La cuisine judéo-arabe de Tunisie - Guy CHEMLA *
Pastèques gorgées de soleil, bricks à l’oeuf et au thon, poulet au citron arrosé de boukha… Autant de bonheurs quotidiens qui font de la cuisine tunisienne une fête des sens.
Il est des moments dans la vie où, profitant d’une pause, on se retourne un instant pour esquisser un bilan des années écoulées. Ressurgissent alors, pêle-mêle, une foule d’images, de lieux, de sensations, d’odeurs de ma Tunisie natale, qui fut pour moi une terre d’éveil, et des rues de Tunis. Comme pour tous les enfants d’Afrique du Nord, la rue était mon terrain de jeu. J’y ai appris la vie. J’aimais, la peur au ventre, en compagnie de deux garnements de mon âge, m’aventurer dans les souks et me perdre dans leurs dédales de ruelles.
Parmi les souvenirs les plus agréables, il y a celui du grand marché de Tunis, le dimanche dans la fraîcheur du petit matin. Dès sept heures et demie, j’accompagnais mon père dans les courses hebdomadaires. Pour rien au monde je n’aurais manqué ce moment ! Nous commencions par faire un tour du marché afin d’avoir une idée de l’offre et des prix. Tous les sens en éveil, je marchais lentement derrière lui entre les étals débordants de fruits et de légumes d’une fraîcheur irréprochable. L’air résonnait des cris des marchands et embaumait du parfum lourd des melons mûrs, des vapeurs anisées et enivrantes du fenouil, des épices – carvi, coriandre, harissa fraîche – qui donnent tant de personnalité à la cuisine d’Afrique du Nord. Devant chaque étalage, nous étions systématiquement interpellés, arrêtés pour louer la qualité et la fraîcheur des produits vendus. Joignant le geste à la parole, les marchands saisissaient une tomate, une pêche ou du raisin pour nous les faire goûter... Certains allaient même jusqu’à entailler un melon ou à fendre en deux une pastèque dont la peau épaisse craquait sous la lame du couteau.
Je revois les pouces de leurs mains plonger au coeur d’un abricot, en déchirer la chair épaisse et le tendre, gorgé de soleil, en deux oreillettes pour nous l’offrir. “Ndouk, ndouk-! (goutes, goutes !) insistaient-ils. C’est précisément ce moment que j’attendais-: celui de pouvoir mordre à pleines dents dans un de ces produits d’une qualité exceptionnelle.
La jubilation se poursuivait au retour du marché, au moment de ranger les courses. Là, le contact physique avec les produits me procurait un plaisir intense, sensuel, prélude à un long moment de magie-: celui de faire la cuisine avec ma mère. Me serais-je intéressé avec autant de curiosité à la cuisine s’il n’y avait eu, en cette terre de rencontres, depuis ma plus tendre enfance, son travail de sensibilisation au goût et aux produits ? Française juive pied-noir d’origine italienne, la cuisine était son domaine. Ouverte à tous les goûts, elle excellait dans la préparation de plats simples dans lesquels se mêlaient harmonieusement des influences franco-italo-judéo-arabes. Malgré une "bonne” (comme on disait à l’époque) à demeure, nourrir sa famille relevait de la seule responsabilité de ma mère, c’était une de ses missions les plus nobles, au même titre que l’éducation, et elle souhaitait nous transmettre ce savoir-faire. C’est ainsi que j’ai appris à cuisiner-: naturellement, comme elle-même l’avait appris, en regardant faire, en aidant – et perpétuant en cela la tradition orale, car la cuisine “ça se dit et ça se fait avec les mains”. Avec les mains, mais aussi avec l’oeil pour mesurer et mémoriser la consistance ou l’élasticité d’une pâte, la couleur d’un mélange d’épices… Ce savoir-faire ne s’acquiert qu’au bout d’un long apprentissage, d’une longue imprégnation quotidienne, et relève parfois un peu du rituel. Jamais de véritables mesures
– une poignée, deux verres, trois cuillérées avec chéchia, un peu de sucre…
Autant d’imprécisions qui rendaient encore plus improbable, voire inaccessible l'imitation et la reussite de la recette.
Il est d’autant plus difficile de fixer cette cuisine séfarade tunisienne en des recettes précises que, outre l’illettrisme du départ, elle porte en elle les habitudes alimentaires des pays par lesquels la communauté juive a migré (Italie, Espagne, Turquie…) et reflète les influences des nombreuses cultures (tunisienne, française, italienne, maltaise, sicilienne…) qui cohabitaient harmonieusement dans le pays.
La dominante méditerranéenne de ces cuisines leur donnait – tant en raison des contraintes du climat que des productions agricoles – de nombreux points communs et de multiples occasions de se féconder. Il était ainsi frappant de voir chez ces différents groupes tout à la fois la similitude et la diversité des plats obtenus en mélangeant, suivant les cas, des tomates, des oignons, des courgettes et des aubergines. Ratatouille, piperade, basquaise, caponate ( Recette sicilienne faite d’oignons,d’aubergines frites, de céleri et de tomates auxquels on ajoute du vinaigre et des câpres.), roba in acetto ( Mélange de courgettes et de poivrons frits dans une sauce tomate.), chakchouka ( Oignons, poivrons, tomates et pommes de terre cuits ensemble et sur lesquels on casse généralement des oeufs et on ajoute des merguez.), makbouba ( Les tomates et les poivrons sont cuits avec des gousses d’ail, à l’étouffée, jusqu’à être confits. )…
tous ces plats d’origines différentes étaient de consommation courante chez nous.
Ces cuisines sont également toujours longues à préparer car tout y est fait à la main. La cuisine tunisienne comporte ainsi beaucoup de nettoyage d’herbes, d’épluchage de crudités et de légumes, de découpes méticuleuses et spécifiques à chaque préparation (bâtonnets, cubes plus ou moins gros…), jusqu’au hachage à deux couteaux de certaines farces ou salades, comme la slata mechouia (Salade de tomates et de poivrons grillés sur les braises du canoun et simplement assaisonnés d’ail,de sel, d’huile d’olive et de citron. Elle est la fois très légèrement amère (grillée) et acide (citron), mais aussi très moelleuse (légumes confits et huile d’olive), avec un caractère affirmé (ail),ce qui la rend goûteuse et rafraîchissante.), pour laquelle l’onctuosité et le mélange des saveurs ne s’obtiennent qu’avec cette technique archaïque.
Les cuissons, elles aussi, sont longues, souvent à base de fritures astreignantes, si bien qu’à peine le déjeuner terminé, la mère de famille pense déjà au dîner du soir qui, souvent, mijote dès le matin ou le début de l’après-midi sur le coin du fourneau. C’est cette perpétuelle activité qui fait de la cuisine la pièce centrale de la maison, celle où il se passe toujours quelque chose, par laquelle le détour est obligé pour soulever discrètement le couvercle du fait-tout et se réjouir par avance du repas à venir. C’est aussi pourquoi flotte en permanence, à l’intérieur des maisons d’Afrique du Nord, une douce et chaleureuse odeur de cuisine qui embaume l’air au point que, de l’extérieur, avant même de rentrer à la maison, je m’amusais à deviner ce qu’il y aurait à dîner.
Cette cuisine juive tunisienne est également faite d’interdictions (..... “Tu ne cuiras pas le chevreau [pas plus que le veau] dans le lait de sa mère” (Deut., XIV, 21) ),....
msoki de la Pâque ( C’est, par excellence, le plat de la Pâque juive séfarade qui célèbre le renouveau du printemps : en mélangeant à de la viande d’agneau tous les légumes nouveaux ajoutés au fur et à mesure, suivant leurs besoins de cuisson : carottes, petits pois, fèves, artichauts, navets… . Juste avant de servir, on y laisse gonfler les matsot, galettes de pain azyme (sans levure) pour commémorer la sortie d’Egypte. On sert également, avec le msoki, de l’osbène, une saucisse de tripes mélangées à des épinards et du riz et très parfumée (ail, oignon persil, menthe, coriandre).
En Tunisie, la nourriture était partout. Chaque moment de la journée était prétexte au plaisir alimentaire. Comment résister, lors de la collation de dix heures, à du pain frotté à l’ail, arrosé d’huile d’olive et recouvert de tomate – et, à plus forte raison, à un sandwich tunisien ( Sorte de pain bagnat, garni de slata jida, une salade de crudités avec des olives, du thon émietté,des oeufs durs et de petits morceaux de pommes de terre.-? Comment résister à un morceau de boutargue ( Il s’agit de la laitance du poisson mulet femelle qui est salée, séchée et conservée dans une enveloppe de paraffine.) avec du pain ou à un bomboloni ( Beignet de pâte levée frite roulé dans du sucre.), dont le sucre craque sous la dent) -? Même se désaltérer d’une vraie citronnade ou d’un verre de véritable sirop d’orgeat fournissait toujours l’occasion d’y tremper des croquants ( Pâtisseries dérivées du boulou, un pain de farine aux amandes et aux noisettes grillées.), des caques ( Petits gâteaux secs circulaires faits d’un mélange de semoule fine et de farine.) ou un morceau de biscuit (pain de Gênes ou pain d’Espagne).
C’est le repas du soir qui concentrait toutes les attentions...... La soupe était relativement fréquente-: à base de légumes variés comme en France, un minestrone italien ou encore une soupe plus typée, comme une bissara (soupe de févettes ou de pois cassés) ou un lablabe (soupe de pois chiches au cumin). Souvent, il s’agissait d’un simple bouillon de poulet dans lequel on jetait quelques pâtes à la semoule (nikitouche, hlailem) ou à la farine (reuchta).
Elle était parfois suivie d’un makoud ( Pain d’oeufs qui permet d’utiliser les restes de poulet ou de viande.) ou de bricks, spécialités tunisiennes par excellence. Ces feuilles diaphanes pliées en deux (brick à l’oeuf) ou en triangle (brick à la pomme de terre et au thon) prenaient, une fois frites, un tel croquant qu’il n’y en avait jamais assez.
Quant au plat principal, il déclinait soir après soir tous les classiques
– suivant la saison, le marché, les grandes fêtes religieuses et l’humeur de ma mère. Les plats revenaient au fil de l’année, sans lasser, tant leur variété était grande.... Mais ce qui revenait le plus souvent, pour notre plus grand plaisir, c’étaient les spécialités tunisiennes-:
tajine d’artichauts cardons et pommes de terre, foie au cumin et à la harissa, poisson hraïmi ( Ce qui signifie poisson “malin”. Il cuit dans une sauce tomate.), keftas (boulettes de poisson), poulet au citron msir (confit) et mille autres plats.
J’avais une préférence pour certains tajines, comme le ganaouia ( Ragoût de gombos (petits légumes verts et pointus), que l’on fait cuire dans une sauce tomate et dont le gluant donne du liant à la sauce.), la pkaïla (Ragoût d’épinards frits et de haricots blancs. A la viande de boeuf on ajoute de la peau de veau à la consistance très gélatineuse et de l’osbène. On déguste souvent le pkaïla avec de la graine de couscous. ), le psall ou loubia ( Sorte de cassoulet tunisien-: il s’agit d’un ragoût d’oignons (psall) et de haricots blancs (loubia). ), et une tendresse toute particulière pour la melohia ( La melohia est faite avec des feuilles de corette réduites en poudre.). De couleur vert foncé presque noire – et d’un aspect souvent repoussant pour les personnes qui n’y sont pas habituées-–, ce plat épais surprend par son goût très particulier et abondamment parfumé (ail, harissa, coriandre). On le mange, comme tous les tajines, avec du pain – beaucoup de pain – que l’on roule à plaisir dans la sauce. Pour cette fonction, le pain italien à la mie dense fait admirablement l’affaire.
Et puis, il y avait le couscous du vendredi soir-: le vrai couscous de légumes avec boulettes et osbène (saucisse de tripes mélangées à des épinards et du riz et très parfumée), accompagné d’une ronde de salades (ajlouke de courgettes, carottes bouillies à l’ail et au cumin, navets à la harissa…) qui parfumaient merveilleusement la graine et accentuait le moelleux du plat. Il revenait toutes les semaines et personne ne s’en plaignait. Chacun avait ses habitudes pour mélanger (ou ne pas mélanger) les différents ingrédients dans son assiette creuse, mouiller plus ou moins la graine de bouillon… C’était toujours aussi bon-!
Une orange maltaise, une salade de fruits de saison ou encore des dattes et des noix terminaient le repas. Cependant, malgré des plats roboratifs et des repas copieux, il y avait plusieurs fois par semaine un dessert “surprise”.
Comment résister à une tarte, à des éclairs au chocolat, une boca di dama (financier), une brioche avec un sabayon et plus encore à des makrouds ( Petits rouleaux de pâte à base de semoule, farcis de dattes, que l’on frit avant de les enrober d’un sirop au miel. ), des manicottis ( Fines bandes de pâte (farine) que l’on frit en les roulant progressivement autour d’une fourchette pour leur donner la forme d’une rose et que l’on passe ensuite dans un sirop au miel. ) ou des yoyos ( Boudins de pâte formés en rond qui sont frits et roulés dans un sirop au miel ) ? Et puis il y avait la farka ! De la graine de couscous cuite et sucrée par un sirop, légèrement parfumée d’un peu de cannelle et mélangée à une purée de dattes, des amandes et des cerneaux de noix concassés-! Tassée dans des assiettes creuses, cette merveille se découpe en parts et se déguste quelle que soit l’heure de la journée-!
Les dimanches de printemps étaient souvent l’occasion de sortir un peu de Tunis, soit pour visiter le pays, soit pour passer la journée au bord de la mer quand le temps le permettait, sur une des vastes plages, encore désertes à l’époque, qui ourlent le littoral tunisien. C’était toujours une expédition avec tente, couffins et glacières en vue du pique-nique – car, c’est bien connu, la plage ouvre l’appétit et il ne fallait surtout pas manquer. Poissons pêchés sur place que nous faisions griller comme des Robinsons, timbale de pâtes à la sauce, poulet rôti, salade de riz au thon accompagnée des inévitables oeufs durs… Rien ne manquait. Mais ce qui faisait surtout mon bonheur, c’étaient les fricassés-: de merveilleux petits sandwichs moelleux de pâte levée, frite puis fendue en deux et remplie de mechouia, de thon, d’oeufs durs et d’olives. Un régal, malgré quelques grains de sable récalcitrants qui crissaient parfois sous la dent.
L’été nous passions les mois de juillet et d’août au bord de la mer, à Kherredine. Le soir, quand l’air chaud commençait à être brassé par une douce brise marine, c’était l’heure de la promenade apéritive, sur la jetée de La Goulette ou dans une des villes environnantes. Où que l’on fût, l’air se chargeait progressivement d’une odeur de braise de charbon, très vite relayée par celle, plus appétissante, des grillades-: l’heure était venue de choisir une terrasse pour dîner. A peine étions-nous installés qu’un garçon apportait des kakis (une sorte de gressin, nature ou au sésame) et, dans de petites soucoupes de tasse à café, une série d’amuse-gueules (pistaches et amandes salées, olives…), que mes parents accompagnaient d’un peu de boukha (alcool de figue) ou de vin. Très vite, cela était suivi d’une dizaine d’autres petites assiettes de crudités (concombre, radis, fenouil, artichauts crus…) et de salades variées, froides ou tièdes – ajlouke (purée) de courgettes ou d’aubergines, carottes à l’ail et au cumin, pommes de terre ou fèves au cumin, pois chiches… –, toutes copieusement arrosées d’huile d’olive et de citron (que l’on presse surtout en Tunisie). Venaient ensuite une assiette tunisienne ( Plat complet avec thon à l’huile,anchois, oeufs durs et différentes salades crues et cuites. ), un poisson complet ( Tranches épaisses de poisson frit (du mulet le plus souvent),accompagnées d’un oeuf sur le plat,de chips et, surtout, de la tastira, un mélange de poivrons frits pelés et hachés avec une sauce tomate.), des grillades ou des merguez (toujours servies avec un mélange d’oignons et de persil hachés, des demi-citrons et, dans un petit ramequin, de la harissa diluée dans un peu d’eau) accompagnées de grosses frites épaisses coupées au couteau.
Quant au dessert, il venait plus tard, et il n’en était que meilleur, car cela prolongeait la soirée. C’était le plus souvent, prise chez un glacier italien, une granité fraise-citron servie dans un pot en carton que nous dégustions en marchant. Là, c’était le “kif”, un plaisir un peu égoïste, intense et jubilatoire. Nous rentrions à pied, lentement, dans la nuit étoilée, emplie du parfum douceâtre et délicieusement enivrant qui se dégageait du bouquet ou du collier de jasmin que nous portions, suivant le cas, à l’oreille ou autour du cou.
C’est ainsi que s’écoulait notre vie, de façon un peu insouciante. Elle était faite de petits bonheurs quotidiens simples, parmi lesquels la table occupait une grande place, tant par les plaisirs gustatifs que par la convivialité qu’elle offrait. Ces plats, puisés à toutes les cultures, nous procuraient à tous autant de plaisir, et ils font aujourd’hui partie de mon panthéon gourmand.
....Notre tradition familiale....fait pleinement partie de la culture populaire et du patrimoine culinaire de cette petite communauté des Juifs de Tunisie.
Tout comme notre langue était faite de nombreux emprunts et mélangeait allègrement le français avec des mots et des expressions arabes, italiens…, cette généreuse et goûteuse cuisine judéo-arabe tunisienne, qui résulte d’influences multiples – le simple nom des plats évoqués plus haut en témoigne-–, est une belle expression du métissage des traditions culinaires méditerranéennes et mêle délicieusement parfums d’Orient et saveurs d’Occident. Siciliens, Italiens, Arabes tunisiens, Français, pieds-noirs, ou encore juifs, musulmans, catholiques, nous vivions ensemble, mangions, dormions les uns chez les autres, participions tous aux fêtes des autres. C’était un éveil, une sensibilisation quotidienne à la différence.
De quelle meilleure école du respect peut-on rêver-?
* Guy Chemla est professeur de géographie et d’aménagement du territoire à l’université Paris IV-Sorbonne.
Commentaires
Merci Monsieur Chemla pour ce panorama gustatif qui ne manquera pas de rappeler de merveilleux souvenirs aux plus de 50 ans...
OUI MIAM ! ON revient toujours aux bonnes tables !
et la fleur d'oranger alors????Merci Monsieur CH.GUY !
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