Les Juifs Séfarades : de la Grèce au Congo

Les Juifs Séfarades : de la Grèce au Congo

Rhodes fut italienne et les Juifs habitaient l’île depuis des siècles, que ces Juifs étaient italiens depuis les années 20, qu’ils furent déportés et exterminés à plus de quatre-vingt dix pour cent et que les survivants choisirent de demeurer italiens et refusèrent d’opter pour la citoyenneté grecque. Les Juifs de Rhodes installés avant guerre au Congo étaient italiens et que, après leur départ du Congo et leur arrivée en Belgique dans les années 1960, ils conservèrent cette citoyenneté. Leurs enfants et leurs petits-enfants le sont toujours. Quand en mai 1929 Victor-Emmanuel III se présente en visite officielle dans les îles du Dodécanèse et rencontre les principaux représentants de la communauté juive-séfarade locale, il n’imagine pas le moins de monde ce qui va se produire quelques années plus tard à des milliers de kilomètres de là, dans le sud-est du Congo, et qui impliquera justement une partie de la dite communauté. En cette occasion le roi d’Italie fait la connaissance du Grand Rabbin Elia Izraël et du président de la communauté, Hiz­kia Franco, auxquels il donne quatre mille lires pour les remercier des œuvres de bienfaisance accomplies par les séfarades sur l’île. Ce n’était pas la première visite officielle de la famille royale dans les colonies égéennes: le même Victor-Emmanuel III y était déjà venu en 1921, et le prince Humbert en 1928. Ce qui rend cette visite-là curieuse c’est sa temporalité: Victor-Emmanuel arrive au moment où l’émigration des juifs séfarades est la plus intense, principalement à cause de la crise économique des années 1920. Certains s’en vont aux États-Unis et en Argentine, d’autres en Afrique du Sud et en Rhodésie, où le travail ne manque pas grâce aux mines d’or et de diamant. C’est de là que se forment les premières communautés au Congo, un pays qui jusqu’en 1908 était une possession privée du roi des Belges Léopold II (qui pourtant n’y mettra jamais les pieds, ni avant ni après) et qui depuis peu est devenue une véritable colonie.

Malka Levy, fille de Moïse Levy, rabb­in d’Éli­sa­be­th­ville (l’actuelle Lubum­ba­shi) de 1937 à 1991, lui aussi originaire de Rhodes, vit aujourd’hui à Bruxelles. Malka a conservé la nationalité italienne, et c’est elle qui m’explique comment, en très peu temps, la rumeur sur le Congo, qui était appelé «la nou­velle Amé­ri­que», se répand parmi les communautés séfarades de la mer Égée. Plus de deux mille juifs partiront à vivre au Katanga, au sud-est du pays, une zone minière où vivaient aussi d’autres Italiens. Une histoire singulière, celle des Italiens au Congo, qui semble annoncer des émigrations plus récentes. Déjà en 1883, deux ans avant la constitution du fantomatique État Libre Indépendant du Congo, Léopold II envoie une lettre officielle au Roi d’Italie, lui demandant des travailleurs et des techniciens. Deux ans plus tard il en écrit une autre, et c’est ainsi le Congo devient, de manière moins tapageuse, une autre terre d’émigration, au point qu’en 1903 et en 1904 les journaux locaux parlent, en français, d’une «épo­que des Ita­liens». Mais que vont faire les Italiens au Congo? Il y a des médecins, des ingénieurs, des magistrats, bien sûr, mais aussi de simples agriculteurs et des mineurs, qui occupent une place intermédiaire entre les Belges et les Congolais, entre les colonisateurs et les colonisés. Ils ne sont pas considérés comme blancs, les Italiens du Congo, pas plus qu’ils ne le sont aux États-Unis, en Australie ou au Brésil, autres terres d’émigration de ces années-là. Ils vivent entre les blancs et les noirs, en particulier à Éli­sa­be­th­ville, où le quartier italien est, physiquement aussi, entre les quartiers congolais et belges.

Les juifs séfarades originaires de Rhodes fondent entre temps une série de commerces, ils conservent la nationalité italienne même s’ils parlent parfaitement français, et la vie dans la communauté se stabilise, agréable tout compte fait et parfaitement semblable à celle des colons occidentaux dans n’importe quel pays africain de l’époque, avec des excursions dans la nature, des domestiques ( les fameux «boys») et des soirées dansantes.

Ces années-là en Italie il y a de grands changements: le bien­nio rosso(1), la mar­che sur Rome, le fascisme. Les émigrants désormais sont appelés Italiens de l’étranger, ils ne partent plus à cause de la faim, mais sont les symboles d’un génie italien honoré dans le monde entier. Chez les expatriés aussi se forment des Faisceaux, qu’un Secrétariat Général des Faisceaux à l’Étranger a pour tâche d’organiser et de contrôler. C’est ce Secrétariat qui en 1933 commande un rapport sur les Italiens au Congo au professeur Ales­sio Ammi­ra­glio, qui à propos des juifs écrit comment «chez nombre d’entre eux ce sentiment s’est changé en désir de faire partie des Faisceaux, de se rapprocher des Autorités consulaires, de donner en somme aux habitants du lieu la démonstration qu’ils sont Italiens et Fascistes». Ita­liens et fascistes. À bien y réfléchir, cela ressemble à un court-circuit historique: des juifs nés en Grèce et en Turquie, des années durant sur des terres dominées par l’Empire Ottoman, devenus italiens à la suite de la guerre coloniale de 1911–1912. Et maintenant émigrants, comme des milliers de leur compatriotes, au Congo. À montrer leur âme fasciste.

L’histoire ici prend un pli encore plus paradoxal, comme l’a dévoilé l’historienne Anne Morelli en fouillant dans les archives du Ministère des Affaires étrangères pour un article qui remonte aux années quatre-vingt. Les séfarades du Katanga ont une communauté florissante, avec des magasins en tout genre: bijouteries, épiceries, boutiques de savons. Quand en 1935 le consul général d’Italie à Léopoldville va visiter la région, lors d’un long et plutôt pénible voyage (entre Kin­shasa et Lubum­ba­shi il y a presque 4500 km et seul un fragment est couvert par le chemin de fer) il envoie à Rome un rapport où il écrit qu’«à l’élément franchement national, est venu s’ajouter ces derniers temps un groupe toujours plus nombreux d’habitants du Dodécanèse qui se sont consacrés avant tout au commerce avec les indigènes». Il n’a pas tous les torts, le consul. À Élisabethville la fami­lle Has­son, ori­gi­na­ire de Rhodes, a ouvert un magasin,  Au chic, où l’on vend à tout le monde, blancs et noirs, chose qui à l’époque suscite le scandale, puisque l’apartheid, non réglementée comme en Afrique du Sud, est un usage toutefois accepté. Les Congolais en effet achetaient dans les magasins des blancs, mais ne pouvaient pas entrer et étaient servis à travers une lucarne. Et seulement dix ans plus tard, mais à Kinshasa, ce sera un autre juif italien de Rhodes, Henri Palacci, qui embauchera le premier des caissières noires, dans ce qui de fait sera le premier supermarché du Congo. Le consul tout compte fait semble satisfait de son voyage: la communauté italienne prospère, et même si elle ne vit pas dans la même aisance que les Belges, en demeurant toujours dans une position «intermédiaire», les conditions économiques se sont sensiblement améliorées par rapport aux premières vagues migratoires. Bien sûr, au Congo aussi, comme d’ailleurs dans les colonies italiennes, il y a quelques «acci­dents», comme on a coutume de les appeler dans les rapports officiels: mais d’habitude c’est la Belgique qui s’occupe des enfants illégitimes des couples mixtes et les envoie dans des pensionnats gérés par des missionnaires. L’idéologie fasci­ste, du reste, sem­ble avoir bien pénétré dans la communauté.

Le sommet est atteint l’année suivante, quand l’Italie décide d’envahir l’Éthiopie et est sanctionnée par la Société des Nations en tant qu’agresseur d’un pays membre. C’est la période de l’autarcie, du rapprochement entre l’Italie et l’Allemagne, du jour de la foi, où les femmes italiennes changent leur anneau de mariage en or pour un équivalent en fer. La communauté juive-séfarade de Rhodes se mobilise: le vice-consul d’Italie à Éli­sa­be­th­ville signale «le comportement patriotique des Dodécanésiens israélites de Rhodes, résidant ici, dans la manifestation contre les odieuses sanctions». En outre, il écrit au consul de Léo­pold­ville que le somme fournie par la communauté est «vraiment considérable, et le caractère généralisé des adhésions est évidente». Quelques représentants s’offrent même de faire au gouvernement l’avance de la somme pour l’ouverture d’un con­sulat à Éli­sa­be­th­ville, étant donné le nombre croissant d’Italiens qui y vivent.

Le consul vient à savoir aussi autre chose: à Jadot­ville, aujourd’hui Likasi, une ville minière du Katanga, on a fondé un nouveau Faisceau. Nous sommes en 1936 et la nouvelle le remplit d’orgueil. Aussi la communique-t-il immédiatement au Secrétariat Général des Faisceaux de l’Étranger. Après quoi il écrit au vice-consul à Éli­sa­be­th­ville, il s’informe, demande un peu autour de lui qui sont ces valeureux Italiens qui ont fondé le Faisceau de Likasi, à quoi nous devons cette manifestation spontanée d’italianité. Mais ce qu’il apprend alors n’est en rien pour lui plaire: la communauté juive-séfarade tout entière est entrée dans le Faisceau local, dont elle constitue la presque totalité. Des juifs, qui plus est de Rhodes, des Turcs pour couronner le tout. Il n’y réfléchit pas à deux fois et décide avec zèle de fermer le Faisceau, mais «sans que le Secrétariat Général des Faisceaux à l’Étranger en ait donné l’autorisation et que ce Bureau en soit informé en temps utile», comme le raconte une note plus que fâchée conservée dans les archives du Ministère des Affaires étrangères. Le consul de son côté considère qu’il est dans son droit, il a fermé le Faisceau afin d’éviter à ses fondateurs de plus gros ennuis, mais il tient à préciser que la communauté juive-séfarade de Rhodes faisait preuve d’«un certain orgueil de se sentir et de se déclarer italiens. Il est bien désormais que ces sentiments soient favorisés et développés dans notre propre intérêt.» Sur quoi, afin de prévenir les problèmes, vu que la situation en Europe pour les juifs paraît s’effondrer, il demande explicitement comment il doit se comporter avec eux. La réponse arrive de Rome, mais en réalité elle est écrite par le gouverneur des colonies de l’Égée, un «expert» en la matière: «En général, les Dodécanésiens sont sensibles au traitement qui leur est fait et il convient donc de ne pas les blesser avec un traitement différentiel par rapport aux autres sujets italiens.» Entre les lignes, on croit lire un déplacement de l’identité: à l’étranger ou dans les colonies, les juifs aussi sont italiens. Dans les frontières nationales pendant quelques temps encore.

L’histoire a voulu que les juifs de Congo soient relativement préservés des tragédies qui ont frappé leurs coreligionnaires en Europe. Bien qu’internés avec les autres Italiens à partir de 1940 dans les camps de prisonniers de l’armée coloniale belge, ils seront libérés avant eux et les épisodes de tension ne manqueront pas durant la détention, comme en témoigne l’histoire de Jac­ques Franco, incar­céré dans un navire-prison du fleuve Congo amarré sur la rive de Kinshasa, qui refusa de porter un toast avec un groupe d’Italiens qui l’invitaient à fêter l’entrée des chars allemands dans Paris. Il réagit avec une telle véhémence qu’un gardien belge dut intervenir pour le séparer et le mettre à l’isolement. Les épisodes paradoxaux ne manqueront pas, ici aussi: quand les juifs furent libérés, en effet, ils rentrèrent tous à la maison, sauf un. Un certain Aza­ria, con­si­déré comme fou, qui continuait à hurler à tue-tête qu’il souhaitait la victoire de Mussolini, le seul grand homme du vingtième siècle. Dans l’écho de ses cris, les paradoxes d’une histoire dont les tentacules mêlaient la guerre, le colonialisme et l’émigration.

Article paru sur Il Manifesto, le 28/02/2014 sous le titre « I fasci del Katanga ». Traduit de l’italien par Olivier Favier.

Daniele Comberiati est chercheur à l’Université Libre de Bruxelles.

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