Minorités en Tunisie : Le cimetière de Borgel, une mémoire en perdition

Minorités en Tunisie : Le cimetière de Borgel, une mémoire en perdition
 

Borgel est la dernière demeure de grands noms de la chanson tunisienne, comme Habiba Msika et Cheikh El Afrit. Divisé en une partie dédiée aux juifs et une autre aux chrétiens, le cimetière abrite aussi les dépouilles de personnalités laïques, cantonnées dans un carré séparé. Et ces hauts lieux de la mémoire tunisienne attestent de l’évolution de la présence des minorités en Tunisie.

Le cimetière de Borgel est «en péril», ont déclaré différents intervenants de «Djerba Cult’». Lors de l’événement tenu du 16 au 18 mai, en marge du pèlerinage de la synagogue de la Ghriba. Un appel a été lancé pour sauvegarder le patrimoine juif tunisien, dont Borgel fait partie intégrante. Quelques jours auparavant, une figure d’origine juive, Leila Adda avait été inhumée dans ce même cimetière, situé sur l’avenue Kheireddine Pacha à Tunis. Une occasion de redécouvrir ces lieux ayant survécu aux vicissitudes de l’histoire. En fait, le cimetière abrite deux parties distinctes : l’une dédiée aux chrétiens et l’autre aux juifs. Et pour visiter le carré « des libres penseurs », il faut passer par le cimetière chrétien.

« Des libres penseurs » à la marge

La dénomination du carré « des libres penseurs » du Borgel pourrait laisser imaginer une sorte de Panthéon des minorités à l’image du carré des martyrs du Djellaz. Une place réservée justement aux esprits libres qui ont marqué la vie intellectuelle et politique tunisienne, à l’instar de Leila Adda, Gilbert Naccache, Georges Adda, etc. Sauf que ce carré n’a absolument rien de comparable avec la splendeur du Panthéon, ni même à celle du carré des martyrs du Djellaz.

Une fois arrivé au cimetière municipal dit « chrétien » du Borgel, il faut traverser une longue artère pour accéder à ce carré. Un travailleur dans ce lieu nous indique l’endroit en grommelant d’un ton insolent : C’est la partie réservée à ceux qui ne croient en rien.

Les tombes du carré sont alignées horizontalement. Rien ne renvoie à l’appellation du « carré des libres penseurs », hormis les noms des personnalités gravés sur le marbre des pierres tombales. Mais pour les lire, il faut arracher les touffes d’herbe qui recouvrent parfois les épitaphes. Quelques rosiers mal soignés envahissent le mur à côté, ajoutant comme par mégarde, des touches de beauté au lieu.

Aux alentours, des gravats attestent des enterrements récents. Un peu plus loin, une vaste terre prête à les accueillir. Juste à côté, une fosse commune regroupe les ossements des corps transportés de l’ancien cimetière du Belvédère vers Borgel. Seules une croix et une plaque en marbre l’indiquent. La mauvaise herbe a conquis le terrain. On y trouve une solitaire bouteille d’eau en plastique convertie en vase où gisent quelques roses en guise d’hommage à ces morts.

Il faut mettre le paquet pour embellir les tombes, nous raconte le jardinier. Des familles le font encore. « Il y a même des gens qui envoient de l’argent de l’étranger », confie-t-il. Oubliées de leurs familles, les autres sépultures sont livrées au mauvais temps. La municipalité effectue quelques fois des opérations de désherbage, nous raconte l’ouvrier.

Ce cimetière dit« chrétien » a notamment remplacé celui du Belvédère situé à Bab El Khadra. Fermé en 1979, il regroupait déjà 9000 concessions. 295 d’entre elles pour les évangéliques et 325 étaient réservées à la section laïque. Des personnalités de la mouvance libérale, des francs-maçons, des socialistes et des communistes y étaient inhumées, écrit l’universitaire Habib Kazdaghli en renvoyant aux travaux de l’historien Pierre Soumille.

Il a fallu toute une campagne de presse et la lutte d’un ancien communard installé en Tunisie, Jules Montels, pour pousser la municipalité à aménager un espace dédié aux « protestants » et aux «sans cultes», appelé plus tard le «carré laïc». La première inhumation y a eu lieu le 3 mai 1886. Les trois cimetières étaient séparés par des murs mais cohabitaient sur le même site de Bab El Khadra.

Avec le transfert des dépouilles à Borgel, le carré laïc a cessé d’exister. Il a fallu attendre le décès de la militante féministe, Gladys Adda en 1995 pour le faire resurgir. Le 28 novembre 1996, la municipalité de Tunis signe un contrat de vente d’un terrain avec la famille Adda pour permettre son enterrement dans un carré dédié aux libres penseurs. Depuis, d’autres inhumations ont eu lieu. Les corps de Gladys, Georges et leur fille Leila Adda y reposent. D’autres tombes sont alignées sur le même site formant un carré d’un peu plus d’une dizaine de sépultures.

Selon l’anthropologue Margaux Fitoussi, on ne dispose pas de chiffre exact concernant les corps inhumés. Mais, ils seraient en effet plus d’une dizaine. Travaillant sur la judaïcité en Tunisie, la chercheuse a étudié «le caractère laïque du carré des libres penseurs et les raisons pour lesquelles des personnes nées dans des familles d’origines juives et chrétiennes ont choisi d’être enterrées sans les rites de leurs origines», souligne-t-elle à Nawaat. Et de préciser que plusieurs parmi eux appartenaient à l’ancien parti communiste.

L’état abîmé du Borgel des juifs

Le mur séparant le carré « des libres penseurs » des tombes des chrétiens n’existe plus. En revanche, un mur distingue le Borgel des chrétiens du Borgel limitrophe des juifs. Il faut sortir du premier pour accéder, à travers une porte, au deuxième.

Les deux cimentières ne se distinguent pas uniquement par la religion de leurs pensionnaires. L’architecture des tombes est bien sûr clairement différente, d’un lieu à l’autre. Les plus anciennes d’entre elles se singularisent par leur simplicité. Le monument funéraire est composé d’une pierre tombale, en l’occurrence la partie horizontale recouvrant la sépulture. D’autres pierres tombales sont en revanche composées également d’une stèle destinée à recevoir les ornements sur laquelle est inscrit le nom français et hébreu du défunt. Sur ces pierres, on trouve généralement des gravures, une ou plusieurs étoiles de David ainsi qu’une épitaphe.

    Ces pierres tombales dénotent de l’influence des formes funéraires chrétiennes sur les juifs. Avant, ces derniers ne construisaient pas les tombes. Ce n’est plus le cas sous l’influence récente de la communauté chrétienne, explique Habib Kazdaghli à Nawaat.

La partie juive du Borgel est plus ancienne. Le terrain servant à l’enterrement des juifs a été acheté en 1889. Inauguré par le rabbin Elie Borgel, ce dernier lui a donné son nom, précise l’historien. 75% des tombes appartiennent aux juifs tunisiens et le reste aux juifs dit granas. Ces derniers sont d’origine italienne. Ils se sont installés dans la régence à partir du 18èmesiècle, poursuit-il. Et de déplorer le fait que « l’ensemble soit dans un état délabré ». Le nombre exact des tombes demeure également méconnu.

En effet, le travail de recensement des pierres tombales piétine encore. On estime que le cimetière abrite entre 15 mille et 20 mille tombes, déclare Moché Uzan, grand Rabbin de Tunis, à Nawaat.

C’est seulement le nombre des tombes identifiées. Habib Kazdaghli avance un chiffre beaucoup plus important, avoisinant 70 mille tombes. Appartenant à la communauté juive de Tunis, le cimetière est géré par elle. Et c’est Henda Hadad qui en est devenue la mémoire. Alors que le nombre des enterrements avoisinait plus d’une dizaine chaque année dans les années 50, aujourd’hui, on ne compte qu’une seule inhumation par an. Les personnes enterrées récemment résidaient dans des maisons de retraite. Elles n’ont plus de familles en Tunisie, raconte la conservatrice du lieu.

S’occupant de la conservation du lieu, elle a hérité de son père ce travail entamé depuis les années 50. Elle a pris la relève de son père décédé il y a quelques années. Habitant avec sa famille dans une maisonnette située à l’entrée du cimetière, elle a grandi dans cet endroit et connait parfaitement tous ses recoins. « Je suis passionnée par la portée historique du lieu d’où mon intérêt pour mon travail », raconte-t-elle à Nawaat. Les personnes cherchant à retrouver les tombes de membres de leurs familles se dirigent vers elle. Et ils sont de plus en plus nombreux à le faire, confie-t-elle. « Des juifs de passage à Borgel après leur pèlerinage de la Ghriba mais aussi des personnes venues en vacances d’été. La plupart cherche les tombes de leurs arrières grands-parents. Certains tentent de les restaurer», fait-elle savoir.

Car c’est aux familles de restaurer les pierres tombales de leurs proches. La municipalité et la communauté juive ne s’occupent que des tombes des grands rabbins et des allées, précise Moché Uzan. L’état en péril de nombreuses tombes reflète ainsi l’abandon des familles. Un phénomène expliqué par Kazdaghli par d’exode des juifs : « La plupart des juifs tunisiens ont quitté le pays dans des conditions malheureuses. Ils ont sacrifié leurs biens mais aussi dû renoncer à cette partie de leur histoire familiale gravée dans ces tombes».

Moché Uzan explique, quant à lui, ce laisser-aller des familles par « la psychose» engendrée parla désaffectation de l’ancien cimetière du Passage, décidée en 1957. Dans le cadre du réaménagement de la ville, les juifs ont été appelés à transférer les dépouilles de leurs familles vers Borgel. La désaffectation a aussi englobé des cimetières de chrétiens et des musulmans mais « les juifs l’ont particulièrement mal vécue surtout que cette affaire a eu lieu dans le sillage d’une période mouvementée dans la vie des juifs en Tunisie», renchérit l’historien. Et d’ajouter : « Ils ont senti qu’ils étaient ciblés ».Pour le rabbin, le déplacement des dépouilles était vécu comme « un sacrilège », vu les préceptes de la religion juive. Les juifs croient en la résurrection des morts. Les dépouilles revêtent un caractère sacré.

La conversion de l’ancien cimentière en un jardin public, connu actuellement sous le nom du jardin Habib Thameur avait attisé la colère de la communauté juive. « Les juifs n’entrent pas dans ce jardin. Pour eux, on est en train de marcher sur leurs morts », renchérit Uzan.

Depuis, beaucoup sont revenus pour chercher les tombes de leurs ancêtres. Mais le recensement et la réhabilitation des tombes nécessitent davantage de moyens financiers et techniques dont ne disposent ni l’Etat ni le grand rabbinat, relève Moché Uzan. Il plaide pour une meilleure organisation de la communauté juive et appelle à l’allègement des procédures administratives afin de pouvoir photographier les tombes et de mettre leurs photos en libre accès. Le but étant de permettre ainsi leur identification par les familles, et par ricochet, aboutir à leur restauration.

    Le cimetière n’est pas uniquement un lieu de mémoire mais un moyen pour que les juifs gardent un lien avec leurs ancêtres, et à travers eux, avec la Tunisie natale,  espère le grand rabbin.

D’autant plus que Borgel est un lieu de pèlerinage pour beaucoup de juifs. Ils viennent chaque année se recueillir sur la tombe du rabbin Hai Taieb. Au carré des grands rabbins, on trouve les traces de bougies allumées à côté de leurs tombes. Une bouteille de Boukha vidée orne également le lieu. A proximité, des stèles sont dressées à la mémoire des juifs morts sous l’occupation de la Tunisie par les troupes de l’Axe. Un autre mémorial rappelle la disparition des « enfants d’Oslo » le 20 novembre 1949. Une autre plaque en marbre rend hommage au boxeur Young Perez abattu dans le camp d’Auschwitz en 1945. Borgel abrite les dépouilles de grands noms de la chanson tunisienne, en l’occurrence la chanteuse Habiba Msika, née Marguerite Msika et Cheikh El Afrit, né Issim Israël Rozzio.

Dépoussiérer les tombes de Borgel c’est aussi lever le voile sur une parcelle de l’Histoire du pays et de la vie comme de la mort de ses minorités.

Rihab Boukhayatia - Nawaat

Comments

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Bonjour

Pourriez vous dire a Henda de me contacter

Merci

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