Chagall entre guerre et paix
Par Élisabeth Santacreu
Le peintre a su transcender son expérience des pogroms et de la guerre pour montrer l’ambivalence du monde.
Roubaix (Nord). Depuis 2007 et la première exposition qu’il consacrait à Marc Chagall (1887-1985), c’est la quatrième fois que le directeur de La Piscine, Bruno Gaudichon, présente cette immense figure de l’art du XXe siècle. Les commissaires scientifiques, Ambre Gauthier et Meret Meyer, ont réuni environ 140 œuvres et 90 documents pour convoquer le « Chagall politique », depuis l’Autoportrait de 1907 jusqu’aux illustrations du récit intitulé Et sur la terre… d’André Malraux réalisées en 1976-1977.
Le projet est vaste : tout l’œuvre de cet artiste n’est-il pas politique, c’est-à-dire une réflexion sur les sociétés humaines ? Né juif dans la ville russe de Vitebsk, il a connu les pogroms des années 1890, un autodafé de ses tableaux dans l’Allemagne de 1931, et a dû, en 1941, fuir la France dont il avait fait sa patrie. Tout au long de sa vie, il se peint sous l’apparence du coq – victime expiatoire sacrifiée pour Yom Kippour – et du Juif errant fuyant le shtetl de l’enfance. La ville juive (le shtetl), à la fois matrice et prison, se niche dans nombre de ses œuvres, et quand, en 1967, il représente Le Cheval roux, image de toutes les guerres, c’est encore elle qui brûle avec ses habitants.
Des toiles joyeuses
Pourtant, ce peintre hanté était aussi le plus résilient des hommes. L’exposition s’ouvre sur une toile majeure, Commedia dell’arte (1959). On y voit une représentation de cirque, joyeuse et colorée, où se cache, précise le cartel, « un univers métaphorique et symbolique à la dimension tragique ». L’œuvre a été réalisée pour le foyer du théâtre de Francfort, dans cette Allemagne où Chagall, après la Seconde Guerre mondiale, n’a plus jamais remis les pieds mais à laquelle il tendait la main.
Au filtre de la guerre et de la paix défile toute la carrière. On s’interroge parfois : pourquoi, par exemple, exposer les illustrations pour Les Fables de La Fontaine, commandées en 1926 par le galeriste et éditeur français Ambroise Vollard ? C’est que le peintre et sa famille s’étaient installés en France en 1923 et les études préparatoires pour ce travail d’une centaine de gouaches ont été l’occasion d’un voyage de découverte à travers le pays des droits de l’homme. Le début d’un engagement fort pour celui qui a demandé en 1933 la nationalité française et ne l’a obtenue qu’en 1937, avant de se la voir retirer par le régime de Vichy.
Un homme déchiré
Français jusqu’à sa mort et profondément attaché à Israël, déchiré entre l’intranquillité et le besoin de réconciliation, Chagall a souvent donné aux martyrs du peuple juif la figure du Christ. Il reprend ce thème dans la maquette définitive réalisée pour La Paix, vitrail de l’ONU à New York (1963, [voir ill.]) et le projet définitif pour La Paix ou L’Arbre de vie (1974), vitrail de la chapelle des Cordeliers à Sarrebourg (Moselle). C’est dans les détails de La Maison bleue (1920) que l’on découvre la clef de son âme : il était à la fois ce personnage fantomatique resté dans la masure du shtetl et l’autre qui, petit et fragile mais libre et plein d’espérance, fait route vers l’orgueilleuse Vitebsk à la rencontre du reste de l’humanité.