Tunisie : vie privée, un parfum de printemps ?

Violences envers les femmes, minorités sexuelles, cannabis… Après les libertés politiques, la société civile se bat pour les droits individuels. Un collectif a ainsi obtenu que l’Assemblée réexamine deux lois répressives.

 

 

 Tunisie : vie privée, un parfum de printemps ?

Soit X, le degré d’indignation de la société civile tunisienne. Quelle est la valeur de X dans l’équation : 52+230+227 bis+23=X ? Réponse : maximale. A l’énumération de ces nombres, les activistes entendent respectivement : prison ferme pour un joint (loi 52), criminalisation de l’homosexualité (article 230 du code pénal), quasi-permis de violer une mineure (article 227 bis du code pénal) et interdiction pour une Tunisienne de se marier à un non-musulman (circulaire 23 du 17 mars 1962). Six ans après la révolution, ces textes tiennent toujours, mais se fragilisent grâce à l’action du Collectif civil pour les libertés individuelles, qui regroupent 33 associations. Sous sa pression, deux projets de loi sont en discussion à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) pour réformer la loi 52 et l’article 227 bis.

Plasticité.Le choix de ces quatre cavaliers de l’apocalypse législative s’est imposé au collectif créé en janvier 2016 tant ils violent la Constitution libérale du 27 janvier 2014. Ce réseau informel d’associations n’est pas une entité enregistrée administrativement : cette plasticité et cette richesse de militants lui permettent d’être présent aussi bien socialement, en prenant en charge des victimes, que juridiquement, en proposant des plaidoyers. «Ce collectif est important, car il se focalise sur les questions sociétales, alors que jusqu’à présent les associations étaient axées sur les droits politiques et économiques», se réjouit Bochra Belhaj Hamida, députée indépendante et cofondatrice de l’Association tunisienne des femmes démocrates, qui appartient à la dizaine d’élus qui relaient les idées du collectif à l’ARP.

«Travailler en collaboration n’est pas forcément une habitude en Tunisie, mais c’est ce qui fait la force du collectif, se félicite Hajer el-Kéfi, d’EuroMed Droits, qui joue un rôle de coordination au sein de ce réseau d’associations (qui se réunissent quasiment toutes les semaines). C’est grâce à cela, par exemple, que nous avons réussi à être auditionnés en janvier par la commission de la législation générale [où est discutée la réforme de la loi 52, ndlr]

«Discussions fortes».Le Collectif civil des libertés individuelles réussit l’amalgame entre des associations bien établies telle la Ligue tunisienne des droits de l’homme (co-prix Nobel de la paix en 2015), de plus récentes, issues de la révolution, et des ONG internationales. «Les nouveaux militants nous apportent leur fraîcheur et leur radicalité, quand nous leur faisons partager notre expérience», souligne Sana Ben Achour, féministe historique et présidente de l’association Beity, qui vient en aide aux femmes en détresse.

Si le collectif impose une solidarité inconditionnelle dans les actions communes, pas question de mettre au pas les associations (lire ci-contre). «Les discussions sont parfois fortes sur la stratégie à adopter, mais cela ne va jamais jusqu’à la rupture», assure Hajer el-Kéfi. Chef de mission au sein d’Avocats sans frontières, membre du collectif, Antonio Manganella se dit admiratif du travail des militants : «Leur action dépasse le cadre tunisien. Même si tout n’est pas parfait, ils sont en train de donner une leçon d’activisme au monde.»

Homosexualité

«Les mains menottées et le cul en l'air devant deux flics»

La bataille est délicate. Le collectif sait pertinemment qu’il n’arrivera pas à faire abroger rapidement l’article 230, qui condamne l’homosexualité à trois ans de prison, en essayant de convaincre les députés. Alors le réseau a décidé d’interpeller la communauté internationale. Cinq jeunes associations ont créé la Coalition tunisienne pour les droits des personnes LGBTQIA (lesbiennes, gays, bi, trans, queers, intersexuées et asexuées) qui remettra en mai un rapport sur les discriminations subies par les minorités sexuelles à l’ONU dans le cadre de l’examen périodique universel - qui consiste à passer en revue les réalisations d’un Etat dans le domaine des droits de l’homme. «C’est grâce au succès du collectif, où nous sommes présents, que nous [les cinq ONG] avons décidé de travailler ensemble à ce rapport», assure Nadhem Oueslati, trésorier à l’association Damj.

Parallèlement à la coalition, le collectif civil continue de dénoncer les tragiques perversions de l’article 230, comme le test anal pour prouver la pratique de la sodomie. Un acte en contradiction avec la Constitution, qui protège la dignité et l’intégrité physique (art. 23) et avec les statuts du comité contre la torture des Nations unies dont la Tunisie est membre.

L’association Shams veut, elle, aller plus loin. Elle a obtenu 41 000 euros de l’ambassade américaine pour financer, entre autres, la création d’une ligne d’écoute et d’un magazine LGBTQIA, qui seront lancés le 20 mars. Cette subvention directe d’un Etat étranger gêne certaines associations du collectif civil. Mais la souplesse des statuts permet à des ONG du collectif de coopérer indirectement au projet de Shams.

Ainsi, l’organisation féministe Beyti accepte d’ouvrir son refuge aux lesbiennes esseulées qui contactent Shams. Cette dernière a aussi commandé un documentaire aux témoignages crus :«J’étais à genoux, les mains menottées et le cul en l’air devant deux flics, une infirmière et un docteur qui pratiquait le test anal. J’ai entendu un flic dire : "Pédé, on va t’élargir ça avec la matraque."» Bouhdid Belhedi, directeur de projet à Shams, assume : «Pour s’ouvrir, la société doit être choquée.»

Fumeurs de joints

«Le moyen trouvé par l’État pour casser la jeunesse qui conteste»

La Tunisie n’a jamais été aussi proche de réformer la loi 52 datant de 1992, si symbolique de l’Etat répressif sous Ben Ali. Mercredi, le conseil de sécurité national présidé par Beji Caïd Essebsi, le chef de l’Etat, a décidé que la commission de grâce se réunira dorénavant tous les mois et non plus quatre fois par an afin d’alléger les peines de prison des fumeurs de joints. En outre, un projet de loi qui doit passer en urgence supprimera la peine plancher automatique d’un an de prison.

La nouvelle mouture ne prévoit la prison qu’à la troisième arrestation, alors que la loi 52 condamne actuellement à des peines de un à cinq ans d’enfermement et de 1 000 à 3 000 dinars (de 412 à 1 230 euros) d’amende le consommateur de «zatla» (cannabis). Pire, le suspect peut être embarqué sans preuve, les policiers pouvant imposer un test urinaire.

«C’est le moyen trouvé par l’Etat pour casser la jeunesse qui conteste», s’énerve le cinéaste Ala Eddine Slim, dont l’arrestation en novembre 2015 a contribué à la création du Collectif civil pour les libertés individuelles. «Dans la prison, on dormait par terre au milieu des cafards avec un trou en guise de toilettes», détaille-t-il. Selon Human Rights Watch, 20 % des détenus, soit 7 451 prisonniers, ont été arrêtés en 2015 sur la base de cette loi, et 56 % d’entre eux rencontraient pour la première fois des ennuis avec la justice. L’abolition de la loi était une promesse de campagne d’Essebsi. Mais c’est bien la pression constante du collectif qui a permis d’accélérer le travail législatif, notamment à travers l’association de Ghazi Mrabet, «Al Sajin 52» («Prisonnier 52»).

Quitte à provoquer. Comme lorsque ce dernier a sorti à la télé des feuilles à rouler pour dénoncer la condamnation de jeunes simplement parce qu’ils en détenaient. «Rien n’est acquis, prévient cependant Ghazi Mrabet. Il faut rester vigilant.» Car un article donnerait aussi la possibilité au juge de choisir entre une peine de prison ou une amende. «Ce qui reviendrait à stigmatiser les jeunes les plus pauvres», dénonce l’avocat.

Femmes

«Comment croire qu’une gamine est consentante ?»

Le projet de loi organique relative à l’élimination de la violence à l’égard des femmes, discuté à la commission des droits et libertés de l’Assemblée, supprime la possibilité pour un violeur d’épouser sa victime de moins de 20 ans en échange de l’arrêt des poursuites, comme le permet l’article 227 bis du code pénal. «Mais beaucoup reste à faire», soupire Emma Hassairi, de l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD). L’article concerne les actes sexuels commis «sans violences». «Implicitement, la loi considère donc qu’un viol peut être consenti, se scandalise Monia Ben Jemia, présidente de l’ATFD. Mais comment croire qu’une gamine de 13 ans qui se fait violer par son oncle est consentante simplement parce qu’elle n’a pas de traces de violences physiques ?» Bochra Belhaj Hamida, membre de la commission des droits et libertés, est sur la même ligne : «J’essaie de convaincre les députés de fixer un âge pour la majorité sexuelle, mais ce n’est pas facile.» Les conservateurs, qu’ils soient islamistes ou issus de la gauche, craignent d’ouvrir la brèche aux relations hors mariage. La suppression de la circulaire 23 datant de 1962 qui interdit le mariage d’une Tunisienne à un non-musulman est la bataille la moins avancée. «Cette question taboue remet en cause l’ordre patriarcal, explique Sana Ben Achour, présidente de l’association de protection des femmes Beity. Mais le collectif a une stratégie : trouver un couple mixte qui accepterait de faire les démarches pour se marier. Ce qui provoquerait un refus de la mairie. Le collectif pourrait alors le contester. Et créer une jurisprudence.

Mathieu Galtier Correspondant à Tunis - Liberation.fr

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