« L’après-Sousse » : jours tranquilles en Tunisie…
Au lendemain de l'attentat de Sousse, les Tunisiens oscillent entre le déni de la réalité et la peur panique de la déstabilisation. Et tentent, vaille que vaille, de faire comme si de rien n'était.
L ‘ aéroport international de Tunis-Carthage est presque désert. Du jamais-vu en plein juillet. Mais rien, hélas, que de très prévisible ; l’attaque du Musée du Bardo en mars avait déjà plombé le tourisme en entraînant un grand nombre d’annulations, celle de Sousse, le 26 juin, l’a mis à genoux avec un effondrement des entrées (- 57,7 %), privant le pays d’une source de revenus vitale. « On dirait que nous avons été maudits. J’ouvre mon magasin tous les jours, mais il n’y a plus de clients. Comment vais-je payer mon stock et mes charges ? » se désespère Fehmi, un commerçant du souk de Tunis dont le chiffre d’affaires a chuté de 60 %.
Les réseaux sociaux relaient des images de plages et d’établissements vides, ainsi que les rumeurs les plus folles. « La nuit du destin, celle du 27 ramadan, pourrait être choisie par les extrémistes pour un attentat, évitez les lieux publics. » Il n’en sera rien, mais ce type de texto alarmiste d’origine inconnue inonde les messageries. De quoi faire monter d’un cran les tensions dans un environnement déjà anxiogène. À tel point qu’une banale rixe dans la médina de Tunis a déclenché un réel mouvement de panique.
Ni les villes ni les campagnes ne semblent être sur le pied de guerre
Les Tunisiens sont à fleur de peau et pas vraiment rassurés par l’instauration de l’état d’urgence, le 3 juillet. « La Tunisie est en danger », a prévenu le chef du gouvernement, Habib Essid, tandis que le Royaume-Uni et le Danemark appelaient leurs ressortissants à quitter le pays au plus tôt. Pourtant, ni les villes ni les campagnes ne semblent être sur le pied de guerre, bien au contraire. Le ramadan 2015 ressemble aux précédents ; le pays tourne au ralenti, l’Administration, entre absentéisme et congés, somnole et les Tunisiens se muent comme à leur habitude en de véritables noctambules. Durant ces dernières soirées du ramadan, malgré la chaleur, la médina de Tunis ne désemplit pas et les chalands profitent d’une avenue Bourguiba devenue piétonne le soir pour faire leurs emplettes de l’aïd tout en étant attentifs à leur porte-monnaie. « Les commerçants exagèrent ; les produits sont plus chers mais de moins bonne qualité », fait remarquer un couple chargé de paquets qui prend le temps de siroter un thé. Les magasins restent ouverts au-delà de minuit et les cafés ne ferment qu’à l’aube avec la reprise du jeûne.
les Tunisiens ont l’impression de ne plus être acteurs de leur propre histoire et doutent de l’efficacité de leurs dirigeants.
Un carême qui n’est pas toujours respecté en public, surtout depuis la vague d’indignation suscitée par des descentes de police musclées dans certains établissements ouverts en zone touristique. Une contradiction de plus pointée par les démocrates, la liberté de conscience étant expressément inscrite dans la Constitution. Mais c’est surtout l’inertie de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) qui laisse perplexe. « L’avocate et députée Bochra Belhaj Hamida a beau assurer que les élus travaillent dur, ils n’ont pas réussi, en huit mois, à s’accorder sur une loi antiterroriste. Les extrémistes sont passés de la menace aux actes. Faut-il encore une nouvelle catastrophe pour voter un texte fondamental ? À ce stade, il est légitime de se demander si c’est de la mauvaise volonté ou de l’incompétence », maugrée Emna, une militante de la société civile. Qui n’est pas moins critique à l’égard de la gestion de la crise par le gouvernement.
Les nombreux coups de filet depuis l’attentat de Sousse pourraient apparaître comme des succès, mais la communication officielle pèche par maladresse ou excès de prudence. Jamais aucun détail ne filtre des multiples démantèlements de réseaux et d’arrestations, pas plus que du sort réservé par la justice aux prévenus. Des hommes politiques invitent à la délation comme moyen de dissuasion et évoquent même la création de milices, ce qui ne manque pas d’instiller le doute dans les esprits.
Et c’est là où le bât blesse : les Tunisiens ont l’impression de ne plus être acteurs de leur propre histoire et doutent de l’efficacité de leurs dirigeants. Salem, un libraire qui avoue ne plus rien comprendre et soupçonne, comme beaucoup d’autres, l’existence d’un mystérieux donneur d’ordre aux objectifs obscurs : « Nous sommes comme du linge qui tourne à grande vitesse dans une machine à laver sans savoir qui a choisi le programme de lavage ni comment l’arrêter ! » Depuis le soulèvement de 2011, la théorie du complot n’est jamais très loin, mais pour l’avocat Ghazi Mrabet, le danger est ailleurs : « Des informations souvent contradictoires, une cacophonie gouvernementale et les tensions régionales créent une peur de lendemains chaotiques. Beaucoup seraient même prêts à renoncer aux libertés chèrement acquises pour plus de sécurité. Absents de notre lexique depuis l’indépendance, des expressions comme guerre, bruits de bottes, effondrement de l’État sont devenus récurrentes. » L’opinion met de facto la sécurité en tête de ses priorités, tout en estimant arbitraire et liberticide, pour une partie d’entre elle, la décision de conditionner les voyages à l’étranger pour les moins de 35 ans.
Aux dîners familiaux traditionnels devant des feuilletons télévisés médiocres on préfère l’iftar en bord de mer.
Malgré une atmosphère lourde et d’innombrables interrogations, les Tunisiens ne se privent pas pour autant de vivre. Les uns continuent de vaquer à leurs affaires comme si de rien n’était – ou presque. Les autres, plus combatifs, envahissent l’espace public en signe de résistance, voire de patriotisme. Quitte à changer leurs habitudes. Aux dîners familiaux traditionnels devant des feuilletons télévisés médiocres on préfère l’iftar en bord de mer. Hammamet ou Ghar elMelh font le plein, tandis que les restaurants de la médina affichent complet des semaines à l’avance. La culture n’est pas en reste ; les festivals battent leur plein un peu partout dans le pays. Sous haute surveillance, le 51e festival de Carthage continue d’attirer les foules malgré une programmation moins flamboyante que les années précédentes, restrictions budgétaires et défection d’artistes, comme Natalie Imbruglia, obligent. Cela n’empêche pas sa directrice, Sonia M’barek, de souhaiter qu’il soit « un écrin fédérateur ». Incontestablement, la demande est là. Les prix des billets, de 50 à 100 dinars (de 23 à 46 euros), n’ont pas découragé les fans de Lauryn Hill et d’Akon, et les spectacles tunisiens restent très courus. « C’est l’effet ramadan conjugué à l’été. Mais les portefeuilles ne tarderont pas à se vider et les poches seront très vite plates et le moral aussi », estime Hanène Ben Miled, une pharmacienne trentenaire qui préfère « consommer plutôt que de se consumer ». Une manière de canaliser sa colère. Avec son ami Mourad, ils éludent les questions sur la situation du pays : « Il n’y a rien à dire. Rien ne fonctionne. Le bilan, catastrophique, parle de lui-même. Les gouvernants et la classe politique avaient pourtant été prévenus par la société civile et la rue, ils n’ont pas voulu entendre. Ils ont réussi à nous décourager.
Plus personne ne se mobilise. »
Comme eux, des jeunes et des moins jeunes baissent les bras tout en cherchant paradoxalement à retrouver un sentiment fédérateur qui pourrait leur redonner un élan, mais « les divisions sont trop nombreuses et le déficit de confiance est important », analyse le politologue Larbi Chouikha. Plus personne ne s’avise de soulever des questions identitaires ou autres thèmes qui fâchent, mais la crise, avec tous ses paradoxes, est omniprésente et n’est pas une conséquence du terrorisme. « Elle ne fait que renforcer un système qui fabrique violence et exclusion. Une violence plus insidieuse qui s’immisce dans la vie quotidienne. Une violence verbale, politique, mais aussi et surtout une violence dans la dégradation de notre environnement de tous les jours, des incivilités au non-respect des règles les plus élémentaires du vivre-ensemble », tacle, dans une tribune, le leader d’opinion Walid Bel Haj Amor, directeur général-adjoint de Comete Engineering. Le constat est amer mais, entre déni de la réalité et peur panique de la déstabilisation, les Tunisiens doivent trouver un juste milieu. Et ne pas renoncer à exercer leur citoyenneté.
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