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LE BUSINESS MIRACULEUX DES SUPER-RABBINS

LE BUSINESS MIRACULEUX DES SUPER-RABBINS

 

 

 

Depuis quelques années, un nouveau type de rabbins appelés « babas » s’impose en Israël. Loin de l’austérité de leurs aînés, ces religieux séduisent les foules non par leur interprétation de la Torah mais par des pouvoirs présumés leur permettant de guérir leurs prochains et de servir de conseil jusqu’au plus haut niveau de l’État. Comment ces rabbins sont-ils devenus si puissants ? Rencontre en Terre sainte avec de fortunés hommes de Dieu.

 

Cette faculté thaumaturge lui vaut le surnom de HaRentgen, le “Rayon X” en hébreu, l’admiration craintive de ses nombreux fidèles et lui a permis de s’imposer comme l’un des “babas” (papa en arabe) le plus puissant d’Israël. Depuis une quinzaine d’années, la “start-up nation” aux 5 % de croissance annuelle, s’est entichée de ces rabbins miraculeux, qui s’inspirent du judaïsme marocain, capables de prédire l’avenir et d’intercéder auprès du Tout-Puissant en faveur de leurs solliciteurs. Le petit peuple des fidèles se presse jour et nuit dans l’espoir de leur baiser la main et de recevoir une bénédiction. On y va avant une opération chirurgicale, pour trouver l’âme soeur, pour tomber enceinte, au moment de conclure une affaire, pour tout et pour rien. Religion “décentralisée”, le judaïsme n’attribue pourtant pas d’autre rôle au rabbin que de trancher sur l’interprétation de la Torah. Et si certains d’entre eux jouissent dans la tradition d’un immense prestige, c’est toujours pour leurs connaissances des textes sacrés, pas pour les dons de divination dont se parent les babas. Mais le Rayon X et ses semblables – le Scanner, l’Ultrason, le Faiseur de miracles, le Tractoriste, le Laitier – sont également devenus les conseillers des puissants ; de ministres aussi bien que d’hommes d’affaires qui manquent rarement de leur verser un pourcentage sur leurs bénéfices en remerciement de leurs conseils divins. Les chefs de la police et les hauts gradés de Tsahal jouent des coudes pour se faire photographier à leurs côtés, côtoyant sans sourciller les parrains des principales familles mafieuses. Les nouveaux riches et le show-biz dépensent des fortunes pour qu’ils président aux cérémonies de circoncision ou de mariage. Quant à la presse, elle rend régulièrement compte de leurs faits et gestes, sans rechigner à publier, à l’occasion, l’interview “exclusive” de tel ou tel.

“Le tout-puissant nous a donné le pouvoir de tout comprendre aux questions financières.” Rabbi Yaakov Chriqui

Le Trésor enquête
Ce marché aurait rapporté près d’un milliard de shekels (200 millions d’euros) en 2013, selon le magazine Forbes qui reconnaît lui-même que son estimation du pactole est très en deçà de la réalité, faute de pouvoir tenir compte des dons transmis – comme c’est l’habitude – en liquide. Mais argent, politique et religion font rarement bon ménage. Régulièrement accusés de charlatanisme ou de faire un usage commercial des secrets de la Kabbale, la mystique juive, les richissimes babas sont désormais dans le collimateur du fisc qui cherche à déterminer l’origine de leur fortune. “Depuis deux ans, Israël se conforme sérieusement aux règles internationales de transparence financière et nous détaillons tous leurs revenus”, assure Richard Sitbon, le responsable de la lutte contre le blanchiment au Trésor israélien qui a longtemps enragé de l’impuissance de ses enquêteurs. “C’est une très mauvaise nouvelle pour eux, car c’est l’un des outils de leur puissance. Avec de l’argent non déclaré, vous pouvez faire plein de choses, corrompre par exemple.” Des dérives qui pourraient bien provoquer la chute de Yoshiyahou Pinto, le “rabbin des stars” (ci-contre). Cet héritier d’une prestigieuse dynastie rabbinique qui dirige un empire composé de dizaines d’immeubles, d’écoles religieuses et d’institutions de bienfaisance, en Israël et aux États-Unis, s’est surtout taillé une réputation “d’apporteur d’affaires” hors pair dans les milieux financiers. “À force de recueillir les confidences des uns et des autres, il sait exactement qui cherche à investir, qui a besoin d’argent frais, quelle décision va prendre l’administration… Du coup, il tombe parfois juste, ce que ses fidèles attribuent à l’inspiration divine alors qu’il est simplement très bien informé”, explique le docteur Anat Feldman, spécialiste des rabbins miraculeux à l’Achva College. Même une star comme le basketteur LeBron James avait, selon le site TMZ, payé des centaines de milliers de dollars pour faire appel à ses conseils en 2010. S’il avait réussi à préserver sa réputation, malgré son rôle dans les faillites spectaculaires de deux de ses protégés, le rabbin Pinto est depuis le mois de mars accusé d’avoir tenté de corrompre des policiers de haut rang. Visé par plusieurs procédures pour blanchiment et abus de biens sociaux, il s’est fait prendre alors qu’il tentait de remettre 200 000 dollars en liquide au directeur adjoint de la brigade anti-fraude, le général Ephraïm Bracha, en échange d’informations sur les enquêtes le concernant. Réfugié à New York où le FBI s’intéresse à son rôle dans une affaire de financement politique, Pinto s’est empressé de conclure un accord avec le procureur général israélien, acceptant de témoigner en échange d’une réduction des chefs d’inculpation.

 

Le mépris des orthodoxes
Cette implantation outre-Atlantique n’a rien d’étonnant, les rabbins les plus charismatiques entretenant des liens étroits avec les communautés juives des États-Unis, d’Europe ou d’Amérique du Sud. Précédés par leur réputation et l’aura de la Terre sainte, ils effectuent ainsi de très fréquentes visites auprès des communautés juives de la diaspora. C’est d’ailleurs à l’occasion de l’une de ces tournées de bénédictions en France, en mars 2012, que Sarah B. a rencontré le Rayon X. “Une trentaine de personnes avaient été invitées dans un grand appartement de Neuilly-sur-Seine. Les gens se sentaient privilégiés d’avoir été mis dans la confidence”, se souvient cette mère de famille aujourd’hui installée en Israël. Personne ne leur avait évidemment demandé d’argent, mais une fois leur entrevue avec Rabbi Ifergan terminée, le mari de Sarah avait spontanément laissé un chèque de 260 €. “J’imagine que tout le monde a donné au minimum cette somme. Les juifs pratiquants ont l’habitude de faire des dons, même si là, c’était beaucoup d’argent.” Sans surprise, une telle popularité déplaît fortement à l’establishment religieux traditionnel qui n’a jamais caché son mépris pour le phénomène des babas. Non seulement ces derniers n’insistent pas auprès de leurs ouailles sur le respect des mitsvots, les commandements divins, mais leur ascendant basé sur l’irrationnel va à l’encontre du mode de vie ultra-orthodoxe centré sur l’étude inlassable de la Torah. Quant à la mystique et à certaines pratiques proches de la magie, bien que faisant partie du judaïsme, elles sont réservées aux plus savants, qui ne les abordent qu’avec la plus grande prudence, et dans tous les cas, discrètement. Président du tribunal rabbinique de Jérusalem, Elyahou Abergel, l’une des personnalités les plus respectées du pays, ne mâche pas ses mots : “Ils transforment la religion en idolâtrie. La plupart n’ont jamais passé les examens du rabbinat, mais se prévalent quand même du titre de rabbin. Ce sont des escrocs !” Pour comprendre le succès de ce phénomène, il faut retourner à Netivot, commune de 30 000 habitants, à une heure de route au sud de Tel-Aviv. Ni riche ni vraiment pauvre, la petite ville vit à un rythme provincial ponctué, par moments, par les alertes signalant un tir de roquette depuis la bande de Gaza voisine. C’est dans cette “périphérie” de l’État hébreu qu’ont atterri les Juifs partis du Maroc dans les années 1950. Parmi eux, le rabbin Israël Abouhatsera, plus connu sous le nom de Baba Salé. Réputé de son vivant pour sa piété, sa connaissance des textes sacrés, et les miracles qu’on lui prêtait, il est devenu après sa mort, en 1984, le symbole de l’affirmation identitaire des Juifs d’Afrique du Nord. Longtemps sommés de choisir entre l’athéisme des pères fondateurs de l’État d’Israël et la rigueur des talmudistes ashkénazes, ces derniers renouent avec une pratique religieuse dans laquelle les superstitions ont toute leur place. “Beaucoup de ces gens ne mènent pas un mode de vie religieux. En se conformant à ce folklore, ils ont l’impression d’être de bons Juifs, estime Avishaï Ben Haïm, journaliste qui suit le monde orthodoxe. Il n’y a là aucune remise en cause de la pratique traditionnelle, juste une crédulité assumée.” Baroukh Abouhatsera, le fils de Baba Salé, a bien tenté de lui succéder, mais plombé par un manque de charisme et cinq années passées en prison pour corruption, il n’a jamais vraiment convaincu. La place étant libre, Yaakov Ifergan, le Rayon X, s’y est donc engouffré ; entraînant dans son sillage plusieurs membres de sa famille qui se sont eux aussi découvert une lucrative vocation pour le business de la sainteté. La puissance des Ifergan est symbolisée par le mausolée en forme de pyramide tronquée qui trône, majestueux et anachronique, au sommet d’un monticule en bordure du cimetière municipal de Netivot.

À la lumière de la mi-journée, il brille d’un blanc éclatant et les lettres noires vissées sur la façade de marbre n’en sont que plus visibles, même de loin : “Saint tombeau de notre maître, enseignant et rabbin, Rabbi Chalom Ifergan de mémoire bénie”. N’ayant d’autre fonction que d’accueillir les foules lors des cérémonies nocturnes organisées en mémoire du défunt, le reste du complexe funéraire ne paie pas de mine. Un mélange de grandeur et de simplicité voulue par son fils, le Rayon X, de façon à montrer qu’il poursuit, modestement, l’oeuvre de son père. Sauf qu’en fait de sainteté, Chalom Ifergan, n’était jusqu’à sa mort en 1995, qu’un anonyme pilier de synagogue, un pauvre juif marocain vivant en partie des aides sociales. Le transformer post-mortem en sommité rabbinique a sans doute été le premier miracle réalisé par son fils, Yaakov. La légende d’une prestigieuse dynastie ainsi établie, il ne restait à ce dernier qu’à se laisser pousser une barbe broussailleuse et à adopter l’uniforme noir des juifs orthodoxes pour asseoir sa réputation.

“Il n'y a là aucune remise en cause de la tradition, juste une crédulité assumée.” Avishaï Ben Haïm, journaliste

Maîtres et parrains
Mais la présence de tant d’hommes de Dieu dans une si petite ville est aussi source de tensions. Elles ont éclaté en novembre dernier, à l’occasion des élections municipales. Le rabbin Yoram Abergel, qui soutenait le maire sortant, a été soupçonné d’avoir fait appel à un parrain de la mafia locale pour obliger le rabbin Ifergan à retirer son appui à un autre candidat. Cette tentative d’intimidation a valu à Baba Yoram un court séjour en prison, provoquant la colère de ses partisans qui ont bloqué l’entrée de la ville. En 2011 déjà, des proches du fils de Baba Salé avaient été arrêtés pour avoir tenté de monter de toutes pièces une affaire d’agressions sexuelles contre le Rayon X. “Chez nous, les rabbins se comportent comme des familles mafieuses”, résume Yehiel Zohar, le maire, qui après trois décennies à la tête de Netivot connaît bien le sujet. Ces questions sur l’honnêteté des babas, Tsvika Allouche se les posait à l’époque où il était encore journaliste. Jusqu’au jour où il a rencontré Rayon X pour le besoin d’un article : “J’ai été frappé par la pureté de cet homme qui sait mieux que personne sonder les âmes.” Depuis cette épiphanie, il est devenu son porte-parole et l’un de ses plus fidèles disciples. “Le rabbin est doté d’une mémoire et d’une intelligence phénoménales. Surtout, il écoute vraiment les gens. Et puis que voulezvous, il a un don : il voit l’invisible”, assure-t-il. Mais être touché par la grâce divine ne suffit pas à transformer un individu en rabbin miraculeux. Il faut aussi en avoir l’air. Le jeune Rabbi Yaakov Chriqui (visible ci-dessous), qui se présente comme “The Master”, affiche tous les attributs de la fonction : une berline Skoda statutaire aux vitres teintées, un jeune secrétaire empressé, un large chapeau, une magnifique barbe noire et une redingote de la meilleure étoffe. Avant de se lancer dans la carrière, ce trentenaire était DJ dans la région, période qu’il ne souhaite pas évoquer. “Nous sentons les énergies : c’est un cadeau que nous avons hérité du Saint Béni-Soit-Il”, dit-il, employant le nous de majesté, confortablement assis dans le grand bureau aux persiennes closes d’une maison décatie du centre de Netivot où il reçoit le public. “Des personnalités célèbres, des gens riches nous demandent conseil tous les jours. Le Tout-Puissant nous a donné le pouvoir de tout comprendre aux questions financières.” D’ailleurs, son téléphone sonne : un millionnaire russe qui l’appelle de Moscou, selon lui. “Vous savez, nous sommes très demandés à l’étranger.”

La roue de la fortune
À quelques kilomètres de là, à Ofakim, officie un autre rabbin Chriqui, Yigal, dit le Scanner. Pour justifier notre visite, nous prétextons une douleur imaginaire au coude. Le temps de détailler les photos où il pose en compagnie de l’ancien Premier ministre Ariel Sharon, de l’actuel ministre de la Sécurité intérieure, d’un sportif ou d’un chanteur et nous sommes introduits auprès du baba.

L’homme est affable, mais pas très clairvoyant : oui, il faut opérer rapidement cette articulation, diagnostique-t-il après avoir pris notre main entre les siennes, fermé les yeux pour mieux se concentre et marmonné une bénédiction. Derrière la porte, une jeune femme attend son tour : elle est enceinte et les médecins parlent d’une grossesse à risques. Doit-elle avorter ? Le rabbin tranchera. Il fait nuit maintenant au pied du mausolée de Rabbi Chalom Ifergan. Quelques centaines de personnes sont rassemblées pour la cérémonie de “réparation” des décrets divins. C’est le moment où chacun espère attirer la bonne fortune. La foule se masse derrière des barrières disposées de manière à ne pas gêner Rayon X dans le cérémonial qu’il a lui-même imaginé : sans s’arrêter une seconde, il jette dans un grand feu des milliers de bougies que lui tend un assistant, et qui, selon la tradition cabalistique, symbolisent les prières des fidèles. Au micro, un animateur encourage les participants à chanter, à prier et rappelle les thèmes des demandes adressées au Ciel : la santé, l’amour, la paix du ménage, la réussite… L’assistance est aux anges. Les gestes d’Ifergan ont la précision d’un joueur de baseball et la cadence d’une mitraillette. On prie “pour que l’argent ne manque jamais”, annonce le speaker. Une pluie de bougies disparaît dans les flammes. Aucune n’a raté sa cible : la recette sera bonne.

 

PAR HADRIEN GOSSET-BERNHEIM © YONATHAN WEITZMAN POUR GQ FRANCE

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