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La France est dans l’entre-deux par le Grand Rabbin de France Gilles Bernheim

 

La France est dans l’entre-deux par le Grand Rabbin de France Gilles Bernheim

 

Voici la France entre deux élections. Voici la France entre deux voies politiques qui offrent chacune, le choix entre la modération peut- être trop connue, trop prévisible et trop proche de celle de l’autre bord et l’extrême qui veut s’affranchir du système, en d’autres termes des réalités.

Voici la France entre deux périodes de son histoire, celle d’une prospérité déjà réduite mais encore solide, mettant ses espoirs dans le marché unique d’une Europe technicienne et administrative, et celle d’une réalité économique mondialisée et maussade, alors même que l’armure européenne menace de se désagréger.

Face à ces enjeux-là, ce n’est pas la couleur du bulletin glissé dans l’urne qui m’importe aujourd’hui, mais la portée morale que chaque citoyen donne à son vote et, bien au-delà, à son analyse et sa pratique de la politique.

Portée morale, car, tout en étant « de droite », ne serait-il pas possible de s’indigner que des PDG défaillants quittent leur poste en échange d’indemnités plus élevées que le salaire d’un cadre méritant au long d’une vie de labeur ? De trouver insoutenable le discours culpabilisateur à l’égard de victimes du chômage déboussolées et en rien préparées, ni par leur formation, ni par leur carrière antérieure, à faire face au vide et à ses contraintes administratives ? De vouloir vraiment réformer ce qui est une véritable plaie de la société française : les conditions actuelles de l’accès au logement ?

Ou bien, tout en étant « de gauche », ne serait-il pas possible de voir que la crise est mondiale, qu’elle frappe encore plus durement d’autres pays et qu’un seul homme n’en est pas responsable ? De considérer le mariage comme une institution élaborée par les civilisations et les siècles à des fins précises, qu’on ne saurait bouleverser sans mettre en cause le principe de la cité humaine ? Et de regarder tout affamé, tout malheureux sur la planète autrement que comme un prétendant légitime à la citoyenneté française, sans égard ni pour l’immense désarroi des citoyens de l’ancienne nation, de vieille souche ou non, ni pour la cohésion future de l’agrégat ainsi formé ?

Ne pourrait-on être « de gauche » ou « de droite » autrement qu’en maniant l’invective et le schématisme, qu’en se souciant de sauver les apparences et de plaire en vue de l’élection suivante plutôt que de suivre une politique de fond, qu’en considérant le travail et la famille sous l’angle exclusif de la rentabilité ou de l’égalitarisme, qu’en demandant à l’école de procurer uniquement des compétences techniques ou le nivellement social ?

L’une et l’autre de nos traditions politiques portent des valeurs hautement respectables, d’ailleurs partagées par les deux camps et seulement posées dans un ordre de priorité différent. L’une place avant tout un fier et irréductible individualisme, qui veut voir conservée à chacun et transmise à ses descendants une juste part du produit de ses efforts et qui revendique le droit de choisir son école, son métier, sa religion et d’être maître chez soi. L’autre met au premier plan l’exigence d’une égalité effective entre tous les citoyens, au-delà de l’égalité garantie sur le plan juridique et en dépit des inégalités de fortune et des rap- ports d’employeur à employé, ainsi que la solidarité nécessaire avec les plus démunis, qu’ils soient des compatriotes ou qu’ils appartiennent à la grande famille humaine.

Ainsi, le véritable enjeu n’est-il pas de savoir si les Français et leurs élus vont, dans la marge de manœuvre réduite que leur laisse une position amoindrie dans un monde plus complexe, vouloir un peu plus de libéralisme ou d’étatisme, d’internationalisme ou de patriotisme, de restrictions budgétaires ou de relance, mais de savoir dans quel esprit ils le feront: avec solidarité ou égoïsme, avec fierté ou haine de soi, avec rigueur ou laisser-aller, avec probité ou en trichant.

Si je n’exprime pas ici et si je n’ai pas exprimé, auparavant, de préférence politique, ce n’est pas seulement par simple sentiment de convenance ou de prudence, mais aussi parce que, sur le plan moral qui est celui de mon intervention au niveau national, je trouve dans les principaux mouvements qui s’expriment autant matière à mises en garde que raisons d’espérer. C’est dans cet esprit que j’avais publié, quelques semaines avant l’élection présidentielle, le livre N’oublions pas de penser la France, qui se voulait ma contribution à dépasser l’esprit de parti pour la meilleure prise en compte de l’intérêt général, ainsi qu’une invitation à prendre du champ afin de se détacher des enjeux anecdotiques et de permettre au meilleur des aspirations des uns et des autres de converger. Je l’avais indiqué expressément dans ce livre : seul un parti me paraît s’exclure du débat tel que je le conçois, c’est- à-dire du concours des bonnes volontés – un parti qui ne se qualifiait pas encore de bleu, et qui, par un discours brutalement xénophobe, manque aux conditions d’humanité élémentaires.

Intervenant moral dans l’espace public, j’y suis aussi le représentant autorisé d’un groupe particulier de citoyens, les juifs. A ce titre, il me faut dire que les semaines qui viennent de s’écouler ont comporté, au moins sur deux plans, des événements dramatiques et graves, chacun dans son registre, et surtout de nature à mettre la confiance en question. Qu’il soit redevenu possible, en France, que des juifs soient sauvagement assassinés simplement en tant que juifs, que ces meurtres aient lieu sur des enfants, à bout portant et dans une école, lieu sacré pour toute personne éprise de savoirs (et, tout aussi bien, qu’il soit arrivé pour la première fois, je crois, que des soldats français soient assassinés en France parce que soldats !) et, accessoirement, qu’il se soit trouvé un acteur politique important pour dire que tout cela était sans doute bien regret- table mais politiquement insignifiant, parce que « l’œuvre d’un fou », est un signal particulière- ment alarmant. S’il est vrai que l’indignation quasi unanime de la classe politique a été un réconfort, il n’en reste pas moins que les racines politiques de ce qui ne saurait en aucun cas être regardé comme la fantaisie isolée d’un lunatique sont toujours présentes, que les autorités religieuses musulmanes ne peuvent pas faire l’impasse sur l’interpellation sanglante qui leur a été adressée et que l’atroce attentat a suscité (quelle abjection !) l’envoi de lettres de menaces à l’école même où le massacre avait eu lieu.

Que la question de l’abattage rituel, agitée depuis longtemps dans les couloirs des instances européennes, soit devenue, aux dépens des juifs et des musulmans, un thème de premier plan sur la scène de la campagne présidentielle française fait aussi problème. C’est la première fois depuis très longtemps, me semble-t-il, que

la dénonciation d’un droit anciennement reconnu à des groupes particuliers de citoyens définis par leur religion devient un enjeu poli- tique à visage découvert. Faut-il redire ici combien le supposé problème est mal posé ? Qui ne voit que le régime alimentaire carné pratiqué sur tous les continents depuis des millénaires repose sur une violence faite aux animaux, que les modalités « rituelles » visent elles-mêmes à une mort rapide et peu douloureuse, que les méthodes nouvelles, appliquées de manière expéditive et approximative dans une chaîne de production marquée par la brutalité et la recherche du moindre coût d’un bout à l’autre, n’apportent pas grand changement ?

Ce qui transpire sous ce faux débat est plus inquiétant. D’un côté, on joue sur de très vieux fantasmes. Revoilà le trop fameux « crime rituel » pour les juifs et la cruauté de l’égorgement par le sabre pour les musulmans, car ce qui fascine ici n’est pas la souffrance, sans doute pas plus grande et peut-être moindre que par d’autres procédés, mais le sang répandu au nom du judaïsme ou de l’islam, sans se soucier des réalités bio- logiques qui veulent que tout animal abattu doit être saigné pour que sa viande puisse être consommée. De l’autre côté, on laisse entendre aux juifs et aux musulmans qu’ils n’ont qu’à faire comme tout le monde, ou bien s’en aller.

Ce qui est en cause dans ces deux affaires n’est pas de l’ordre du choix d’une couleur électorale, mais bel et bien la capacité de notre pays, dans un cas, à affronter les racines de la violence qui lui est faite quand quelques-uns de ses membres sont pris pour cible, dans l’autre, à défendre la différence avec générosité et sagesse et à démonter les pré- tendus « bons sentiments » qui cachent des amalgames nauséabonds.

Ces capacités existent-elles encore, assoupies par les temps de facilité ou par le sentiment d’impuissance du citoyen perdu dans la masse et assujetti à tant d’autorités superposées, ou bien ont- elles disparu par le défaut d’instruction morale et d’exemplarité et à force d’individualisme, de doute de soi et de technicisation des rapports entre les personnes ?

D’autres interrogations similaires se font jour : le vote extrémiste est- il une simple manifestation d’humeur contre les partenaires habituels de l’alternance, ou traduit-il un désespoir profond, une vraie volonté de rupture du corps social ? La superficialité des postures et des polémiques et l’attente des médias à cet égard sont-elles une simple conséquence technique de l’évolution pas encore maîtrisée des modes de communication, ou bien le signe d’une vacuité de fond, d’une impuissance à traiter les problèmes ou d’un désespoir qui se divertit dans le spectacle des combats de coqs ?

Les réponses à ces questions restent à écrire. Ma conviction est que ce sont l’engagement moral des citoyens, l’exemple donné par les personnalités en vue et l’état d’esprit de notre pays qui donneront corps à telle éventualité plutôt qu’à telle autre. La France est dans l’entre-deux. Mais il ne fait aucun doute qu’il y a désormais urgence, parce que la réserve de ce que le judaïsme appellerait le « mérite des ancêtres » est largement entamée et notre pays, proche de plusieurs points de rupture.

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