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Averroès (Ibn Rushd) et l'islam des Lumières

 

 

Averroès (Ibn Rushd) et l'islam des Lumières

 

 

 

 

 

 

Pour le citoyen moyen qui regarde la télévision, lit les journaux et/ou écoute la radio, la question de l'existence, passée ou future, d'un islam des Lumières, d'une religion musulmane éclairée, se pose avec acuité. La réponse à cette question brûlante est nécessaire, voire urgente, si l'on veut barrer la route à la diffusion de rumeurs qui déclarent cette religion ennemie de la paix et incompatible avec une spéculation philosophique normale.

Ibn Rushd, Averroès de son nom latin, reste l'incarnation même de l'esprit philosophique en islam. Mort en 1198, il prolongea toute une lignée de falasifa, c'est-à-dire d'authentiques penseurs rationalistes qui assurèrent le développement d'un legs spirituel gréco-musulman. Il ne s'agit pas ici de tresser, sans discernement, des couronnes à je ne sais quel esprit ou tendance qui n'aurait existé que dans l'imaginaire de ses zélés concepteurs. Un islam des Lumières a bel et bien existé au Moyen Âge. Certes, il fut confiné à une religion des élites et n'a jamais pu gagner le cœur des gens simples. Mais il a existé et rien ne permet de dire qu'il est mort et enterré ad vitam aeternam. Des raisons politiques précises, inhérentes à l'ancienne cité musulmane, expliquent sa longue éclipse à travers l'histoire intellectuelle européenne et l'histoire des religions comparées.

L'intérêt d'Averroès pour la spéculation philosophique hellénique, donc païenne et polythéiste, ne s'est jamais démenti, même si ce grand inspirateur du legs intellectuel gréco-musulman a dû concilier deux impératifs contradictoires: la fidélité à une tradition religieuse révélée et un amour, parfois jugé immodéré ou déraisonnable, pour la philosophie d'Aristote. Cette situation ne fut pas unique en son genre puisqu'en chrétienté et dans le judaïsme, d'autres grands maîtres (Albert le Grand, Thomas d'Aquin) furent confrontés au même dilemme.

Voici une citation qui nous aide à bien comprendre l'intérêt majeur que la philosophie aristotélicienne, donc non-monothéiste et ignorant tout de la notion même de Révélation divine, revêtait aux yeux de ce philosophe arabo-andalou:

"Nous adressons des louanges sans fin à celui (Dieu) qui a distingué cet homme (Aristote) par la perfection et qui l'a placé seul au plus haut degré de la supériorité humaine, auquel aucun homme dans aucun siècle n'a pu arriver. C'est à lui que Dieu a fait allusion en disant: cette supériorité, Dieu l'accorde à qui il veut."

 

 

Et voici Aristote promu, sur la foi d'un verset du Coran, au rang d'un élu de Dieu en personne, lui qui n'était qu'un Grec polythéiste.

C'est dans un fameux traité intitulé Traité décisif que l'auteur va exposer sa théorie des relations entre la philosophie et la religion dans un esprit d'ouverture et de dialogue des cultures, déjà au XIIe siècle. Il faut dire qu'il avait de qui tenir puisque son mentor Ibn Tufayl, qui l'avait présenté au calife à Marrakech, était l'auteur de l'épître du Hayy ibn Yaqzan dont il fut question dans ces colonnes à la fin du mois de décembre. Cet accord entre la religion et la philosophie (d'essence occidentale) a donc préexisté dans l'islam médiéval, quelques générations avant qu'il ne s'installe en milieu chrétien. Les premiers à tenir un discours rationnel en matière religieuse furent donc deux adeptes de ce qu'on nommerait aujourd'hui l'islam des Lumières. Averroès divise le genre humain et la communauté des croyants en trois classes répondant à des arguments rationnels et philosophiques, aux arguments dialectiques (les théologiens) et aux arguments persuasifs (les prédicateurs religieux). Une telle hardiesse ne manqua pas d'attirer à Averroès quelques ennuis vers la fin de sa vie. Voici ce qu'il dit au sujet de son intention:

"Notre but dans ce traité est d'examiner du point de vue de la spéculation religieuse si l'étude de la philosophie et des sciences logiques est permise, défendue par la loi religieuse ou bien prescrite par elle, soit à titre méritoire, soit à titre obligatoire."

 

 

Pour Averroès, la philosophie a pour but l'étude de l'univers afin de parvenir à la connaissance de son créateur, Dieu. Or la loi religieuse ordonne de s'instruire par la contemplation de l'univers. Partant de là, la loi religieuse ordonne aussi l'étude de la philosophie. Celle-ci est donc soit méritoire, soit obligatoire de par la loi divine. Averroès cite à cet effet deux versets du Coran (88;17-18).

Voici quelques textes faisant de l'étude de la philosophie une obligation, lorsque la loi religieuse ou divine nous ordonne d'appliquer la réflexion et la raison pour élucider les mystères de l'univers. Tacticien consommé, Averroès écrit:

"Ce qui sera conforme à la vérité, nous le recevrons d'eux (les Grecs) avec joie et reconnaissance. Ce qui ne sera pas conforme à la vérité, nous le signalerons pour qu'on s'en garde, tout en les excusant."

 

 

C'est le meilleur argument en faveur du dialogue des cultures, l'affirmation de l'universalité de la vérité, transcendant toutes les barrières de la langue, de la religion et des mentalités. Averroès souligne qu'on ne saurait interdire la spéculation philosophique au motif qu'elle provoque parfois des erreurs, pas plus qu'on est habilité à interdire à un homme assoiffé de se désaltérer pour la seule raison que d'autres se sont noyés dans de l'eau. Car, correctement interprétée, la religion n'est jamais en désaccord avec la philosophie puisque "la vérité ne saurait contredire à la vérité, elle s'accorde avec elle et témoigne en sa faveur". C'est ici qu'Averroès fait intervenir l'idée de la dualité du sens du Coran. Il y a un sens obvie ou apparent, et un sens caché ou profond, auquel on parvient par l'intermédiaire de l'exégèse spirituelle.

Il est un autre verset coranique (3;5), d'importance capitale pour notre propos, et sur lequel Averroès s'appuie pour montrer que le recours à l'exégèse et aux maîtres de celle-ci est parfaitement légitime:

"C'est lui qui t'a révélé le livre dont certains versets sont clairs et positifs et constituent la mère du livre et d'autres sont ambigus. Ceux qui ont dans le cœur une propension à l'erreur s'attachent à ce qui s'y trouve d'ambigu par amour de la sédition et par désir d'interpréter ces textes. Or nul n'en connaît l'interprétation si ce n'est Dieu et les hommes de science profonde. Ils disent: nous y croyons, tout cela vient de notre Seigneur. Car nul ne réfléchit si ce n'est ceux qui sont doués d'intelligence."

 

 

Pour quelle raison le Seigneur ne s'est-il pas exprimé plus simplement dans ses oracles? C'est que, répond Averroès, la masse des hommes n'acquiesce qu'aux arguments d'exhortation:

"Dieu a fait à ceux de ses serviteurs qui n'ont aucun accès à la démonstration la grâce de leur donner de ces choses trop abstruses des figures et des symboles, et il les a invités à donner leur assentiment à ces figures car ces figures peuvent obtenir l'assentiment au moyen des preuves accessibles à tous. Je veux dire les preuves dialectiques et les preuves oratoires. C'est la raison pour laquelle la loi divine se divise en ésotérique et en exotérique. L'exotérique, ce sont ces figures employées comme symboles des intelligibles, et l'ésotérique, ce sont ces intelligibles qui ne se révèlent qu'aux hommes de démonstration."

 

 

On le voit, l'islam des Lumières a existé et peut ressusciter. Gageons que dans son sillage naîtra aussi enfin un islam de paix.

Spécialiste de la philosophie médiévale

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