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Juifs et musulmans français dans l’œil américain - Par Annie COHEN-SOLAL

Le zouave juif Youda ben Bourak, le 16 avril 1915. Le corps des zouaves était notamment composé de juifs et de musulmans.Photo tirée de «The Burdens of Brotherhood». Photo Bibliothèque nationale de France

Juifs et musulmans français dans l’œil américain

 

 

Par 

 

L’historien Ethan Katz vient de publier aux Etats-Unis un livre sur les relations entre musulmans et juifs, de l’Afrique du Nord à la France. Un ouvrage qui permet de sortir de l’impasse une relation ancienne étouffée dans des débats identitaires et coloniaux.

Les historiens des Etats-Unis nous ont souvent été d’un grand secours pour penser certains traumatismes de la mémoire collective française. Comment aurions-nous abordé la période de la collaboration sans les travaux de Robert Paxton ? Celle de l’archaïsme des terroirs sans Eugen Weber ? Celle de la guerre d’Algérie sans Todd Shepard ? Un nouvel ouvrage signé par Ethan Katz et publié à nouveau outre-Atlantique vient bousculer certains préjugés tenaces et ouvrir nos horizons. L’auteur, maître-assistant d’histoire à l’université de Cincinnati, qui a déjà participé au beau travail collectif de Benjamin Stora et Abdelwahab Meddeb, Histoire des relations entre juifs et musulmans des origines à nos jours (1), s’insère dans cette lignée d’historiens qui se réfèrent à une mémoire collective commune sur la longue durée.

«Pourquoi les échanges entre juifs et musulmans d’Afrique du Nord sur le territoire de la France métropolitaine sont-ils automatiquement présentés comme liés à des réseaux de solidarité ou à des conflits ethnoreligieux de nature transnationale ?» lance l’auteur au début deThe Burdens of Brotherhood, Jews and Moslems from North Africa to France (Harvard University Press, 480 pp., 2015) - «les devoirs d’une fraternité : juifs et musulmans entre l’Afrique du Nord et la France». Il y offre une tout autre représentation de ces interactions qu’il décrit comme une «tapisserie de possibles beaucoup plus riches et beaucoup plus complexes» qu’on ne l’imagine : elles sont marquées, affirme-t-il, par des phases d’une remarquable fluidité suivies par d’autres, déchirées par les brutalités et les divisions. Dans cette grande enquête qui porte sur près d’un siècle (de 1914 à nos jours), juifs et musulmans en terre française sont ainsi considérés tout à la fois comme «alliés et opposants politiques, compagnons de musique et de sport, voisins, amis et même amants». Ainsi, ce livre subtil pulvérise deux représentations fréquemment partagées : celle qui dépeint juifs et musulmans comme ennemis inéluctables et celle qui réduit, mécaniquement, au simple conflit israélo-palestinien les causes de leurs tensions. Avec la description de microsociétés nord-africaines dans des villes telles que Paris, Sarcelles, Strasbourg et Marseille, l’historien insiste pour donner aux relations entre juifs et musulmans non pas la forme d’un duo, mais bien celle d’un trio, en les réinsérant dans une histoire triangulaire avec la France. Sans la prise en compte des positions déterminantes de la France comme «Etat-nation impérial» (2) insiste Katz, on passe à côté d’un élément fondamental. De fait, les relations entre juifs et musulmans ont, selon lui, «façonné la France moderne comme espace méditerranéen, avec ses paradoxes et ses possibles». Plus : elles en sont peu à peu devenues le véritable révélateur.

Avec sa tentative d’insérer une microsociologie interactionniste à la Erving Goffman au cœur d’un ouvrage historique à partir d’un considérable travail d’archives nourri de nombreuses cartes et photos, Katz parvient à dresser une fresque bariolée et foisonnante de ces deux communautés liées par une histoire commune de plus d’un millénaire. Parmi les moments les plus originaux du livre, on retiendra les gestes de solidarité entre soldats juifs et musulmans d’Algérie dans les régiments de zouaves ou de tirailleurs pendant la Première Guerre mondiale, ou bien la description des espaces de convivialité partagés dans les cafés du Bas Marais au cours des années 20 et 30, autour du groupe de musique arabo-andalouse El Moutribia avec Edmond Yafil (juif algérien) et Mahieddine Bachtarzi (musulman algérien).

Ces moments de fraternité restaient pourtant entachés «de considérables disparités» dues à la profonde asymétrie dans la relation que la France entretenait face aux deux groupes. En effet si, en 1870, le décret Crémieux avait conféré la citoyenneté française aux 37 000«indigènes israélites d’Algérie», les 3 millions de musulmans y étaient régis par le code de l’indigénat (1881) qui instaura pour eux un statut juridique d’exception et autorisa la dépossession de leurs terres. Comment ne pas revenir sur cette asymétrie pour rendre compte, par exemple, des tristes émeutes de Constantine, au mois d’août 1934, lorsque la figure du juif fut stigmatisée à cause de son rôle d’intermédiaire, privilégié par le colonisateur ? Comment ne pas souligner que la France, troisième composante de cette relation triangulaire, joua un rôle majeur dans les tensions et les conflits entre juifs et musulmans d’Algérie, précisément à cause de sa politique coloniale qui imposa cette asymétrie ? Si, dans la France d’aujourd’hui, on peut se réjouir de la publication de la recherche d’Ethan Katz, c’est dans la perspective d’une histoire-monde qui a enfin supplanté les récits des Etats-nations estampillés par une marque nationale ou identitaire.

Mais on se réjouirait encore davantage si The Burdens of Brotherhoodétait bientôt traduit en français. Ce livre aurait sa place quelque part dans la nouvelle fresque dessinée par Patrick Boucheron lors de sa leçon inaugurale au Collège de France, en référence à la géographie arabe d’Al-Idrissi au XIIIe siècle, dans laquelle se «devine ce monde réticulaire des passeurs et des traducteurs, des communautés marchandes et des diasporas juives, ce monde de comptoirs, de transactions, de confiances au long cours» (3). Au moment où notre pays, ébranlé par les peurs, s’engage dans des mesures telles que la prolongation de l’état d’urgence ou la déchéance de nationalité, il n’est pas inutile de se pencher sur un travail qui rappelle la complexité et la richesse des relations entre juifs et musulmans en France métropolitaine, et qui met l’accent sur les dégâts peut-être irrémédiables que peuvent parfois produire certaines décisions politiques.

(1) Albin Michel (2013), 1 152 pp., 69 €. (2) Selon la définition de Gary Wilder dans The French Imperial Nation-State : Negritude and Colonial Humanism between the Two World Wars, The University of Chicago Press Books, 352 pp., 2005. (3) Ce que peut l’histoire, 17 décembre 2015.

Dernier ouvrage paru d’Annie Cohen-Solal : la Valeur de l’art contemporain, codirigé avec Cristelle Terroni. PUF, 112 pp., 9  €, 2016

Annie COHEN-SOLAL Professeur des universités et écrivaine

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