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Faut-il faire l'éloge du blasphème?

Faut-il faire l'éloge du blasphème?

Henri Tincq

 

Deux livres viennent de sortir sur le «blasphème», un mot qui remonte à la préhistoire de l’obscurantisme, mais redevient un sujet d’empoignades. Pour la polémiste Caroline Fourest, le blasphème est «la bougie qui guide les esprits libres» face à la montée des intégrismes... L’historien Alain Cabantous s’étonne de sa résurgence dans la société moderne et sécularisée.

Assiste t-on au retour du blasphème? La perspective longue de l’historien donne sa juste mesure au débat ressurgi avec l’affaire des caricatures de Charlie-Hebdo. Dans laremarquable étude sur le blasphème qu’il vient de publier chez Albin Michel, l’historien Alain Cabantous décrit un monde enfoui où l’ordre religieux et l’ordre politique faisaient cause commune, en Occident, pour châtier le blasphème, alors le principal trouble à l’ordre social. A l’époque des guerres de religion, le blasphémateur était l’ennemi public numéro un, celui qui pensait autrement ou qui pensait mal: «Le blasphémateur, c’est toujours l’autre», note justement l’historien.

Avec la déchristianisation du dernier siècle et la montée de l’indifférence religieuse dans des sociétés laïcisées, l’anticléricalisme militant a vieilli. Le blasphème est tombé en désuétude. Les clercs et les juges sont devenus plus tolérants. Le «délit» de blasphème a été dépénalisé. Si l’Eglise catholique, dans son Catéchisme universel de 1992, en fait encore «un acte gravement illicite et un péché mortel», elle a cessé de le poursuivre et de vitupérer une société moderne qualifiée de «société de blasphémateurs»! 

«Le blasphème, écrit Alain Cabantous, a perdu son rôle d’indice de résistance à une culture religieuse imposée». 

Cet apaisement a pourtant pris fin. 

L’historien spécialiste du blasphème constate aujourd’hui la résurgence de ce mot et du débat sur la répression du «délit». En effet, la remontée des extrémismes, des références sacrées et absolues, des revendications identitaires et communautaires menacent le droit de critiquer les religions. Toute parole sacrilège, tout écrit, dessin et caricature «impie» s’expose à des représailles. 

La fatwairanienne de 1989 contre l’écrivain Salman Rushdie,auteur desVersets sataniques, avait été un premier signal. D’autres allaient suivre comme les sanctions pour «blasphème» imposées à de grands écrivains égyptiens (Farag Foda, Naguib Mahfouz) par l’université al-Azhar du Caire, phare de l’islam sunnite. 

Dans le monde chrétien, des menaces avaient aussi suivi, aux Etats-Unis comme en France, la sortie de films contestés comme La dernière tentation du Christ, de Martin Scorsese (1988) ou La Passion du Christ, de Mel Gibson (2004). Plus récemment en France, des groupuscules catholiques s’en sont pris à des représentations théâtrales (Golgotha Picnic, de Rodrigo Garcia ou Sur le concept du visage du fils de Dieu, de Castelluci), jugées attentatoires au patrimoine spirituel des chrétiens.

«Les fondamentalismes religieux stigmatisent les prétendues atteintes blasphématoires, constate l’historien Alain Cabantous. Ecrivains, dramaturges, cinéastes, photographes, peintres sont devenus l’objet de dénonciations, provoquant des manifestations violentes et très médiatisées». 

Le paroxysme «vengeur, primitif, sanglant» de ce retour du «délit» de blasphème est bien sûr l’attentat du 7 janvier contre Charlie-Hebdo. Les caricaturistes de presse assassinés rejoignent le cortège des victimes de l’intolérance religieuse quotidienne en Iraq et en Syrie (Daech), en Iran, au Pakistan, en Arabie saoudite, en Mauritanie. Le nom de la jeune chrétienne Asia Bibi, condamnée à mort au Pakistan, est tragiquement associé dans la protestation internationale à celui de Raif Badawi, blogueur jugé coupable en Arabie saoudite d’insulte à l’islam, puni de dix ans de prison et de mille coups de fouet.

Les ambiguités du mot «islamophobie»

La plupart des législations d’Afrique du Nord, du Moyen-Orient et d’Asie répriment encore le blasphème et l’apostasie. En 2009, l’Organisation de la Conférence islamique (OCI) a tenté –sans succès–  de faire reconnaître par les Nations Unies un délit, non pas de «blasphème», mot trop connoté et trop polémique, mais de «diffamation de la religion». 

En Europe, le délit de blasphème n’existe plus (comme en France, à part les régions concordataires d’Alsace-Moselle) ou il n’est plus motif à poursuites dans les pays qui l’ont conservé. Mais le droit de critique des religions reste fortement encadré. La France par exemple, comme l’a montré l’affaire Dieudonné, sanctionne de lourdes peines (y compris d’emprisonnement) les injures, les provocations à la discrimination, à la haine, à la violence contre toute personne (ou tout groupe de personnes) en raison de son appartenance à une religion déterminée.

Cet équilibre législatif satisfaisant s’appuie sur la tradition des droits de l’homme et sur un arsenal laïque qui, en France, est plus ancien et développé qu’ailleurs. Les libertés de conscience, de religion et d’expression sont ainsi protégées par la Constitution, par les conventions de l’ONU, par la convention européenne des droits de l’homme. Mais il faut bien voir que cet équilibre salutaire est aujourd’hui doublement menacé. Menacé d’abord par ceux qui voudraient sanctionner l’«islamophobie», comme on le fait de l’antisémitisme, et qui, devant le traitement comparé des affaires Charlie et Dieudonné, parlent de «deux poids, deux mesures». Il est menacé ensuite par les militants du laïcisme radical, inquiets devant les campagnes d’intimidation «antiracistes» et les accusations d’ «islamophobie» et revendiquant un «droit au blasphème», pour une liberté d’expression sans censure, ni autocensure, pour un droit de critique universel des religions.

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