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Emmanuel Levinas: un particularisme juif face à un universalisme chrétien?

Emmanuel Levinas: un particularisme juif face à un universalisme chrétien?

 

Par Maurice-Ruben Hayoun - Spécialiste de la philosophie médiévale, allemande et de littérature biblique

 

 

Les Evangiles, un livre anti-juif?

Voici une problématique aux multiples facettes et qui se présente comme un abîme dans lequel personne n'ose plus s'aventurer sans solides connaissances dans de très nombreux domaines, regroupant la théologie, la philosophie, la philologie sémitique et l'histoire des religions. Je préfère pour ma part, parler comme nos collègues allemands de l'histoire des croyances ou de la foi (Glaubensgeschichte).

Pour comprendre aujourd'hui cette obsession des contestations judéo-chrétiennes chez Levinas -lequel n'a pas vécu moins de deux guerres mondiales (il est né en 1905) auxquelles s'ajoutaient une révolution (la révolution russe), et un antisémitisme ravageur, initié par les catholiques et les protestants allemands mais redoutablement poursuivi de ce côté-ci du Rhin par leurs coreligionnaires français- il faut se souvenir que le zèle convertisseur des églises d'Europe ne se dissimulait même plus. On pratiquait allégrement la sodalité c'est-à-dire qu'on cherchait à rallier à «notre sainte mère l'Eglise» le plus de Juifs possible dont l'amour manquait au Christ... Comme c'est joliment dit.

Tous les ordres monastiques étaient sensibles à ce prosélytisme; je me contenterai de citer un père jésuite, aujourd'hui complètement oublié, Joseph Bonsirven, qui avait appris un peu d'hébreu rabbinique pour écrire des ouvrages sur la question: Exégèse rabbinique et exégèse paulinienne où l'exégèse juive apparaissait comme charnelle et l'interprétation chrétienne comme une parangon de la plus haute spiritualité. Dans un autre ouvrage intitulé de manière très suggestive Sur les ruines du Temple, il décrivait les affres de quelques âmes juives en gésine de Sauveur... et que l'Eglise s'empressait d'accueillir en son sein.

On était alors au milieu des années trente et Levinas qui avait le judaïsme est européen chevillé au corps, n'était âgé que de vingt-cinq ans! Il avait quitté sa Lituanie natale en 1923 pour étudier la philosophie à l'université de Strasbourg.

Toute la presse catholique de l'époque n'avait qu'un mot à la bouche pour caractériser l'essence du judaïsme, le particularisme juif qu'elle opposait à l'universalisme chrétien. Une telle définition équivalait à une «sectarisation» du judaïsme. Où se trouve le lieu de naissance d'une telle idée, d'une telle déformation? Si l'on remonte assez haut dans l'histoire des idées religieuses, on aboutit nécessairement aux Evangiles, celui de Saint Matthieu, qui passe pour être à la fois le plus juif et aussi le plus critique à l'égard d'Israël, et bien évidemment aux Actes des Apôtres. Sans oublier l'Evangile de Saint Jean qui est probablement le plus virulent à cet égard.

Aux yeux de Levinas, les relations entre le christianisme primitif et le judaïsme rabbinique naissant ne pouvaient qu'être largement conflictuelles. L'identité juive était irrémissiblement liée à une identité nouvelle, voire opposée, à laquelle elle avait servi (bien involontairement) de matrice. La nouvelle religion suivit son chemin et finit par se désolidariser des communauté juives locales, jusqu'au jour où l'on adopta un nouveau calendrier, introduisant un décalage irrémédiable entre ceux qui se réclamaient toujours de la religion ancestrale et ceux qui avaient placé leur espoir en Jésus exclusivement, incarnation de la divinité sur terre.

Mais ces chemins divergents, ces croyances quasi inconciliables ( naissance virginale, forme divino-humaine de Jésus, tri-théisme introduit en apparence par la doctrine trinitaire, antinomisme, etc) ne changeaient rien au fait que les deux fois se reconnaissaient le même fondement pour deux identités qui avaient divorcé et que le cours de l'Histoire allait éloigner l'une de l'autre depuis deux mille ans... Comment renoncer à son identité, donc à sa raison d'être et à sa part de vérité dans le monde? C'est pour cette raison que l'Eglise avait développé une thèse dite de la substitution faisant du christianisme la vérité du judaïsme.

Plus directement: en tenant le christianisme sur les fons baptismaux, le judaïsme n'avait plus qu'à disparaître, sa mission étant accomplie. Celui de nos historiens qui a le mieux synthétisé cette idée n'est autre qu'Ernest Renan qui n'hésita pas à écrire que la sève avait quitté le vieux tronc juif pour affluer dans le nouveau rameau chrétien. De telles idées qui n'ont plus du tout cours aujourd'hui étaient très courantes du temps de Levinas, ce qui explique que tout en rendant hommage à la beauté de la religion chrétienne, tout en se souvenant à tout jamais que sa femme et son enfant avaient été cachés pendant la guerre par des personnalités et des institutions chrétiennes, il n'omettait jamais d'ajouter que des divergences théologiques majeures séparaient toujours le Juif de son frère Chrétien. C'était donc, depuis les origines, une querelle de famille.

Levinas insiste toujours, en dépit de ses profondes spéculations rigoureusement philosophiques, sur la nécessité d'observer des recommandations juives d'ordre rituel car l'homme ne vit pas dans un univers angélique ni dans un paradis. On n'évolue pas ici-bas dans le monde des idées de Platon. Les commandements, écrit-il, l'idée même de loi, sont inséparables de la nature humaine.

Concernant cette accusation de promouvoir le particularisme, Levinas se réclame du patriarche Abraham en personne qui se singularisa en refusant de rendre culte aux idoles comme le faisait tout son entourage On peut donc légitimement parler d'un particularisme abrahamique dont le judaïsme est l'héritier.. Si l'on accuse Abraham de conduite particulariste, alors les Juifs seraient enchantés d'imiter celui qu'ils placent aux racines mêmes de leur identité. Et puisqu'il est question du patriarche, on rappellera les chapitre 15 et 17 du livre de la Genèse évoquant la foi d'Abraham (Abraham crut en Dieu et celui-ci le lui imputa en justice) que Saint Paul et quelques autres se sont empressés de placer au-dessus de l'accomplissement des commandements, des actes.

Fallait-il qu'Abraham fût circoncis pour que Dieu lui parlât ou lui a t il parlé bien avant , alors qu'il était encore un incirconcis, un prépucé, pour parler comme Saint Paul? Derrière cette question apparemment anodine se cache le problème crucial de l'antinomisme: Par son sacrifice Jésus nous a-t-il affranchi de l'accomplissement de la loi ou non? La réponse des Juifs est aux antipodes de la réponse des Chrétiens...

On se souvient de cet épisode marquant de Saint Paul avec les Galates dans l'épitre éponyme: leur ayant fait comprendre qu'il fallait cesser cette pratique et se contenter de la circoncision du cœur (toute spirituelle) il les tance vertement quand il apprend qu'ils ont «rechuté». Vous êtes retombés de l'esprit à la chair, leur dit il en substance. On devine la réaction des juifs, demeurés fidèles à ce rite de passage qui cimente l'entrée de tout nouveau-né juif dans l'alliance d'Abraham!

Nous nous trouvons en présence de deux approches opposées d'un seul et même rite ou précepte: comment coexister dans de telles conditions? On comprend mieux, sans les justifier ni les accepter, les virulentes critiques des Evangiles devant ce que Luther appellera, bien des siècles plus tard, l'entêtement des Juifs (Stockjudentum). Cette attitude contradictoire, selon le point de vue auquel on se place, montre au moins une chose aux yeux de Levinas: pour les Juifs, le débat avec les chrétiens est un débat essentiel, un débat de fond, entre nous et nous-mêmes. Mais durant tous ces siècles et jusqu'à Vatican II on peut dire que l'affirmation de l'identité chrétienne ne pouvait se faire qu'en ruinant les prétentions du judaïsme à un minimum de valeur et de vérité.

L'avenir des enfants d'Israël, protestera Levinas, sera au moins aussi radieux que leur glorieux passé.

Dans sa croisade contre l'antisémitisme et l'antijudaïsme, c'est-à-dire dans cette confrontation doctrinale avec le christianisme, Levinas ne faisait pas des découvertes. Il était bien conscient de ce qu'un éminent historien allemand de la Rome antique Théodore Mommsen avait écrit en parlant des origines du judaïsme: Lorsque Israël est apparu sur la scène de l'histoire mondiale, il n'était pas seul mais était accompagné par un frère jumeau, l'antisémitisme!

Levinas eut l'occasion, au début des années soixante-dix de se confronter à cet antisémitisme virulent, inséparable de la pensée philosophique allemande. Il s'agissait d'un ouvrage consacré au jeune Hegel à Francfort et de ses écrits théologiques. On l'oublie parfois mais l'auteur de la Philosophie du droit et de la Phénoménologie de l'esprit, était aussi l'auteur d'une sorte de biographie de... Jésus. Il considérait même que l'idée trinitaire correspondait le mieux au raisonnement humain: thèse, antithèse, synthèse. Et à ses yeux, la culture européenne était la mieux aboutie, la plus accomplie car elle reposait sur l'Evangile chrétien.. Il ignorait que moins d'un siècle après sa mort en 1832, son pays d'origine allait déchirer notre continent et donner lieu à une barbarie dont furent victimes des millions d'hommes, de femmes et d'enfants.

Levinas ne profite pas de cela pour dévaloriser Hegel dont il dira maintes fois qu'il fut probablement le plus grand philosophe de tous les temps... sauf que son point de vue sur le judaïsme et les juifs était erroné.

On peut donc dire que toute l'image que l'Occident s'est faite du judaïsme pèche par cet aspect: une vision chrétienne du judaïsme ne correspond pas vraiment à une présentation historique ou objective de celui-ci. Le judaïsme biblique a fait à l'humanité non-juive l'apostolat du messianisme. Il lui a même légué son monothéisme éthique et la charte morale de l'humanité civilisée, le Décalogue. Un tel héritage doit demeurer vivant et ne saurait être considéré comme le legs d'un agonisant. Levinas: on n'hérite pas de quelqu'un qui est toujours en vie. Même la désignation Ancien Testament est inappropriée et ne relève pas d'une approche scientifique. Levinas propose de dire: la Bible hébraïque.

Dans un écrit fondamental, intitulé Etre juif et publié en 1947, alors que les plaies de la Shoah étaient loin d'être cicatrisées, et en réaction à une réflexion de Maurice Blanchot, Levinas exposait la relation qu'il établissait entre l'homme juif et l'homme tout court. Elle faisait de l'essence juive de l'individu une part d'universel qui se retrouve en tout homme. Je recommande de lire la pénétrante préface de l'éditrice de ce texte, en dépit de ce mimétisme jargonnant qui dessert un éclairage souvent bienvenu; Levinas appréhende l'existence juive comme une sorte d'accomplissement de la condition humaine. C'est faire ainsi de la judéité ou judaïcité une condition de l'universel. C'est faire s'accorder ce particularisme juif avec l'universalisme présent en chaque homme. L'être juif n'est pas uniquement dans le Juif mais en tout homme (p 15). Le philosophe ajoute: dans notre esprit, le juif c'est l'homme en tout homme... Cette déclaration est probablement la plus séminale, la plus fécondante, jamais excogitée par un philosophe juif.

Dans un tel contexte, le prétendu particularisme juif ne veut plus rien dire et Levinas fournit des efforts considérables pour transformer cette notion en une autre, moins chargée politiquement et historiquement, l'altérité. Ce qui devient l'altérité de l'homme juif mais où rien ne vient limiter l'homme juif qui ne vit plus dans deux mondes opposés, le sien, celui de sa tradition et l'autre, celui de l'humanité universelle.. Dans l'un de ses écrits sur l'éducation juive, Rosenzweig dont Levinas est si proche avait souligné cette distorsion, cet écartèlement.

Chaque fois que j'approfondis une notion centrale dans la pensée de Levinas, je tombe sur un circuit qui me conduit à Rosenzweig et à son Etoile de la rédemption. Rosenzweig, tout comme Kierkegaard, met l'accent sur le caractère irréductible des individus et des idées. Par exemple, contrairement à Hegel qui considérait le sentiment religieux comme une simple étape vers la connaissance universelle; Levinas applique cette idée de Rosenzweig à l'être juif, irréductible à autre chose et sa mission dans le monde. Ceci génère cependant l'impression que les dés sont jetés, que la liberté est limitée, ou pour reprendre une formule célèbre de Levinas, une difficile liberté.

Reste la question de ce qu'on nomme l'élection d'Israël dont les mauvaises interprétations, les exégèse volontairement erronées ont porté préjudice à tout un peuple. Pour Levinas, cette élection n'est pas génératrice du moindre privilège, elle est plutôt fondatrice d'une responsabilité, pas seulement pour soi mais surtout pour autrui. Page 64 de l'opuscule Etre juif: L'élection juive n'est donc pas vécue initialement comme un orgueil ou un particularisme. Et un peu plus loin, Levinas souligne que la question revêt une dimension que même Sartre ne peut pas apercevoir, lui qui disait que c'est l'antisémite, le regard de l'autre qui fait le juif, déniant ainsi, volontairement ou involontairement, tout contenu positif à l'essence du judaïsme. Ce ne serait qu'une longue série, interminable, de réactions aux persécutions et à l'oppression. Singulière analyse de la vocation d'un peuple qui a juste fait l'apostolat du messianisme à l'humanité!

Alors, l'Evangile est-il un livre anti-juif? Oui et non. Tout dépend des interprétations qu'on veut bien en donner. Même l'attitude de Saint Paul, grand pourfendeur de la Loi et chantre déterminé de l'antinomisme, ne laisse pas d'être ambiguë. Dans son Epître aux Romains, probablement ce que l'histoire religieuse judéo-chrétienne a donné de meilleur, il émet le vœu émouvant qu'Israël finira par vaincre la division et surmontera le particularisme de sa propre jeunesse.

Qui sait? Un jour, peut-être, sera-t-il entendu...

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L'essentiel de la divergence avec l'Eglise chez Levinas repose sur 2 choses fondamentales :
- l'observance des Lois juives abandonnées par Saint Paul et l'Eglise au profit d'une foi dénuée de quasiment toute Loi religieuse
- l'étude du Talmud pour accéder à la compréhension de la Bible à la connaissance des Lois et de nos obligations éthiques. Le Talmud est considéré comme lui comme texte fondateur du judaïsme permettant de ne pas lire la Bible les "mains nues", ni avec les Evangiles comme clé de lecture.
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Le reste qui est la clé de voûte de l'article ci-dessus (Rosenzweig, Kirkegaard...) est bien secondaire chez Levinas en comparaison avec le Talmud qui n'est même pas cité par Ruben-Hayoun...

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