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A la Goulette, l’art de vivre menacé des juifs tunisiens

A la Goulette, l’art de vivre menacé des juifs tunisiens  

LE TEMPS.CH 

 

 

Deux arrêts après Tunis Marine, sur la vieille ligne TGM, c’est la Goulette, anciennement un quartier de pêcheurs, coincé entre le front de mer et le lac, loin de l’agitation des artères de la capitale tunisienne. Les résidents du quartier racontent souvent non sans fierté que la Goulette, avec sa synagogue, son église et ses mosquées, est une île de mixité religieuse, le havre de la petite communauté juive de Tunis, un lieu sans pareil où règnent harmonie et douceur de vivre.  

Cela fait sourire Gilles Jacob Lellouche, qui a grandi dans ces venelles, et pour qui l’âge d’or de la communauté juive tunisienne appartient aux souvenirs. Il tenait le seul restaurant casher de la ville, Mamie Lily, du nom de sa mère qui régnait sur la cuisine.  

Consommation d’alcool admise  

Il n’y a plus de pêcherie à la Goulette, ni de pêcheurs, mais les restaurants de poissons ne désemplissent pas, surtout en été, lorsque leurs terrasses débordent sur la rue. Contrairement aux autres adresses populaires de la ville, la consommation d’alcool y est admise, preuve d’une tolérance religieuse particulière. « En 1980, il y avait 800 juifs ici, 14 synagogues, pour une église et une mosquée. Aujourd’hui, nous ne sommes plus qu’une douzaine et seule une synagogue a survécu », décrit Gilles Jacob Lellouche. La plupart des 2 000 juifs tunisiens vivent à Djerba, dans le sud du pays.  

« C’est à gauche, au coin ; il y a de grands hibiscus qui dépassent de la grille », indique un passant. Tout le monde connaît Mamie Lily, qui était plus qu’un restaurant : une institution. Herbes folles et buissons ont envahi le jardinet, six mois après la fermeture, il ne reste rien. « C’était le seul restaurant casher de Tunis, un des seuls du monde arabe », mais les menaces ont eu raison de l’audace de Gilles Jacob Lellouche. « La préfecture de police m’a appelé mi-octobre 2015 pour m’avertir du danger. Je figurais sur des listes de cibles potentielles des djihadistes. Ce n’était plus une pression diffuse mais un risque concret. J’étais directement menacé, plus question de rester, pas seulement pour moi mais aussi pour le personnel et les clients. » L’attentat du Musée du Bardo, le 18 mars 2015, et celui survenu trois mois plus tard, le 26 juin, dans la station balnéaire de Port El-Kantaoui, près de Sousse, restent dans tous les esprits. « On sait qu’il y en aura d’autres inévitablement. Peut-être à Tunis ou même ici. »  

Les juifs étaient artisans, les musulmans pêcheurs  

Après une enfance dans les rues du quartier, Gilles Jacob Lellouche décide en 1978 de prendre le large. « Après 1973 et la guerre du Kippour, beaucoup de juifs ont quitté la Tunisie, pour Israël ou pour la France. » Lui s’installe à Paris où il ouvre un restaurant, rue des Rosiers, « mais ce n’était casher », s’amuse-t-il. « Il a fallu une tragédie dans le métro, un début de dépression pour que je comprenne que je devais revenir. » En 1996, il ouvrait son restaurant à la Goulette.  

L’appartement familial où Gilles Jacob vit avec sa mère est au premier, un escalier extérieur y mène directement depuis la courette. Au rez-de-chaussée habite une cousine revêche avec laquelle 

les relations sont houleuses. Mamie Lily, engoncée dans son fauteuil, balance sa canne et tend l’oreille pendant que son fils évoque l’enfance du quartier. Il porte des bacchantes débonnaires et affiche un air de mousquetaire. « J’ai traversé la Méditerranée dans les deux sens pour fuir un carcan de traditions et pour revenir à mes racines, au centre du monde. »  

« Les maisons ressemblaient à celle-ci, deux étages, avec autour des cours et des jardins », se souvient-il. « Entre juifs et musulmans, nous entretenions une solidarité de classe sociale. Les juifs étaient artisans ou commerçants, les musulmans pêcheurs. » Les différences entre les deux communautés ne faisaient alors pas barrage. « Nous pouvions même célébrer ensemble les fêtes religieuses. Nous ne suivions pas le ramadan, mais nous étions conviés pour le mouton. Et nous nous faisions des cadeaux. Ensuite seulement, l’appartenance religieuse a été brandie comme un étendard. Une partie des Tunisiens essaie désormais d’imposer à coups de marteaux ou de pistolets une identité arabo-musulmane. Alors que ce qui prévalait, c’était une identité berbéroméditerranéenne. »  

Dans ces influences entremêlées, aussi bien berbères, andalouses, qu’arabes et turques, le judaïsme a été le vecteur privilégié de la circulation d’une culture à l’autre. « Mais revendiquer comme je l’ai fait une identité plurielle et nomade est perçu ici comme une menace. C’est presque un acte politique. » La cuisine juive de Gilles Jacob Lellouche procède aussi du mélange : d’origine méditerranéenne, elle s’est enrichie d’apports espagnols, turcs, libyens.  

Chez Mamie Lily, les aficionados découvraient une part oubliée de la gastronomie tunisienne, explique une voisine de l’établissement : « Des tajines spéciaux que l’on ne fait pas dans les familles musulmanes ou alors différemment ; je me souviens d’un plat à base d’épinards et de haricots que les juifs appellent pkaila et nous matfouna. Mais le pkaila est presque meilleur. » Pour Gilles Jacob Lellouche, « c’était un voyage dans le temps et la culture ».  

Car le restaurant proposait, en plus des plats mijotés, des expositions au deuxième étage sur le patrimoine juif tunisien. « Beaucoup pensent que les juifs sont arrivés avec les colons, il y a 300 ans. Mais nous sommes ici depuis 3 000 ans. Mon ambition n’a pas changé, je veux réveiller les Tunisiens, leur montrer que le patrimoine juif est le leur, qu’il est au cœur de l’âme tunisienne. » L’association Dar Dekhra, littéralement la maison de la mémoire, que dirige Gilles Jacob Lellouche, perpétue désormais les activités culturelles qui ont vu le jour dans le restaurant.  

Au bout de l’avenue Franklin-Roosevelt, à 300 mètres de la maison de Gilles Jacob Lellouche et à deux pas de la synagogue, une voiture de police garée et une guérite en souffrance rouge et blanche veillent sur l’entrée de la seule maison de retraite juive de Tunisie. Il n’y a plus que 18 pensionnaires venus des quatre coins du pays, explique Albert Chiche, le directeur, qui n’est pas très optimiste sur l’avenir des juifs en Tunisie. Après un mouvement de retour à la fin des années 1980, à la faveur duquel des juifs français nés en Tunisie ont choisi de s’installer sur leur terre natale, comme l’a fait Gilles Jacob Lellouche, une désillusion a suivi. La communauté se meurt lentement. « La révolution a fait naître quelques espoirs balayés ensuite par les nombreuses tensions. On est encore loin de l’apaisement. » Le revêtement de marbre dessine au sol une grande étoile de David. Denise, une résidente, déplore l’absence de visites, même si le rabbin Daniel Cohen vient chaque semaine.  

Gilles Jacob Lellouche a cru lui aussi que la révolution allait tout changer et même donner un souffle nouveau à la communauté. En 2011, il se présente sur les listes de l’Union populaire républicaine (UPR) pour l’élection de l’Assemblée constituante, sans cacher quoi que ce soit de sa religion, au contraire : « Je ne voulais pas être le juif prétexte, mais montrer qu’il n’y a pas besoin d’être musulman pour faire de la politique ici. Mais c’était une folie. » Il n’est pas élu mais sa liste récolte quand même près de 800 voix à la Goulette. Les médias locaux parlent de sa candidature, il est invité sur les plateaux de télévision, devient une personnalité en vue, peut-être trop : « Je l’ai payé. C’est à cause de mon engagement que les djihadistes m’ont mis sur la liste des individus à éliminer. J’étais le symbole de ce qu’ils détestent, la possibilité d’une Tunisie différente. »  

«Tranquillement le matin et plus doucement le soir »  

Un fantôme blanc surmonte l’imposant piédestal au milieu de l’avenue Habib-Bourguiba dans le centre de Tunis. Selon les passants, les draps dissimuleraient la statue équestre rénovée du père de la République tunisienne. Aux alentours, des gendarmes installent une estrade, des chaises et bloquent l’avenue. « Le président va venir, mais c’est top secret. » La tension monte même si Béji Caïd Essebsi, le président de 89 ans, n’est attendu que deux heures plus tard, à 11 heures. Officiels étranglés par leur cravate, forces de l’ordre en surnombre et journalistes des médias d’Etat font la quasi-totalité de l’assistance. Une caravane de voitures débarque soudain toutes sirènes hurlantes et en avance sur l’horaire. Quelques mots prononcés à la va-vite, crépitements de flashs et le voilà reparti. « Ce n’est plus l’heure des bains de foule », explique Tarek Boularès, qui travaille dans une compagnie de location de voiture. « Sifflets et huées, c’est tout ce qu’il mérite ! » Le raccourci est rapide mais exprime le ras-le-bol des Tunisiens. Les espoirs suscités par la transition démocratique ont enflé comme une bulle de savon, avant de disparaître. Trois maux minent le moral: la corruption pire qu’avant, l’insécurité qui n’existait pas sous Ben Ali et l’économie en berne. « Même le trafic automobile est devenu chaotique », ajoute Tarek Boularès. Tout est dit.  

Un optimisme timide  

Pas tout à fait, car malgré le marasme, un optimisme timide subsiste. Tarek Boularès a quitté la station balnéaire d’Hammamet, faute de travail : « J’ai travaillé dans la restauration, dans l’hôtellerie, mais les temps sont durs sur la côte. » Même les cinq-étoiles tirent la langue, poursuit Tarek Boularès : « Je me suis installé dans la capitale, qui est moins dépendante du tourisme. Mais, avec l’été, les touristes pourraient revenir. Alors, je pars pour Hammamet. Ça va tranquillement le matin et plus doucement le soir. » En clair, ça va mal, ça empire même, mais ce n’est pas encore le désastre.  

Les touristes se sont peu à peu détournés de la Tunisie après la révolution de janvier 2011 et depuis les attentats de 2015, le mouvement s’est accéléré. Mais Tarek Boularès ne veut pas croire que le déclin est définitif : « L’Europe, peut-être, ne nous abandonnera pas, les touristes non plus. Entre eux et nous, c’est une histoire d’amour, ça l’était au moins. » Il compte surtout sur les touristes venus de l’est de l’Europe, de Russie et d’Ukraine pour relancer les affaires.  

Zouhair Ben Tekaya dirige l’hôtel Bel Azur, à Hammamet; sous ses yeux, deux nageurs s’égayent dans une des trois piscines. Quelques transats plient sous des vacanciers en surpoids, mais la pelouse qui descend vers la plage est déserte, comme les installations sportives. « Plus de 40 % de baisse par rapport à l’année précédente, ça se voit. Mais j’ai des réservations pour les mois d’été. » La solution sur laquelle il mise, c’est le all inclusive plus plus. C’est-à-dire une formule tout compris qui inclut même les boissons alcoolisées, des repas 24/24, à des prix dérisoires. « Certains hôteliers bradent carrément leurs prix. Moi pas. »  

Plus au sud sur la côte, juste avant Sousse, dans la station balnéaire de Port El-Kantaoui, il n’y a plus aucune trace de la tuerie du 26 juin 2015 qui avait fait 39 morts. Tout a été réparé et repeint. Mais devant le lieu de la tragédie, l’hôtel Riu Imperial Marhaba a fermé.    

L’article original : [www.letemps.ch]  

A la Goulette, on mangeait des tajines casher Mamie Lily, le restaurant du quartier juif de Tunis, a fermé. L’ancien propriétaire évoque un certain art de vivre qui s’éteint inéluctablement. Troisième étape de notre série sur la rive sud de la Méditerranée Par Textes et photos: Boris Mabillard, envoyé spécial à Tuni

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