5 juillet 1962, le massacre d’Oran

5 juillet 1962, le massacre d’Oran (info # 011207/17) [Analyse]

Par Raphaël Delpard © Metula News Agency

 

Tout le long du 5 juillet 2017, mes pensées allèrent à cet autre 5 juillet 1962, au cours duquel 3 000 Français et de nombreux Algériens furent assassinés ; un jour qui fut qualifié par l'historien Gérard Israël de pogrom.

 

La libération du peuple algérien s'est faite dans le sang et le déshonneur ; déshonneur pour le gouvernement français, lequel, sur ordre de Charles de Gaulle, abandonna la population oranaise, tant européenne qu’algérienne, la livrant sans défense à la furie vengeresse des vainqueurs ; ceux-ci profitèrent de l'occasion qui leur était offerte pour organiser un massacre de masse.

 

Pour comprendre ce qui s’est passé, il nous faut remonter l'histoire de manière à reconstituer la succession des étapes qui ponctuèrent les derniers mois de la présence française en Algérie.

 

Il y eut tout d'abord la conférence d'Evian, qui s'est tenue au mois de mars 1962 entre les nationalistes algériens et les représentants de l'Etat français.

 

De Gaulle, pressé d'en finir avec le dossier algérien qu'il considérait comme un boulet l'empêchant de s'élancer dans le monde et d'y prodiguer sa parole, accéda à toutes les demandes formulées par les représentants du "gouvernement provisoire de la République algérienne".

 

Rappelons, pour être conforme avec l'histoire, que les Algériens ne signèrent pas les accords. Mais tous les articles qui leur étaient favorables furent appliqués à la lettre par le gouvernement de la métropole. N'oublions pas de mentionner non plus le blanc-seing accordé par de Gaulle, d'une façon officieuse au chef de la délégation algérienne, qui consista à autoriser le Colonel Houari Boumediene, stationné à Oujda au Maroc avec ses unités, à entrer en Algérie le jour de l'indépendance. Or, parmi les égorgeurs des Français et des Algériens à Oran, le 5 juillet 1962, se trouvaient nombre de soldats appartenant au régiment de Boumediene.

 

On pouvait imaginer que les Algériens ayant réussi à faire plier un grand Etat s'en tiendrait à cette victoire, or il n'en fut rien. Il fallait que les Français partissent au plus vite, et pour hâter leur départ, le nouveau pouvoir décida qu’il était nécessaire de créer une période de chaos. Les attentats se multiplièrent, les enlèvements de civils faisaient rage ; on tuait, on assassinait à tous les coins de rue, on violait les femmes dans les cours des immeubles, on exterminait les hommes en les plongeant dans des bains d'acide.

 

Cette ambiance funeste semblait ne pas suffire à de Gaulle, car il dépêcha des policiers de Paris - les Pieds noirs les appelèrent "Barbouzes" - avec l'unique mission de jeter en prison le premier Pied-noir venu qui aurait eu l'outrecuidance de chanter la Marseillaise au passage d'un camion militaire, ou pire encore, d'entonner le chant des Africains, l'hymne des Européens d'Algérie.

 

A compter du cessez-le-feu - il intervint le 19 mars 1962 -, l’Algérie était censée vivre dans la paix. Les uns n'avaient-ils gagné ? Et les autres, piteusement perdu ? Eh bien non ! Ce fut une période de sang et de meurtres, comme il ne s'en était pas produite durant les huit années que dura le conflit.

 

Oran avait eu la chance d'échapper aux turpitudes entraînées par la guerre, ne subissant que très rarement le terrorisme aveugle des révolutionnaires. Les troubles commencèrent lorsque les habitants comprirent que de Gaulle allait livrer l'Algérie avec les meubles au FLN. La mobilisation en faveur de l'OAS1, purement épidermique, fut davantage importante pour l'idée d'une Algérie éternellement française que pour les pratiques musclées et sanguinaires ressemblant trop à celles des nationalistes algériens.

 

Les activistes français d’Oran apparaissaient, depuis l'Elysée à Paris, comme un empêchement à la bonne réalisation des accords d'Evian. Il fallait les faire taire, les punir d'oser affronter l'autorité du chef de l'Etat français et, suprême insulte, d'être des militants de la formation factieuse. Et pour y parvenir, on jugea nécessaire d'employer les moyens les plus vigoureux.

 

Le général Katz fut chargé de la besogne. Dès sa nomination, de jour comme de nuit, les arrestations allèrent bon train. Les détenus étaient conduits sous escorte militaire et parqués dans l’un des stades de la ville. Ils restaient ainsi deux ou trois jours sans manger ni boire. Ensuite ils étaient dirigés vers la prison, rapidement engorgée. La population européenne oranaise eut donc, à compter du 19 mars 1962, à lutter contre l'Armée française et le FLN, unis contre les activistes de l'OAS. C'est-à-dire, la population civile.

 

Le 5 juillet 1962, jour de l'Indépendance de l'Algérie approchait. Les 26 et 27 juin, des camions militaires français sur lesquels on avait arrimé des haut-parleurs sillonnèrent les rues, invitant la population française à ne pas rester cloîtrée chez elle. Un comité avait vu le jour et avait établi un programme de festivités.

 

Les haut-parleurs, se souvient Gérard Israël, diffusaient le lancinant et rassurant message : "Oranaises, Oranais, ne vous affolez pas. L'Armée est et restera en Algérie pendant trois ans pour assurer votre sécurité".

 

Mensonge ! Depuis les accords d'Evian, l'Armée française fut mise sur la touche sur l’ensemble du territoire. Elle ne pouvait intervenir qu'à condition d'avoir obtenu au préalable l'autorisation de l'exécutif algérien. L'autorité française n'était qu'une réalité de papier. A Oran, il n'y avait plus ni préfet ni commissaire de police. Les Oranais ne pouvaient pas appeler le commandement militaire en cas de besoin, car le central téléphonique ayant été endommagé, les communications ne passaient pas.

 

La population, toute la population, est ainsi livrée aux nationalistes algériens. Ajoutons l'ignominie du Président de la République française. Jamais dans l'histoire de France, pourtant richement émaillée de drames divers, il n'y eut un pouvoir qui osa abandonner ses nationaux. De Gaulle l'a fait. Le 5 juillet 1962, les gardes mobiles, les gendarmes, et l'Armée sont consignés dans les casernements avec interdiction absolue de sortir quoiqu'il puisse arriver.

 

5 juillet 1962. Vers 10 heures, on signale que des bandes incontrôlées envahissent le quartier juif à la hauteur des rues de la Révolution et d'Austerlitz ; elles se livrent à un pillage en règle des magasins. Le quartier est vide ou pratiquement. Les Juifs ont quitté Oran depuis des semaines, car dans les familles, les manifestations antijuives des années vingt et trente sont encore vivaces, et qui plus est, les Juifs savent que, de toute éternité, s'il y a une émeute, ce sont toujours eux que l'on visera en premier.

 

11 h 43 précisément, devant le théâtre municipal. Dans la foule massée se mêlent des Européens et des Algériens. L'annonce faite six jours auparavant justifie la présence des Français. On y trouve aussi des responsables du FLN. Des détails trahissent leur impatience. Soudain, quatre coups de feu sont tirés. Immédiatement des jeunes Algériens quittent la foule et se ruent dans des directions opposées en criant : "C'est l'OAS, c'est l'OAS qui nous a tirés de dessus !".

 

La foule est d'abord incrédule, puis, sans trop connaître la raison, tout le monde se met à courir en hurlant : "OAS ! OAS !". De ce rassemblement pacifique émergent des hommes en armes qui tirent dans toutes les directions. Des femmes et des hommes tombent, morts ou blessés.

 

Place Kargueutah, la fusillade éclate à peu près au même moment. Tous les Européens sont tués sur place. Dans une brasserie, quatre Français jouent aux cartes en buvant une anisette. Des Arabes entrent, les font sortir, mains sur la tête, et ils les abattent de sang-froid.

 

La folie s'empare des rues. Les femmes algériennes vont en bande et agressent les hommes européens qu'elles rencontrent. Poussant de sinistres youyous, elles leur crèvent les yeux ou leur lacèrent le visage avec leurs ongles, jusqu'à ce qu'ils ne ressemblent plus qu'à des plaies vivantes.

 

A la base militaire de Valmy, des jeunes Français du contingent entendent derrière les murs de la caserne les cris des Européens qui tombent sous les balles ou sous les coups de hache. Exaspérés de ne pouvoir rien faire, ils finissent par prendre à partie les officiers. Ils leur reprochent de laisser la population se faire massacrer sans intervenir : "Si vous n'avez pas le courage d'affronter les meutes d'assassins, donnez-nous des armes et nous le ferons à votre place !". Les officiers sont troublés, on leur a rapporté que quatre Français ont été pendus à des crochets de boucher dans le quartier de la Marine. Mais si nombre d'entre eux pensent qu'il est de leur devoir d'intervenir, l'absence d'ordres l'emporte sur leur détermination.

 

Un seul officier désobéira. Il s'agit du Lieutenant Rabah Kheliff, un musulman pro-français. Il explique les consignes du Commandement militaire.

 

"Que disaient-elles ? L'Algérie étant devenue indépendante depuis le 2, en conséquence, le 5 juillet, nous devions rester dans les cantonnements. Je trouvais bizarre cet ordre et surtout peu conforme aux accords d'Evain. Ceux-ci prévoyaient clairement le maintien de quatre-vingt mille hommes en Algérie pour assurer la sécurité des personnes et des biens, or, le jour d'une manifestation aussi importante, nous ne devions pas sortir des casernes ! Je dois ajouter que ce qui alimentait mon trouble venait des informations que nous recevions depuis le 19 mars, faisant état d'enlèvements, d'assassinats d'Européens, et de musulmans pro-français. Bref, je ne comprenais pas cet ordre. Ma conscience me commandait la désobéissance. J'ai donc décidé de quitter la caserne à la tête de mon bataillon, soit trois cents hommes. Aucun d'entre eux n'a fait la moindre difficulté pour me suivre, et j'ai vu sur les visages de certains qu'ils étaient soulagés par la décision que j'avais prise.

 

J'avais capté une information indiquant que quatre cents Européens se trouvaient entre les mains d'une unité de l'ALN - Armée de Libération Nationale - arrivée depuis du Maroc où elle attendait de pouvoir agir sur le territoire algérien. Je suis arrivé sur place, et en effet, j'ai pu constater que les Européens attendaient qu'on les embarque dans des camions. Ils étaient voués à la mort. Avec mon unité, j'ai encerclé les soldats algériens, puis je me suis adressé à un homme en civil, faisant office de préfet du pouvoir algérien. "Monsieur", lui ai-je dit, "je vous demande de donner l'ordre aux militaires de l'ALN de quitter les lieux au plus vite. Mon intention est de libérer les Français et les Algériens qui sont arbitrairement retenus. Je vous donne cinq minutes, pas une de plus. Au-delà du délai, j'agirai en conséquence".

 

Le "préfet" a parlementé avec l'officier algérien, et ce dernier a levé le camp avec ses hommes. J'ai dû affronter la foule composée exclusivement d'Algériens qui était présente, qui était furieuse de la libération des Européens. Les gens bavaient de haine et voulaient leur mort. La foule m'a encerclé à mon tour, et les coups ont commencé à pleuvoir. J'ai dû la vie sauve à mes soldats, ils m'ont extrait des griffes de mes agresseurs. C'était l'ambiance d'une Saint-Barthélemy. Ce n'est pas tout, dans le courant de l'après-midi, j'apprends par un de mes indicateurs que des soldats algériens, armés jusqu'aux dents, m'attendent à la sortie de la caserne. Je suis sorti en civil, planqué sur le plancher d'un camion avec une protection militaire. J'ai quitté Oran le jour même par avion. Destination Lyon. J'ai appris plus tard que le FLN avait décidé de m'éliminer". Rabah Kheliff est décédé le 3 novembre 2003 à Lyon. Il fut, sa vie durant, un patriote français, respectueux des lois de la république du pays dans lequel il avait placé sa confiance.

 

L'après-midi, les meurtres se poursuivent sans répit. Les émeutiers pénètrent dans les immeubles, brisent les portes des appartements et assassinent les occupants. J'ai interrogé un homme qui a réussi fort heureusement à se glisser derrière un meuble lorsque la porte de l'appartement a été brisée par les assaillants. Il a vu sa famille massacrée à coups de hache.

 

A 17 heures, le général Katz est sorti de la caserne où il attendait à bord d'un véhicule militaire ; il parcourut les rues et les places jonchées de morts, tous des Européens. Il constata ainsi que le plan avait fonctionné.

 

Il quittera Oran le 13 août 1962. Ce jour-là, le ministre des Armées, Pierre Mesmer, lui remettra la Croix de Valeur Militaire avec palme "pour avoir su rétablir et préserver avec force et dignité l'autorité légale et l'ordre public".

 

Vous avez pu constater que depuis cinquante-cinq ans, dans un pays pourtant si friand de cérémonies de repentance, jamais un gouvernement, jamais une formation politique, n'a proposé, et ni même tenté d'organiser un hommage à la mémoire de ces Français tombés sous les balles du vainqueur algérien, que le pouvoir gaulliste avait livré aux bourreaux.

 

C’est aussi le travail de la Ména d’avoir de la mémoire lorsque les autres l’ont perdue.

 

 

 

Note :

1OAS : https://fr.wikipedia.org/wiki/Organisation_arm%C3%A9e_secr%C3%A8te

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