Les arguments pro-israéliens de Donald Trump ont peu séduit l’électorat juif qui, secoué par la violence de la campagne électorale, se positionne largement en faveur de la candidate démocrate. Le milieu orthodoxe fait figure d’exception.
Dans le match des kippas, au moins, Donald Trump part avec un coup d’avance. On serait bien en peine de trouver un autre pays sur la carte du monde dans lequel le nombre de couvre-chefs floqués au nom d’un candidat à la présidentielle sert d’indicateur – peu fiable – à la mobilisation d’un segment de la population. That’s America ! Le résultat à conserver pour la prochaine édition de « la science politique pour les nuls » : le candidat républicain l’emporte avec 331 kippas à son effigie vendues par le leader du marché, Pic-A-Kippa, contre 65 pour Hillary Clinton.
Dans la confusion d’une campagne dont l’issue, prévue le 8 novembre, échappe aux scénarios les plus insolites, le comportement électoral des Juifs américains maintient, lui, une certaine constance. Pas de révolution à attendre, de renversement de table en perspective, de basculement en gestation au terme d’une campagne rythmée par les polémiques, qui de la santé et des mails d’Hillary Clinton, qui des accusations d’harcèlement sexuel et de xénophobie contre son principal adversaire. Les Juifs d’outre-Atlantique continuent, selon la fameuse sentence du sociologue Milton Himmelfarb, à « gagne[r] leur vie comme des épiscopaliens, mais […] votent comme des Portoricains ». Démocrates, envers et contre tout.
Ce tropisme politique, enraciné sur le temps long, a été confirmé par un sondage de l’American Jewish Committee, mené en septembre auprès d’électeurs juifs. « Il donnait une avance de 42 points à Hillary Clinton (61%) sur Donald Trump (19%) » note pour Actualité Juive la directrice de l’organisation en Europe, Simone Rodan-Benzaquen. « Le fait que la Secrétaire d’Etat Clinton ait un ratio de 3 contre 1 contre Trump suggère qu’elle marche très bien chez les Juifs » abonde Kenneth D. Wald, spécialiste du vote juif à l’université de Floride, sur le site spécialisé Religion News Service.
D’un point de vue démographique, les six millions de Juifs américains pèsent peu électoralement dans un pays où 200 millions se sont enregistrés pour voter cet automne. L’affirmation mérite néanmoins d’être partiellement modulée. « Les Juifs américains se mobilisent beaucoup plus que la population générale, en moyenne à hauteur de 85% contre 50-55% au niveau national » relève pour Actualité Juive Annie Ousset-Krief, professeure de civilisation américaine à l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3. Le poids des électeurs juifs dans les « swing states » (Californie, Floride, Pennsylvanie notamment) justifie également l’attention des états-majors politiques.
« Mal à l’aise »
Si elle fait la course en tête parmi les Juifs, l’ex-sénatrice de New York, amie d’Israël de longue date, réalise néanmoins des scores inférieurs à ses prédécesseurs démocrates, qu’ils se nomment Barack Obama (74% en 2008, 69% quatre ans plus tard), John Kerry (76% en 2004) ou… Bill Clinton (80% en 1992). La campagne démocrate a souffert de l’image technocrate de la candidate et des soupçons de conflits d’intérêt après les révélations, au printemps dernier, concernant les principaux donateurs de la Fondation Clinton, en particulier l’Arabie Saoudite, le Qatar ou le Koweït. Collusion au sommet de l’Etat ? La suspicion a tracé son sillon. L’affaire du serveur privé utilisé pendant son passage au Département d’Etat (2008-2012) pour envoyer des emails a grevé sa côté de popularité, sur fond d’enquête d’une commission sénatoriale sur la gestion de l’attaque terroriste de l’ambassade américaine de Benghazi, le 11 septembre 2012. Une culture du secret qui colle à la peau de la candidate comme un sparadrap et que la réouverture le week-end dernier d’une enquête par le FBI autour des emails stockés par Anthony Weiner, l’ex-époux de sa principale conseillère, Huma Abedin, entretient dans l’opinion. Eduquée en Arabie Saoudite dans une famille d’intellectuels musulmans, la « seconde fille » d’Hillary avait déjà été sous le feu des critiques suite à sa mobilisation en faveur du Conseil islamique mondial de la Daawa et du secours, une organisation interdite en Israël pour ses relations avec l’Union of Good du Hamas.
Comment expliquer alors la marge de 3 contre 1 entre les deux candidats ? Il faut y voir le résultat de la contre-performance de son rival républicain dans les sondages. Jamais depuis George W. Bush en 2000, un candidat du Grand Old Party n’avait recueilli 19% des suffrages juifs. Aux dernières élections, Mitt Romney avait ainsi pu compter sur le soutien de 30% des électeurs juifs.
« Les Juifs républicains se sentent mal à l’aise devant la campagne de Trump » confirme Annie Ousset-Krief, auteure d’un livre sur les Juifs américains et Israël (L’Harmattan, 2012). « Le rédacteur en chef du Jewish Week, Gary Rosenblatt, a écrit que voter Trump serait contraire aux valeurs éthiques juives, notamment la tsedakah ». Membres de l’intelligentsia juive (William Kristol du Weekly Standard) ou grands donateurs (à l’exception notable de « l’empereur des casinos » Sheldon Adelson), nombre d’amis traditionnels du GOP ont renoncé à apporter leurs soutiens à la candidature de Trump et se concentrent sur la campagne des législatives. Les grandes organisations juives, tel l’AIPAC, ont préféré quant à elles ne pas prendre position publiquement. « AJC ne soutient officiellement aucun candidat » rappelle Simone Rodan-Benzaquen.
Une angoisse américaine
A l’évidence, Donald Trump n’a rien d’un antisémite et son attachement à Israël s’inscrit dans la durée, en dépit de stéréotypes antijuifs parfois relayés par son entourage ou son propre compte Twitter. « C’est sous son influence que la plateforme du parti républicain n’évoque la paix au Proche-Orient qu’au prisme d’Israël et présente Jérusalem comme la capitale du pays » souligne Annie Ousset-Krief. Des prises de position qui tranchent avec les réserves exprimées dans le camp démocrate sur la politique de Binyamin Netanyahou, comme aiment le marteler les membres du groupe de pression « Jews choose Trump », récemment constitué.
Pourtant, la campagne de Trump a charrié des thèmes qui, du complotisme au sursaut de « l’homme blanc » en passant par la haine de la figure de l’étranger, ont réveillé certains démons de l’Amérique. Des dizaines de milliers de tweets injurieux, postés par des suprémacistes blancs, ont visé des journalistes juifs jugés trop critiques. De quoi inquiéter une communauté juive largement progressiste et attachée aux droits de l’homme. « Nous sommes face à une Amérique, y compris juive, plutôt angoissée » diagnostique la directrice de l’AJC Europe. La mise en avant d’Ivanka Trump, la fille du milliardaire convertie au judaïsme orthodoxe en 2009 avant son mariage avec Jared Kushner, n’a même pas eu l’effet escompté sur l’électorat juif. Enfin presque…
L’exception orthodoxe
La blague circule dans les milieux orthodoxes. « Quelle est la différence entre un Juif réformiste et Donald Trump ? Trump, lui, est sûr d’avoir au moins un petit-enfant juif ». Laminé chez les réformistes justement (10% d’intention de votes), Trump cartonne dans le milieu orthodoxe juif, qui représente 10% de la judaïcité américaine. Les enquêtes d’opinion lui accordent entre 50% et 57% dans ce segment. La défense des valeurs conservatrices, du rôle de la famille, de la religion, dans la société incline naturellement les milieux religieux vers les rivages républicains. Certes, estime Annie Ousset-Krief, les orthodoxes modernes sont en partie « rebutés » par Trump. Un sondage mené le mois dernier auprès des étudiants de la Yeshiva University, poumon de cette tendance, donnait Trump vainqueur avec dix points d’avance sur Hillary (37% contre 27%). Mais le soutien public à l’ancienne première Dame du rabbin Menahem Genack, à la tête de l’Orthodox Union, a mis la lumière sur les divergences qui traversaient la modern orthodoxy.
Le camp haredi semble, à rebours, plus homogène dans ses intentions de vote. « Beaucoup d’ultra-orthodoxes considèrent que Trump parle franchement et son discours pro-israélien plaît beaucoup. On se souvient qu’il a été « grand Marshal » du défilé pour Israël à New York en 2004 ». Israël justement. A rebours des autres sous-catégories de Juifs américains, dont le vote est conditionné en priorité par des enjeux économique et sécuritaire, le soutien à l’Etat hébreu est déterminant pour séduire l’électorat orthodoxe. Plus de trois orthodoxes américains sur quatre se sont déjà rendus en Israël ; ils sont à peine 43% chez les réformistes. « De plus en plus de Juifs américains vivent leur judaïsme comme une culture plutôt que comme une religion » conclut l’historienne. Comme si, en miroir des deux Amériques qui s’opposent dans les urnes, répondaient les visages contrastés des communautés juives américaines.
Steve Nadjar Journaliste Responsable contenu du site/Spécialisé en géopolitique