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Cette guerre a quatorze siècles

Dans la fertile représentation populaire arabe, la même qui est convaincue mordicus que DAESH est une création israélienne

Cette guerre a quatorze siècles (info # 010801/16)[Analyse]

Par Stéphane Juffa © MetulaNewsAgency

 

Aux Etats Unis et en Europe, il est ringard et même politiquement incorrect d’invoquer les questions religieuses ou ethniques qui sont le plus souvent à l’origine des conflits. On préférera chercher les causes des disputes dans le répertoire politique.

 

Il y a plusieurs raisons à cela : d’une part, parce qu’en Europe il semble particulièrement incompréhensible de se battre "encore" pour des religions, ces dernières ayant pratiquement tout perdu de leur influence sur l’Etat ; de l’autre, au vu des problèmes migratoires et des minorités, on a très arbitrairement choisi de prétendre que les religions sont des vecteurs de paix, et qu’il n’existait rien de si stimulant pour un pays que d’être habité par des individus provenant d’origines diverses et variées.

 

Dans ces pays développés, le seul culte que l’on cultive au contraire est celui de la causalité : on passe son temps à chercher dans les actions des uns et des autres les éléments déclencheurs des conflits. Pour cette raison, on n’a jamais envisagé que la différence de traditions religieuses et de croyances quotidiennes pouvait être à la base de l’incapacité des Israéliens et des Palestiniens à s’entendre, des Libanais à vivre ensemble, des guerres civiles interminables en Syrie et en Irak, etc.

 

Le causalisme épargne ainsi aux Occidentaux la frayeur qu’occasionnerait l’éventualité selon laquelle l’islam, sous ses acceptions actuelles à tout le moins, ne serait pas une religion de paix, qu’elle chercherait à s’imposer par la violence si cela était nécessaire, et surtout, que cette dernière finalité pourrait oblitérer et vider de leur sens les principes nobles et humanistes dans lesquelles les Européens se contemplent.

 

Les journalistes et les dirigeants des Etats industrialisés évitent ainsi soigneusement de parler de l’islam, qu’ils remplacent par les termes islamisme, djihadisme, al Qaeda ou DAESH, en même temps qu’ils minimisent la spécificité du régime iranien, qui s’est auto-intitulé "République Islamique d’Iran".

 

Vu de Bruxelles ou de Washington, où l’on adore traduire les équations dans un langage que l’on maitrise, on pratique par des simplifications trompeuses permettant "d’y voir clair"et de matérialiser, même si c’est terriblement arbitraire, ses amis et ses ennemis en leur donnant des noms et en leur prêtant des fonctions régionales et des ambitions politiques.

 

Mais vu de Téhéran, de Riyad et du Caire, les choses sont terriblement plus évidentes : il y a, d’un côté – celui de l’Iran – les chiites, qui voient en Ali, le cousin du prophète, et en sa famille les successeurs de Mahomet, qu’il aurait lui-même désignés pour poursuivre son œuvre. Face à eux, les sunnites, qui représentent 90 % du milliard et demi de musulmans, qui considèrent que ce sont les disciples de Mahomet qui, à partir de sa mort en 632, à commencer par son confident Abou Bakr, doivent diriger l’islam.

 

A partir de là c’est le chiisme, qui a donné le mot schisme en français et en de nombreuses autres langues, qui a vu les deux communautés de croyants camper sur leurs positions et se livrer une guerre quasi-ininterrompue depuis 1 400 ans.

 

Cette perspective remise à sa place donne accès à une grille de lecture des conflits autrement plus "locale". Premièrement, parce que, pour tous les musulmans du Moyen-Orient, il ne s’agit pas de conflits mais bien DU conflit entre sunnites et chiites qui se prolonge et ne se terminera que par l’écrasement définitif de l’un des deux camps.

 

Ensuite, lorsqu’au Caire, à Amman, à Riyad, à Ankara et dans les émirats du Golfe l’on considère DAESH, al Qaeda et les autres organisations combattantes sunnites, on distingue principalement le fait qu’ils affrontent et contiennent l’ennemi chiite et qu’il tient du devoir sacré de les aider à continuer à le faire.

 

Si, dans quelques-uns de ces pays, on déplore les méthodes cruelles et barbares qu’ont ces combattants sunnites de traiter leurs prisonniers et les femmes de ceux-ci, ce sont des considérations accessoires. N’oublions pas que la population allemande, dans son écrasante majorité, soutenait les divisions SS qui se battaient avec les Soviétiques et les alliés, tout en connaissant les crimes industriels que ces unités perpétraient dans les camps d’extermination. A part pour les âmes exceptionnellement éclairées, le nationalisme, le clanisme et la suprématie culturelle (ou religieuse) priment sur les considérations humanitaires.

 

Et puis, il n’existe pas de grandes différences entre les punitions d’inspiration religieuse telles que DAESH les applique à ceux qui s’écartent de l’islam sunnite, et celles, contre les apostats, les homosexuels et les femmes supposément adultérines, qui sont administrées par la monarchie saoudienne, elle aussi sunnite.

 

Au risque de se tromper complètement de lecture, ne confondons pas nos valeurs et les leurs et n’attendons pas qu’ils s’apitoient sur le sort de leurs victimes parce que nous le leur demandons ou parce que ce qu’ils font nous dégoute et nous effraie. 

 

D’ailleurs, s’il est un terrain sur lequel chiites et sunnites se rencontrent, c’est celui des châtiments que le Coran prescrit d’infliger aux auteurs des crimes identiques. Sauf qu’à Téhéran, on pend les homos au faîte des grues jusqu’à ce qu’ils étouffent, alors qu’à Riyad, on leur coupe la tête au sabre, jusqu’à ce qu’elle daigne se séparer du tronc.

 

C’est en fonction des lignes qui précèdent qu’il convient de considérer la rupture des relations diplomatiques avec l’Iran décidée par les Saoudiens. Pour ceux qui veulent absolument y voir un acte causal et entendent continuer intentionnellement à inverser les causes et les effets, rappelons que le prétexte qui a présidé à cette décision a été l’attaque de l’ambassade saoudienne à Téhéran, elle-même consécutive à l’exécution, samedi dernier dans le royaume, du cheikh chiite saoudien Nimr Baqer el-Nimr, en même temps que quarante-six autres "terroristes".

 

Baqer el-Nimr enflammait par ses sermons contre la dynastie les membres de la minorité chiite saoudienne, établie à l’est de la monarchie ; les autres chefs d’accusation qui l’ont mené au billot étaient "la sédition", "la désobéissance au souverain" et "le port d’armes".

 

Dimanche, les fils de Saoud rompaient les relations diplomatiques avec la théocratie chiite, et étaient imités en cela par six autres Etats sous contrôle sunnite : les Emirats Arabes Unis, le Koweït, le Soudan, le Bahreïn, Djibouti et le Qatar. En plus du rappel de leurs diplomates à Téhéran, de la fermeture des ambassades et consulats perses sur leurs sols et du renvoi de leurs personnels, les sept Etats ont également décidé d’interrompre les liaisons aériennes avec Téhéran et d’interdire à leurs ressortissants de se rendre en Iran.

 

Pour le Royaume de Bahreïn, dont les côtes se situent à 180 km de celles de l’Iran, cette décision marque le début d’une guerre froide. Idem pour les autres royautés et émirats du Golfe : si le risque du déclenchement immédiat d’une guerre régionale n’est pas à l’ordre du jour, chaque vol commercial, chaque appareillage de paquebot, chaque exercice militaire va devenir un casse-tête. Sans parler des risques d’infiltrations d’agents iraniens et des activités de déstabilisation télécommandées par les ayatollahs.

 

La rupture des relations avec ceux-ci indique le franchissement d’un nouveau palier entre le désamour et la guerre ; plus près de la guerre. Pour les six pays qui ont suivi Riyad, cette décision n’a été causée par aucun acte perse spécifique qui leur fût hostile ; cela démontre simplement qu’ils ont décidé de respecter l’alignement sunnite, et que ce dernier est suffisamment important pour qu’ils prennent délibérément le risque d’évoluer dorénavant sous le régime d’un état d’alerte militaire permanent.  

 

Si le risque de l’éclatement immédiat d’une guerre est faible, c’est parce que l’Arabie et ses alliés de la péninsule n’ont pas de vocation offensive, pas plus que de visées territoriales en Iran. Tout ce qui les intéresse consiste à veiller jalousement sur leurs avantages. Quant à Khamenei, il n’a, d’abord, pas la puissance militaire requise pour se lancer à l’assaut des Etats arabes ; il sait, de plus, que ses efforts en vue de se faire réadmettre dans le concert des nations s’effondreraient sitôt le premier missile tiré sur ses voisins. De plus, s’il faisait cette immense bêtise, il ferait l’unanimité contre l’Iran, à commencer par les Arabes, mais également chez les Occidentaux, qui n’hésiteraient pas vingt-quatre heures avant de leur prêter main forte.

 

Une guerre ouverte contre le sunnisme constituerait probablement le premier et le dernier pas d’un processus qui évincerait dans la violence le clergé chiite du pouvoir à Téhéran. Le but des ayatollahs était de développer la bombe atomique et des missiles balistiques afin de s’imposer – d’imposer les chiites – au sein du monde musulman comme la seule puissance capable de les représenter d’égal à égal face au monde païen et à Israël, et non de se lancer dans un affrontement qu’ils n’ont aucune chance de remporter.

 

Ce que je viens d’écrire ne signifie pas que la théocratie ne va pas se livrer à des provocations armées dans les eaux du Golfe. Il y a quelques semaines, les Perses n’avaient pas hésité à tirer des roquettes à 1 500 mètres d’un porte-avions U.S et d’une frégate française ; il n’y a ainsi aucune raison pour qu’ils s’abstiennent de harceler leurs adversaires sunnites.

 

La situation est sérieuse. Hormis la guerre ouverte, on peut être certain que les Saoudiens vont faire tout ce qu’ils peuvent pour atténuer le redémarrage de l’économie de la dictature chiite, à commencer par maintenir le prix du pétrole à un niveau très bas. C’est ainsi que le Brent, le brut négocié à Londres, est passé avant-hier au-dessous de 35 dollars le baril, pour la première fois depuis douze ans.

 

Riyad persiste dans son refus de réduire sa production, qui s’élève actuellement à 10.4 millions de barils par jour. Avec un marché noyé sous l’or noir, les ayatollahs vont avoir du mal à augmenter leur propre production qui stagne toujours autour des 2.5 millions de barils/jour. Pour atteindre l’objectif des quatre millions que les dirigeants iraniens s’étaient fixé, il leur faudra réhabiliter et rénover l’ensemble de leur appareil de pompage et de transport du brut ; avec un baril à 34 dollars et peut-être moins, cela va engloutir une bonne partie des fonds qui seront libérés par les banques étrangères en réalisation de l’Accord avec les 5+1. Relativement à un pétrole à 70 dollars, c’est exactement comme si Khamenei toucherait la moitié des fonds qui lui sont promis.

 

Le maintien d’une quantité de production élevée permet aussi aux Saoudiens de préserver leur emprise sur le marché européen ainsi que de limiter les revenus des Russes, qui produisent la même quantité quotidienne qu’eux. Des Russes qui sont devenus leurs ennemis depuis qu’ils ont inversé la tendance du conflit syrien et qu’ils vendent des équipements militaires avancés et de nouvelles centrales nucléaires aux Iraniens.

 

N’oublions pas non plus, qu’outre la Syrie, trois des fronts opposant directement les sunnites aux chiites sont actifs, s’agissant du Yémen, de l’Irak et du Liban. Dans les deux derniers pays cités, le regain de tension entre Riyad et Téhéran peut rallumer ce que les confrères nomment la "guerre civile", mais qui est en fait une péripétie de l’interminable Guerre sunnites-chiites. A Beyrouth, on se dirige vers la pérennisation de la disparition des institutions républicaines et de l’absence d’un gouvernement et d’un président. L’Iran soutient la milice chiite du Hezbollah qui exécute ses ordres, tandis que Riyad finance et conseille toutes les autres composantes du puzzle libanais, à commencer, évidemment, par les sunnites qui forment la plus nombreuse d’entre elles.

 

Il est difficile de prendre connaissance sans pouffer du commentaire fait avant-hier (mercredi) par Mohammad Javad Zarif, le ministre iranien des Affaires Etrangères. L’homme qui rit avec Federica Mogherini et John Kerry et aux dépens d’iceux. Pour Zarif, l'Arabie saoudite "doit arrêter" de s'opposer "aux efforts de paix" de l'Iran, comme elle le fait "depuis deux ans et demi".

    

L’Arabie, les Etats du Golfe et les autres régimes sunnites vont plutôt renforcer leur arsenal militaire afin de dissuader les ayatollahs de faire des âneries. Pour cela, ils ont impérativement besoin du savoir-faire des Israéliens. Ils ne peuvent en effet plus compter sur l’allié américain et sur les Européens, qui, en signant le Traité de Lausanne et en continuant, depuis, de faire des concessions très au-delà de celles déjà octroyées aux chiites aux termes de l’Accord, ont considérablement augmenté la menace militaire à laquelle ils sont maintenant exposés.

 

En Egypte, l’Etat arabe possédant la plus imposante force armée du camp sunnite, les dirigeants ne sauraient oublier que sans l’appui et l’ingérence directs de Barack Obama, leur pair Hosni Moubarak n’aurait pas été destitué, et leur ennemi islamiste Morsi n’aurait pas pris le pouvoir.

 

Or les Arabes ont besoin des armes de dernière génération, de boucliers antimissiles, de la faculté de regarder derrière les lignes ennemies, de celle de faire le meilleur usage des armes qu’ils ont achetées à l’Occident, et des meilleurs experts pour les conseiller. Pour les Saoudiens et les Etats du Golfe, il s’agit à la fois de se rassurer et de combler les lacunes dont ils ont connaissance au sein de leurs forces armées.

 

Dans ces conditions, le choix du voisin israélien s’impose, qui est capable de fournir tous les équipements et services en question et qui nourrit les mêmes craintes face à l’ennemi iranien. Pendant que les Européens, les Russes et les Américains vont continuer à s’acharner sur le Califat sunnite d’Irak et de Syrie, d’une manière effectivement disproportionnée et surtout, qui ne prend pas en compte la nécessité de préserver l’équilibre sunnites-chiites dans la région, les sunnites vont se rapprocher encore un peu de l’Etat hébreu.

 

L’épisode actuel de ce conflit vieux de quatorze siècles n’en étant qu’à ses débuts, on peut s’attendre, dans les prochains mois, à observer des manifestations visibles de la nouvelle entente israélo-sunnite. Et si les nouveaux partenaires font preuve d’un peu de jugeote, cette alliance a également la capacité nécessaire pour mettre un terme définitif et satisfaisant à la question palestinienne.   

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