Le blues de l'ingénieur de l'armement en Israël
par J.-P., Consultant industriel
08.06.10
Consultant en haute technologie, j'ai effectué plusieurs séjours en Israël depuis les années 2000. Mon métier me permet d'être en contact avec plusieurs industriels, la plupart dans le domaine de l'armement.
Pas de faux-semblant dans les bureaux d'études : chacun sait travailler à des objets porteurs de mort non seulement pour des forces militaires déclarées mais également pour la population où elles se fondent. La course à la précision est la réponse des ingénieurs de l'armement à l'immersion dans la population. Élaborer un missile qui pénètre dans une pièce par la fenêtre évite de détruire la maison entière, ce qui est un progrès par rapport à raser le pâté de maison entier.
Dans ce métier, on est sûr d'avoir un jour du sang sur les mains, mais on le pratique parce que la quantité du sang innocent qui coule doit baisser. Perfectionner des engins de morts pour sauver des vies n'est un paradoxe que pour ceux qui se lavent les mains du sort des civils et des combattants, tranquillement installés dans le confort d'une Europe schizophrène de sa paix. Vivre sous la menace des attentats rend le monde plus simple. Nous avons connu la même chose dans les années 80 et 90. Il arrive un moment où l'action devient nécessaire, même si on la regrette par la suite. J'ai accepté de travailler pour Israël, j'ai décliné des propositions d'autres pays. In fine, j'espère contribuer, par une meilleure sécurité des israéliens, à améliorer les chances de la paix, et suis persuadé que laisser la voie libre au Hamas irait dans le sens inverse.
Je vis avec l'espoir d'avoir aidé à sauver des gens et la certitude d'en avoir détruit d'autres. Quand le canon tonne à Gaza, je lis le journal avec moins de détachement que d'autres, et mon sommeil reste suspendu à la question « combien de sauvés ? Combien de détruits ? »
Contre le terrorisme, le plus déterminé gagne, et là, nous sommes en présence de deux forces très déterminées. Les palestiniens se retrouvent entre les deux, beaucoup plus que dans un camp ou dans l'autre.
Quand j'entends parler d'une « flottille humanitaire », je suis écœuré par l'instrumentalisation des Gazaoui par des forces qui n'ont aucune sympathie pour eux. La volonté de provocation semble manifeste. Il est par contre à regretter que les israéliens n'aient pas puisé dans leurs stocks d'armes non-létales pour prendre le contrôle des navires.
Depuis, le bal des hypocrites en Europe laisse pantois de mauvaise foi.
C'est dans ce contexte que j'aimerais proposer à Benyamin Netanyahu, malgré le très peu de sympathie qu'il m'inspire, d'effectuer un rappel à l'Europe qui donne des leçons.
Il pourrait très simplement adresser aux Européens deux phrases depuis la Knesset :
1. Vous, européens, nous avez appris à prendre au sérieux ceux qui veulent nous exterminer. C'est vous qui avez créé le précédent qui nous rend paranoïaque. Pas simplement l'Allemagne nazie, mais quasiment tous les régimes collaborationnistes.
2. Vous, européens, nous avez appris à ne pas compter sur vous quand une extermination commence, la nôtre ou n'importe quelle autre. C'est vous qui ne nous donnez pas confiance dans vos belles paroles.
Que ce soit avec Hitler en 1934, Pol-Pot en 1975 ou Miloševi? en 1992, l'Europe est coutumière de croire que les dirigeants, une fois au pouvoir, ne tiennent pas leurs promesses de campagnes. Il est de bon ton de penser qu'un dirigeant devient sympathique une fois qu'il est élu. Mais les pires dirigeants ne se soucient pas de gagner les prochaines élections et appliquent toujours les programmes annoncés.
En 1938, Chamberlain et Daladier ont montré que l'Europe sacrifiait toujours ses idéaux et ses alliés à son confort. Or, les premières lois qui montrent la nature du nazisme datent de 1933 et des exactions systématiques sont rapportées dès cette date. Pourtant, l'opinion en France et en Angleterre voyait en ce monsieur Hitler sinon un pacifiste, mais « juste » un homme à poigne qui ferait la guerre à Staline à notre place. Ça valait bien qu'on le laisse tranquille, quoi qu'il fasse à son propre peuple (opposants, homosexuels, juifs, tziganes, malades mentaux, ...).
Les lâchetés de Munich ont scellés le sort des Gazaouis, parce qu'Israël sait que nous réagiront avec les Hitler d'aujourd'hui de la même façon qu'hier.
L'Europe est-elle prête à changer ? Malheureusement non... L'histoire récente des Balkans montrent que l'Europe n'intervient pas dans les conflits ou sinon avec réticence et sur des mandats très restrictifs. Nous tolérons régulièrement à la porte de chez nous des guerres atroces en nous bouchant le nez et les oreilles.
Israël a toujours beaucoup profité de cette apathie. Mais les israéliens savent aussi que le Hamas et le Hezbollah, chacun en ce qui les concernent, en profitent également. Entre ces deux comportements cyniques, les Palestiniens se retrouvent entre l'enclume et le marteau.
Depuis des années, les habitants de Cisjordanie et de Gaza demandent, avec raison, à être protégés. Mais ils n'intéressent personne, surtout pas les nations arabes riches, ni les nations persanes musulmanes, et pas le moins du monde les états occidentaux. Ils sont abandonnés à errer sur leur enclume par des forces qui ne veulent que provoquer le marteau.
Quand la paix reviendra, je gage que les banques israéliennes seront les premières -voire les seules- à investir dans des territoires palestiniens, quels que soient le statut de ceux- ci. Ceux qui vendent de la haine à un camp ou à l'autre n'iront pas mettre leur argent dans l'agriculture, l'industrie ou le commerce. Une fois que la contrée sera débarrassée de ses extrémistes, les voisins sauront se retrouver pour travailler ensemble.
Mais si j'aimerais entendre une harangue du Premier Ministre à la Knesset qui remette l'Europe à sa place et lui demande comment n'importe qui -pas seulement Israël- peut encore lui faire confiance pour survivre, d'autres discours seraient plaisant à entendre.
Par exemple qu'un constitutionnaliste israélien examine comment passer d'une assemblée strictement proportionnelle à un Parlement élu avec un scrutin majoritaire, évitant que les gouvernements ne soient toujours écartelés dans des constructions politiques incluant le Shass et d'autres groupuscules haineux. Quand verra-t-on la seule démocratie du Proche-Orient se mettre en état de fonctionner comme une démocratie ?
J'aimerais aussi entendre un sociologue parler de l'identité israélienne. Si ce débat s'est avéré stérile en France, il pourrait par contre être utile dans un pays qui a connu un tsunami migratoire de russes et d'ukrainiens (environ 1 million personnes dans un pays de 6 millions - proportionnellement quatre à cinq fois plus que les vagues de pieds-noirs en 1962 vers la France).
Cette forte minorité n'a en effet pas connu les temps de la tranquille cohabitation entre les communautés juives et palestiniennes. Elle ne se sent pas concernée par le sort des Palestiniens et aurait même tendance vouloir résoudre les conflits « à la russe », c'est-à-dire dans la violence. Les frontières de 48, 67 ou 73 n'ont aucun sens pour une force qui aime se montrer « plus israéliens que les israéliens de souche ».
Avec un gouvernement qui ne serait plus l'otage de petits partis extrémistes, et des citoyens qui n'auraient le droit vote qu'après 10 ou 15 ans de résidence, ne pourrait-on établir les bases d'un dialogue institutionnel serein ? Il reste tant de sujets à résoudre comme l'accès à l'eau, la neutralité des programmes scolaires, l'organisation du tourisme, la répartition des terres ou la maîtrise de la démographie.
Je ne cache pas, que j'aimerais utiliser mon intelligence à élaborer une irrigation durable plutôt qu'à améliorer le guidage d'engins mortels.
Mais mon devoir est de ne pas oublier que l'un précède l'autre, quoi qu'il en coûte en sommeil et en confort moral.
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