1908[13]. Cependant, alors, il se replongeait dans la littérature juive. Et soudain, quelques mois plus tard, il y retrouva une certaine forme d’espérance, comme son narrateur quand se produit, à la fin du roman, l’illumination du temps retrouvé. Et précisément alors, en été 1909, il notait dans le carnet où il esquissait le plan de son roman : «Voir Zohar.»

 

«Le chasseur de l’ascenseur, venu me dire adieu hier, a dû quitter plus tôt à cause de son dreyfusisme qui lui faisait trop d’ennemis. Je crois que c’est un coreligionnaire», notait Proust[14]. II voulait dire un Juif, bien entendu. Un nom qu’il écrit toujours avec un J majuscule.

Qui a le mieux corroboré la thèse d’un Proust juif, pas exclusivement juif, répétons-le, mais juif à sa manière, sinon Proust lui-même ?

1. Denis Saurat, «Le Judaïsme de Proust», Les Marges (revue), Paris, 15 octobre 1925.
2. Marcel Proust, Cahier 5 du manuscrit de la Recherche, folio 53 verso. Le document est édité en ligne sur le site de BNF : editions.bnf.fr. Voir Patrick Mimouni «Entre les lignes : Proust et la littérature juive», La Règle du jeu, édité en ligne : laregledujeu.org.
3. La Prisonnière, Pléiade, p. 867.
4. Reynaldo Hahn, «Promenade», Hommage à Marcel Proust, NRF, 1923, p. 34.
5. Henri Bergson, Testament, réédité en ligne, canalacademie.com.
6. Le compte-rendu, par Proust, des conférences de Carême de l’abbé Vignot, existerait toujours sous la forme d’un manuscrit inédit déposé à la Bibliothèque nationale, voir à ce sujet la note établie par Philip Kolb, dans Marcel Proust, Correspondance IV, Plon, pp. 78-79.
7. Marcel Proust, lettre à Robert de Billy, septembre 1893, Correspondance I, Plon, p. 234.
8. Marcel Proust, La Prisonnière, Pléiade, p. 693.
9. Marcel Proust, La Prisonnière, Pléiade, p. 693.
10. Marcel Proust, Jean Santeuil, Pléiade, p. 521.
11. Marcel Proust, La Prisonnière, Pléiade, p. 693.
12. Marcel Proust, Lettre à Robert de Billy, septembre 1893, Correspondance I, Plon, p. 234.
13. Marcel Proust, Lettre à Geneviève Straus, 6 novembre 1908, in Lettres, Plon, p. 462.
14. Marcel Proust, Lettre à sa mère, septembre 1899, Correspondance II, Plon, p. 354.

La regle du Jeu

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