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Chacun cherche son chic, par Sofia Guellaty

Chacun cherche son chic, par Sofia Guellaty

 

« Je ne juge pas ton Zara, ne juge pas mon Louis Vuitton », ou comment le Moyen-Orient redéfinit la notion autoritaire du chic européen.

 

«Sofia a toujours l’air brouillon, je ne comprends pas pourquoi elle ne va pas chez le coiffeur plus souvent », s’exclame Firras, un consultant de mode réputé dans le Golfe, avec qui je déjeunais il y a quelques temps à La Petite maison, un import niçois d’un restaurant traditionnel qui, au vu de son succès touristique, a ouvert des satellites à Londres et Dubaï.

Moi qui croyais arriver aux Émirats arabes unis telle une prêtresse évangéliste version Rive gauche, j’allais vite me rendre compte qu’on est toujours le « plouc » de quelqu’un.
Autour de moi, un patchwork digne de la mégalopole émiratie : des Libanaises embijoutées jusqu’au serre-tête, des Iraniennes à la longue chevelure noire de jais, des Anglaises papotant dans un patois du nord improbable, et nos hôtes du Golfe, celles que l’on appelle ici les « locales », en abaya noire, maquillées et accessoirisées à la dernière mode européenne. 9 % de la population indigène pour 91 % d’expatriés, elles font la joie de l’industrie du luxe avec un pouvoir d’achat inversement proportionnel à leur nombre.
Après dix minutes d’explications devant une audience médusée, je n’arrivais toujours pas à leur expliquer que l’esprit un peu négligé, pouvait, dans une version Jane Birkin, être qualifié de « chic ».
« Oui, Jane Birkin, celle du sac ». Je leur montre des photos, ils ne sont pas émus.
« So, what is chic ? », m’empressais-je de leur demander. « Un chignon », « une allure impeccable », « Chanel », « Céline », « Givenchy » me répondirent-ils à l’unisson. Jusque-là rien d’anormal, les clichés vont bon train des deux côtés du Golfe Persique et le chic au Moyent-Orient, c’est la marque, on le savait déjà tous.

Ouvrez n’importe quel magazine de mode français et comptez le nombre d’occurrences du mot « chic ». Une capitale, une industrie, qui valent des milliards d’euros sont bâties sur une notion aussi opaque que celle de l’Amour (chacun en a une définition et un ressenti personnel), ou d’une autre expression française tout aussi indéfinissable (par définition), ce « je ne sais quoi ». Pourtant, jusqu'à l’aéroport Charles-de-Gaulles, je pensais la notion de chic instinctive, indiscutable.

Je me souviens de cet épisode du « Petit Journal » de Yann Barthès : une pauvre quidam interrogée sur le look de Pamela Anderson s’empressait d’affirmer : « Elle est toujours très bien maquillée, elle est toujours très bien coiffée, elle est très distinguée. » Ah, ce qu’on a rit, nous, les gens qui savons de quoi nous parlons.
Le chic est une culture qui admet une forme d’autorité, celle de la Haute, des aristos et des commentateurs mondains. Sauf que plongée dans un pays de 10 millions d’habitants qui considèrent que le chic est dans l’étalage de richesses et le « m'as-tu-vu » bien poli, je dois, par souci d’intégrité, me pencher sur la question.

Arrivée aux Émirats, je me rends compte que tout est à revoir. Puisque mon « chic-radar » n’est manifestement pas conforme au standard international, je décide de me tourner vers le plus grand des oracles : Google. Faites le test à la maison. La mention « chic » sur Google Images donne des résultats surprenants : des idoles Disney ; le groupe de disco des années 1970 « Chic » ; une marque de sous-vêtements et le parfum de Céline Dion sont en première position. Céline Dion, cette grande icône du chic à la québécoise.

Né à la fin du XVIIIe siècle, le mot « chic » apparaît d’abord dans le langage des peintres. « Dessiner de chic », c’est dessiner sans modèle, selon le Dictionnaire de l'Académie française. Pour Baudelaire, c’est un « mot affreux et bizarre et de moderne fabrique, dont j'ignore même l'orthographe ». En revanche, pour Larry Flynt (le créateur du magazine de charme Hustler) c’est le titre d’une de ses publications, fondée en 1976. Chacun (cherche) son chic. Pour preuve, cette demeure en stuc habillée de colonnes dorées et de marbre rose sur l’avenue Jumeirah (du nom de la plus grande entreprise immobilière des Émirats arabes unis), est-elle chic ? « Oui, très chic », me dit-on.

Depuis les Empires ottoman et perse, la fascination envers la culture européenne du XVIIIe siècle ne faiblit pas dans le monde arabo-musulman. Et surtout au Golfe, qui, il n’y a pas si longtemps, était le dernier refuge de la culture bédouine, et a dû se réinventer en région d’influence internationale, en moins de 50 ans pour les pays les plus jeunes, comme les Émirats arabes unis. Il paraît clair que Dubaï, ce Shangri-La d’apparence moderne, a une filiation directe avec l’esthétique de Versailles. Sans doute parce que les budgets ici sont infinis, et que l’exubérance n’est plus un concept phare dans le Vieux Continent, aujourd’hui ancré dans le post-modernisme. Ici, le baroque règne en maître. Saint Laurent n’a qu’à aller se rhabiller.

Après tout, c’est la faute de l’Europe. Je m’explique : quand ces prétendantes au chic sont à Paris, elles logent au Plaza Athénée, au Ritz ou au Crillon. « Ne nous jugez pas parce qu’on vous a acheté, argent comptant, l’idée du chic à la française tel que vous nous le vendez sur l’avenue Montaigne », ajoute Firras. Pas faux. J'explique : pour moi, ce qui est chic, c’est « la nonchalance, des vêtements bien taillés, une grâce instinctive ». « Les Français déterminent le chic selon leurs besoins. Ton t-shirt troué n’intéresse personne ici s'il n’est pas signé. Je ne juge pas ton Zara, ne juge pas mon Louis Vuitton », me rétorque-t-il.
À l’image des collectionneurs d’art non initiés qui se tournent invariablement vers les valeurs sûres, il est difficile pour un nouveau client de la mode de faire des choix stylistiques dénués de la signalisation sémantique qu’une marque de luxe peut lui offrir. Pour l’instant, les LVMH et autres Richemont et Kering mènent la danse.

Et la culture dans tout ça ? Rien de plus chic, non ? La réponse est négative. Une femme se doit d’être impeccable. La culture est évidemment considérée comme un atout certain, mais qui n’entre pas du tout dans l’acception du mot « chic » ici. De toute façon, on a rarement vu un intello ou un artiste tiré à quatre épingles, n’est-ce pas ? Ici, aucune femme de la haute qui se respecte n’oserait se montrer un jeudi à La Petite maison sans maquillage, sans sac logotisé, sans boucles maîtrisées et sans parfum enivrant (liste non exhaustive), qu'elles soient couvertes du voile noir de leur abbaya ou harnachées dans une robe Alaïa.
Il est courant ici d’entendre dire que les rédactrices de mode françaises, avec leur uniforme noir, ne sont pas du tout un exemple à suivre (mes excuses à Virginie Mouzat qui à toujours un brushing parfait). « Les “khaleejis” (femmes du Golfe) sont bien plus chic que n’importe quelle Européenne ! », ajoute Babak, un designer d’origine perse. « Tu vas peut-être aux défilés parisiens en jean, mais ce sont nos mères qui achètent ce que tu vois défiler chez Chanel, et qui portent les créations sur lesquelles tu écris sur Style/Arabia ». CQFD

Vanity Fair

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