Bourguiba et les juifs tunisiens

Bourguiba et les juifs tunisiens

 

Les Juifs Tunisiens

Fidèle à son nationalisme à fondement juridico-territorial, le leader nationaliste s’est attache à distinguer nettement la situation de la communauté juive en Tunisie de la question israélo-arabe, qui prend pourtant de plus en plus d’ampleur sur la scène internationale, à la suite du plan de partage de la Palestine en novembre 1947 et de la guerre de 1948. Bourguiba semble privilégier un fonctionnement selon l’ancien modèle de la dhimma mais en y apportant des aménagements substantiels, donnant naissance en quoique sorte à une nouvelle dhimma. Le futur raïs cherche à remettre en cause le couple judaïsme-sionisme, en essayant de soustraire les juifs tunisiens à la tentation du l’émigration en Terre promise. Toutefois, Bourguiba se refuse à développer une gestion particulariste du fait juif en Tunisie, l’essentiel de son énergie étant consacré à l’ébranlement de la forteresse coloniale. Avec l’édification du nouvel État, le Combattant suprême tend à affirmer son approche du « problème juif » qui contraste, dans le discours comme dans la pratique, avec celle du Temps colonial.

 

Les Juifs un lendemain de l’indépendance : la marque de l’ambivalence étatique

Bourguiba fait adopter par l’Assemblée constituante un certain nombre de mesures institutionnelles et législatives, aboutissant notamment à l’unification de l’appareil judiciaire. Parmi ces mesures, la suppression du Tribunal rabbinique, vieille institution décriée depuis les années 1920 par l’élite juive libérale qui rejoint en cela les préoccupation des premiers responsables de la Tunisie indépendante : «la suppression du Tribunal Rabbinique s’inscrit dans le cadre général de l’orientation de la République qui ne fait aucune discrimination entre les citoyens tunisiens qu’ils soient musulmans ou israélites», affirme Ahmed Mestiri, secrétaire d’État à la Justice. La compétence de ce tribunal, né au milieu du XIXe les siècles est désormais dévolue aux tribunaux civils séculiers appliquant les codes modernes positifs, promulgués pour tous les justiciables : Le Code du statut personnel du 13 août 1956 qui remet en cause les dispositions du droit mosaïque relatif à la polygamie, au mariage, à la tutelle, au culte, aux successions, au lévirat, etc.

Toutefois, compte tenu de la sensibilité religieuse de cette mesure, les autorités tunisiennes ont préféré agir avec prudence afin de ne pas effaroucher justiciables tunisiens de confession israélite». Ainsi, le du Tribunal rabbinique a pu conserver ses charges de Grand rabbin, et deux des cinq magistrats de cette institution ont été réintégrés. A ces mesurer s’ajoute la dissolution du Conseil de la communauté israélite de Tunis et des différentes caisses de secours et de bienfaisance réparties sur tout le territoire. Leurs patrimoines et prérogatives sont confiés dorénavant à des comités de gestion du culte israélite. Parmi eux, celui de Tunis a pour finalité d’assurer le culte. À la lecture de cette loi, un certain nombre de modifications sont à signaler touchant principalement aux objectifs assignés aux associations et au domaine autonome de leur intervention dans le champ cultuel, social, voire politique. Pour les dirigeants du nouvel Etat, ces associations sont l’émanation du Protectorat et ne répondent donc plus aux nécessités de l’indépendance. Ainsi, la nouvelle loi relative a la réforme du culte israélite s’inscrit dans le projet des nouveaux dirigeants d’adapter le culte aux «impératifs découlant de l’indépendance et aux réformes profondes intervenues dans les institutions du pays». Lors de l’installation de la Commission provisoire de gestion du culte israélite, Ahmed Mestiri réaffirmant l’incompatibilité de la nouvelle conception de la communauté nationale avec les castes et les milieux clos de la communauté juive déclare : «en dehors du domaine spirituel, rien ne doit désormais distinguer le citoyen juif des autres citoyens». A cette exigence générale s’ajoutent la participation des femmes israélites à la gestion des associations communautaires et l’éviction des juifs étrangers de leur direction : seuls les Juifs tunisiens sont habilités à les gérer.

Cette politique novatrice se poursuit avec la nomination par Bourguiba de Meiss-Cohen en qualité de Grand Rabbin de Tunisie, fonction dont le titulaire était auparavant choisi par le Conseil de la communauté israélite de Tunis et des notabilités juives. De même, le leader décide le « transfert » du cimetière juif de l’avenue de Londres, vieux projet colonial que l’administration n’avait pu réaliser. A l’instar des cimetières musulmans, le cimetière juif délabré a fait l’objet, en février 1958, d’une demande d’immatriculation de la municipalité de Tunis qui aboutit à la délocalisation au cimetière du Borgel pour des raisons d’hygiène, de salubrité publique et de nécessité d’urbanisme. L’omnipotence du nouvel Etat se manifeste également par promulgation d’un décret relatif au Code de la national. Le Code ne mentionne pas le critère religieux pour l’octroi de la nationalité mais avance tes notions de territorialité et de jus sanguinis marquant ainsi une évolution substantielle dans le sens d’une certaine « laïcisation» de la définition de l’appartenance nationalité. Toutefois Bourguiba, gêné par le sentiment que la communauté juive a le corps en Tunisie et le cœur ailleurs, bouleverse la multiplicité des repères et des fidélités des juifs tunisiens. En effet, l’article 30 dudit Code stipule que : «perd la nationalité tunisienne, le Tunisien majeur qui acquiert volontairement une nationalité étrangère, article amendé en 1963 dans un sens restrictif, obligeant le naturalisé à quitter le territoire. Ainsi en vertu de ces articles, entre 1956 et 1962, 172 juifs ont été «libérés» de l’allégeance tunisienne…

Lors de la visite historique du leader à la Ghriba de Jerba où les juifs lui ont offert les Tables de la loi, il a insisté sur l’ouverture du nouvel État en direction de tous les tunisiens sans distinction de race et de religion. Dans la même perspective, il n’a pas hésité à réagir énergiquement, à la fin de l’année 1956, à la il la décision des autorités du Caire de retirer leurs passeports aux Juif tunisiens et à la séquestration de leurs biens. En signe de protestation, Bourguiba convoque l’ambassadeur d’Égypte et lui fait savoir qu’il n’établit aucune différence entre ses nationaux. Après celle intervention auprès de Nasser, plusieurs délégations juives se rendent auprès du raïs tunisien pour lui exprimer leurs témoignages de satisfaction et de reconnaissance.

Simultanément, le nouveau pouvoir a pris un certain nombre de mesures intégratives en faveur des Juifs. Par exemple, aux Jeux panarabes de Beyrouth d’octobre 1957, la participation des Juifs tunisiens à l’équipe nationale de football, d’escrime avec Norbert Brami et surtout de volley-ball est conséquente. Encore plus significatif de cette volonté étatique d’intégration, des personnalités juives, participent aux instances dirigeantes. Ainsi, maître Emile Taïeb, ancien champion de Tunisie de natation, et le docteur Jules Barrouch font parti du Comité supérieur du sport. D’autres notabilités juives sont élues air sein de la liste destourienne d’union nationale à l’Assemblée nationale constituante de 1956, à la première et à la seconde de 1959 et de 1964. Certaines entrent même dans les instances gouvernementales : Maître Albert Bessis occupe le poste de secrétaire d’Étal à l’Urbanisme et à Habitat en 1955, André Barrouch lui succède après la proclamation de la République en 1957.

D’un point de vue plus institutionnel, le système politique tunisien assure la communauté juive de sa protection en s’engageant à veiller à la liberté de conscience et de culte. Bourguiba, président du Conseil, intervient lui-même sur cet aspect lors du débat sur la nouvelle Constitution de 1959 qui reconnaît la liberté de conscience, le libre exercice des cultes et l’égalité de tous les citoyens sans distinction de race ou de confession. Cette garantie est une constante de la législation tunisienne. Elle est réaffirmée dans la loi du 3 juin l968 sur la fonction publique qui ne retient pas les conditions ayant trait aux opinions religieuses dans le recrutement des agents publics. Plusieurs textes juridiques consacrés à la protection de la conscience contre les injures et les diffamations voient le jour, principalement la loi du 28 avril 1975 portant Code la presse.

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