Tunisie : scénario militaire et «bruits de bottes» en perspective

Tunisie : scénario militaire et «bruits de bottes» en perspective

 

Asef Ben Ammar (*)

Le discours prononcé, le 10 mai 2017, par le Président Essebsi ne laisse pas indifférent et ne rassure personne! Au lieu d’apaiser les esprits, ce discours anachronique inaugure une nouvelle étape dans le processus démocratique post-2011. L’après-discours, ou l’«après 10 mai», comme se plait à le dire un des conseillers au Palais présidentiel, ouvre officiellement la porte à un scénario militaire, qui peut susciter une réelle effervescence et des véritables «bruits de bottes» faisant voler en éclats les ambitions démocratiques.

Le discours et ses décisions en disent long sur l’affaissement de la gouvernance démocratique, le marasme économique prévalant, la recrudescence de la corruption et l’irréalisme des ambitions démocratiques en Tunisie.

La sortie publique du Président ne répond pas aux questions posées relativement à son bilan, en tant que Président arrivant à son mi-mandat au sommet de l’État. Le Président évite de parler des indicateurs économiques préoccupants, et de plus en plus hors de contrôle. Il ne dit rien, absolument rien, sur les indicateurs économiques virant au rouge, les uns après les autres, avec un appareil productif, pris dans une incroyable trappe «post-traumatique», ayant mis en difficulté plusieurs secteurs clefs de l’économie (tourisme, phosphate, artisanat, énergie, etc.). Le Président reste muet et sans projets quant aux leviers et initiatives pouvant débloquer les engrenages, relaxer l’ambiance étouffante, remettre en marche la machine de production bien grippée et créer l’espoir chez les citoyens.

Rien n’est dit sur la performance réelle du gouvernement en place, et encore moins sur l’avenir de la coalition au pouvoir.

Au lieu de ramener une bouffée d’espoir, le discours cultive de nouvelles contradictions et plante diverses dissonances improductives.
 

L’«impunité pour les corrompus» et l’«armée pour les mécontents»! 
Les analystes et spécialistes de la Tunisie retiennent de ce discours deux messages clairs et sans détour. Le premier annonce l’appel aux militaires pour intervenir dans les «régions-ressources»; celles qui produisent principalement pétrole, gaz et phosphate. Le second prône une certaine «réconciliation forcée», qui sonne comme une détermination sans précédent pour blanchir la corruption et gracier les plus corrompus.

Étonnant, le Président soutient officiellement que le problème de la corruption se règle avec une impunité instituée par une Loi, et décide aussi que les mécontentements sont désormais soumis aux forces militaires, et moins aux forces policières. Selon Essebsi et son entourage, les forces policières sont «épuisées» et leur ministère ne fait plus vraiment l’affaire du gouvernement dans le contexte actuel. Décrétant que le «ministère de l’Intérieur doit être restructuré»; et en attendant l’armée ira dans les régions-ressources protéger les ressources, sécuriser leur production et rassurer les chefs d’entreprises responsables de l’extraction et de la mise en marché international de ces ressources précieuses.

La société civile s’attendait à autre chose de la part du Président, en l’occurrence des propositions, des idées, de grandes réformes, des perspectives… et ultimement de l’espoir mobilisateur et unificateur. La société civile ne comprend pas pourquoi le scénario militaire est mis de l’avant aussi rapidement et aussi nébuleusement, par un Président pourtant élu démocratiquement et ayant vu et vécu les douloureux épisodes passés des interventions militaires dans la vie civile tunisienne, en 1963, en 1978, en 1984… Sans compter les Tribunaux militaires (entre 1960 et 1987) et leurs lots de condamnations à mort pour des idées qui ne plaisaient pas aux occupants du Palais de Carthage. L’armée tunisienne a aussi à son actif des souvenirs douloureux dans la gouvernance du Sud tunisien : des blocus de lieux, des contrôles musclés, des interdictions inexpliquées... Des centaines d’étudiants (encore en vie) peuvent témoigner de leur douleur et traitement en exile à Borj Bourguiba, à Borj El khadra, à Régime Maatoug. Certains ne sont plus revenus chez eux (ceux morts de soif pas loin de Régime Maatoug, au début des années 1980).

L’histoire de la Tunisie nous rappelle aussi qu’à chaque fois que l’armée a été impliquée dans les affaires civiles pour «rétablir l’ordre», les résultats ont été couteux en vies humaines et en dérapages politiques divers et variés (1978, 1984, 1987, etc.).

Par l’officialisation des options militaires dans la gouvernance des troubles vécus dans régions-ressources (Gafsa, Tataouine, Kébili, etc.), le Président accrédite certains scénarios déjà mis de l’avant pas certains observateurs internationaux, spécialistes de la gestion des risques politiques dans les pays présentant un intérêt géostratégique.

Prospective et probabilité 
La Tunisie fait partie des pays géostratégiques sensibles et a récemment fait l’objet de rapports prospectifs, signés par des think tank et consortium d'experts universitaires spécialistes des risques géostratégiques.

Au terme d'un examen approfondi d’une dizaine de feuillets et rapports prospectifs produits récemment au niveau international, au sujet de la Tunisie; par le Centre de prospective Oxford economics (Oxford, UK) il) le Groupe PRS (Political Risk services) basé à New York, iii), le IHS global (Texas, USA)..., je présente un rapport récent évoquant les risques militaires en Tunisie; avec probabilité et conséquences chiffrées.

Les experts du Groupe PRS (https://www.prsgroup.com/ ) sont explicites quant aux risques d’un gouvernement militaire en Tunisie pour les 4 prochaines années. Dans son rapport de 2017 (Tunisia Country Report, 2017), le groupe PRS anticipe trois scenarii distincts assortis de probabilités chiffrées, d'ici l'horizon 2020 (le rapport est payant et pas accessible sans frais avoisinant les 500$). Il est cependant accessible pour les chercheurs, à partir de certaines bibliothèques universitaires en Amérique du Nord.

Selon ce rapport; le premier scénario de gouvernance avancé par le PRS, pour les mois et années à venir, et le plus probable, serait basé sur une gouvernance de coalition (plusieurs partis représentés, comme c’est le cas actuellement). Ce scénario est crédité d'une probabilité de 50% à 55%. Le deuxième scénario est basé sur une hypothèse de gouvernance polarisée, donnant lieu à un gouvernement majoritaire, et une opposition virulente, voire même paralysante. Ce scénario est crédité d’une probabilité de 30%. Le troisième scénario crédité d’une probabilité variant de 15 à 20% met de l’avant une gouvernance militaire qui mettra illico presto une croix sur les ambitions démocratiques, cadenassant au passage les partis politiques «indésirables».

Selon ce rapport, ces trois scenarii ne procurent pas les mêmes performances économiques en termes de croissance, d'inflation et de déficit courant. Le scénario d'une gouvernance coalisée procurerait une meilleure croissance annuelle pouvant atteindre un maximum de 3 % en 2021, une inflation de 4,5% et un déficit courant de - 4,1 milliards de $US, annuellement. Le scénario de gouvernance à un seul parti, tel que prévu par PRS, anticipe une croissance d’un maximum de 2,1 % annuellement, un taux d’inflation de 5,7% annuellement et un déficit courant de l’ordre de -4, milliards de $US, annuellement.

De quoi sera fait demain? 
Le scénario d'un régime militaire serait celui qui génèrerait les pires résultats anticipés, avec un taux de croissance annuelle moyen de 1,3%, un taux d’inflation annuel de 7% et d’un déficit courant de - 5,1 milliards de $US, sans compter les autres conséquences politiques et sociales. Le calcul de ces performances table davantage sur une reprise modérée des investissements directs étrangers (notée B), une reprise des exportations notée avec C+ et des transferts venant de l’étranger (émigration) notée C+.

Ces scénarios en disent long sur l’importance d’une gouvernance coalisée et totalement civile d’une Tunisie pacifiée par les compromis et les concertations averties des risques encourus et des résultats attendus. Mais surtout, une gouvernance laissant les militaires dans leurs casernes et sur les frontières. 

Le discours du Président, du moins la décision demandant à l’armée d’intervenir dans les régions-ressources, est contre-productif pour la démocratie et pour l’économie. Contrairement à ce que racontent les conseillers du Palais de Carthage, le message sera certainement amplifié par son écho, amenant les décideurs militaires et investisseurs à se positionner autrement et de façon imprévisible, incertaine et stratégique. 

Juste pour rappeler à ceux qui ont la mémoire courte, en mettant de l’avant l’idée d’un scénario militaire, en bruitant la logique des «bottes», la prise du pouvoir en Tunisie par l’armée peut aller plus vite qu’on ne l’imaginait (avec des probabilités bien supérieures à celles de 15 à 20% actuellement). La trajectoire militaire peut rapidement dévier et prendre à contre-pied les partis et institutions politiques actuels. C’est connu, la pragmatique militaire est souvent antinomique avec les tergiversations politiques et avec les ambiguïtés stratégiques des acteurs de la société civile. 

En Tunisie comme ailleurs, la logique militaire peut répondre aussi à des pressions internationales faisant fi des enjeux nationaux et des «pouvoirs locaux». Plusieurs pays latino-américains et africains en ont fait les frais, durant les dernières décennies. Et l’Égypte constitue le comparable le plus proche et le plus «inspirant» pour les velléités (nationales et internationales) qui menacent la démocratie tunisienne.

Les parties prenantes agissantes en Tunisie (partis, société civile, média, organismes communautaires, etc.) doivent mesurer les risques associés et agir en conséquence!

Asef Ben Ammar, Ph.D.
Analyste en économie politique

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