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Armand Abécassis : « Qu'est-ce qu'être juif ? »

Armand Abécassis : « Qu'est-ce qu'être juif ? »

 

 

 

Le Point : L’étude des textes sacrés fait partie de la formation de base de tout juif pratiquant. Quel est l’intérêt aujourd’hui d’une anthologie « grand public », où cohabitent le prophète Jérémie, Maimonide et Philip Roth ?

Armand Abécassis : Il est urgent de transmettre les fondements de notre identité. Le problème de notre civilisation est qu’elle ne sait plus ni transmettre ni quoi transmettre. Les jeunes ignorent - et pas seulement eux - l’importance de la mémoire. Le judaïsme est confronté aujourd’hui à une grave crise d’identité, conséquence peut-être des trois épreuves que nous avons traversées récemment : la Shoah, œuvre du mal au sens du Livre de Job, mais à laquelle ne peut se réduire notre identité ; la création en 1948 de l’Etat d’Israël, qui a fait des juifs une nation à l’égal des autres nations ; le choc culturel né de la rencontre en France, comme en Israël, du judaïsme ashkénaze, dont le modèle religieux demeure dominant, avec le judaïsme séfarade, plus chaleureux, mais aussi plus ignorant. Sans parler du problème fondamental que pose l’assimilation. L’enseignement religieux en reste trop souvent au niveau de préceptes moralisateurs. Résultat : comme les autres, nous sommes à la recherche de sens. Or la méconnaissance des textes a aujourd’hui deux conséquences : soit on se recroqueville sur une prétendue identité, fondamentaliste ou superstitieuse, soit on fuit et on s’assimile totalement.

Beaucoup de juifs, pourtant, se tournent vers la pratique religieuse, beaucoup font du sionisme leur combat et d’Israël, leur terre de coeur.

Le sionisme politique n’est pas synonyme d’Israël : Herzl, son fondateur, avait d’abord accepté l’idée d’installer les juifs en Ouganda ! Le sionisme religieux, c’est d’abord la volonté d’installer le monde juif, sa mémoire, sa culture, sa religion sur son territoire d’origine. Tout cela est légitime, sauf que les juifs n’ont pas été préparés à gérer un Etat, d’où le clivage qui divise aujourd’hui la communauté entre sionismes laïque et religieux. Le sionisme religieux est dans la Torah depuis que Dieu a dit à Abraham (Genèse 12, 1-3) : « Va-t’en vers un pays que je te montrerai », c’est la Terre promise dont parle la Bible. Mais il lui dit aussi : « Tu auras cette terre, je la promets à ta postérité, mais toutes les familles de la terre seront bénies en toi et par toi », ce qui signifie que la mission du peuple juif est d’être un exemple pour toutes les nations.

 

La religion juive est donc universaliste ?

Bien sûr ! Le prophète Isaïe dit d’ailleurs : « Ma maison [c’est-à-dire le temple] sera une maison de prière pour toutes les nations. » Malheureusement, elle l’est restée uniquement pour les juifs. On a nié l’universalité. Dans le même temps, on a aussi nié la religion au nom d’un sionisme laïque. Or je ne crois pas que le retour d’Israël sur sa terre puisse se justifier uniquement par le fait politique. Le Talmud pose d’ailleurs la question dans un texte du IVe siècle : est-ce que cette terre, qui est promise, est permise ? A quelles conditions ? Les rabbins de l’époque n’y trouvent qu’un seul fondement : la capacité d’Israël à vivre de manière morale, spirituelle, ouverte pour se présenter comme modèle possible d’humanité, ce qui implique bien sûr que ses voisins le laissent accomplir sa vocation.

 

Vous êtes un juif orthodoxe. Pensez-vous vraiment qu’Israël doive devenir un Etat religieux, comme le voudraient les ultra-orthodoxes ?

Certainement pas. Israël doit rester laïque. Le prêtre au temple, le roi au palais. Mais ce n’est pas le judaïsme qui gagne en Israël, c’est un certain esprit religieux, recroquevillé sur lui-même par peur de la modernité. L’Occident a découvert depuis la Renaissance que le monde est un livre mathématique, écrit en langage quantitatif ; la science s’est développée à partir de cette découverte. Le rôle des croyants, quelle que soit leur religion, n’est pas de refuser cette exigence de vérité mais de rappeler au monde que ce qui est techniquement possible n’est pas obligatoirement fondé moralement. Pour cela, il faut que chacun retrouve sa mémoire, une mémoire en dialogue avec la culture occidentale, bien sûr. C’est pourquoi il nous a semblé important de faire connaître ces écrivains et ces penseurs qui ont marqué notre identité chacun à sa manière.

 

Justement ! Vous incluez aussi bien Hermann Cohen et Isaac Bashevis Singer, juifs revendiqués, que des athées comme Freud ou des antireligieux comme Marx. Qui est vraiment juif parmi vos passeurs ?

Certains auteurs se revendiquent du judaïsme pour créer ou penser. D’autres ne revendiquent pas leur origine mais, pourtant, il demeure toujours chez eux un « reste » qui fait mystère. Prenez le philosophe Henri Bergson. Il a pu critiquer le judaïsme comme « société close » en l’opposant à l’ouverture du christianisme, ce qui me révolte, parce qu’il reprend là des préjugés vieux de deux mille ans. Pourtant, il demeure un passeur parce qu’en 1941, sur son lit de mort, il a refusé de se convertir par solidarité avec ses frères opprimés par les nazis. C’est ce « reste » biblique qui demeure quand Bergson lutte contre le mécanisme et la réduction de l’homme à la machine ou à l’animal, et qu’il démontre qu’il y a une originalité de l’homme. C’est aussi ce « reste » que je retrouve dans le combat de Marx pour la justice sociale, même s’il vient d’une famille convertie au protestantisme par opportunisme et s’il était virulent à l’égard du judaïsme.

 

Mais vous citez Montaigne, qui était chrétien...

On retrouve chez ce descendant de marranes des thèmes juifs, comme sa conception de l’homme, être « ondoyant et divers », être qui n’est pas et devient sans cesse. Elle correspond tout à fait à celle du judaïsme, pour qui l’homme doit garder sa personnalité à l’intérieur de sa propre culture. Beaucoup de religieux, juifs ou non, ont du mal à comprendre cela : chacun témoigne à sa manière unique de la mémoire de son peuple, et ce n’est pas parce qu’il est différent qu’il doit être déclaré hérétique, à moins de remettre en question les principes fondamentaux qui ont construit cette mémoire. Tel est le rapport entre l’universalité et la particularité. L’universel anonyme ne prend sens que lorsqu’il se personnalise.

 

Mais Jésus, vous en faites aussi un passeur juif !

Jésus était juif et respectait les lois de sa communauté. Les critiques qu’il fait aux pharisiens sont exactement les mêmes que celles que l’on trouve dans le Talmud, qui est la Bible pharisienne ! Contrairement à ce que lui font dire les évangélistes, je crois que sa critique visait les sadducéens, ces notables fondamentalistes qui tenaient le Temple et avaient tout intérêt à l’occupation romaine. Les pharisiens étaient des intellectuels qui enrichissaient le judaïsme par la loi orale, c’est-à-dire l’interprétation du texte révélé. Ils avaient conscience qu’il fallait intercaler, entre l’imperfection de l’homme et la perfection de Dieu, un troisième monde, celui de l’interprétation. Rachi, le grand commentateur du Moyen Age, introduit ainsi son œuvre: « Ce texte ne dit pas autre chose qu’"interprète-moi", tu ne peux pas le comprendre littéralement. » Ce qui est contraire au principe d’une vérité absolue... 

 

 

« Le livre des passeurs. De la Bible à Philip Roth, trois mille ans de littérature juive », d’Armand et Eliette Abécassis 473 pages, 17 €. Editeur : Hachette Littératures (11 février 2009) Collection : Pluriel Lettres ISBN-10:2012794475 - ISBN-13: 978-2012794474 et Robert Laffont, Poche

 

Longtemps privés de leur terre, les Juifs reçurent l'appellation de peuple du Livre. Du Livre aux livres, ce sont près de trois mille ans de littérature juive qu'Armand Abécassis et Eliette Abécassis, un père et sa fille, nous invitent à découvrir grâce à des extraits choisis et commentés par leurs soins de textes saints ou profanes, de prières, de poèmes, de romans, de traités de philosophie ou de politique. Approche proprement inédite, cette anthologie qui réunit les prophètes et les kabbalistes, Montaigne et Kafka, Marcel Proust et Albert Cohen, Heinrich Heine et Emmanuel Levinas, établit des parallèles entre tous les membres, croyants ou non, du peuple du Livre, et donne à comprendre les accents profonds et déchirants du génie singulier de la conscience juive au miroir des mots. Avec, en filigrane, une question : que peuvent les livres pour l'homme, sinon l'aider à vivre ?

 

Le Point

Propos recueillis par Catherine Golliau

Envoi de Arrik Delouya

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