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Le pèlerinage de la Ghriba

 

Le pèlerinage de la Ghriba

Les lumières de la Ménara

Le pèlerinage de la Ghriba, à Djerba, se déroule de façon immuable le 33e jour après la fête de Pessah et dure normalement deux jours. Quelles sont les origines de cette fête juive qui a pour théâtre la plus ancienne synagogue au monde ? Plusieurs thèses sont présentées pour remonter à la source de cette célébration et seule la tradition orale fait force de loi.

Le cérémonial s’étale sur deux jours où rituel et fêtes joyeuses se confondent, avec tournée de la Ménara dans les synagogues de l’île.

Compte rendu sur la fête de la Ghriba, ses origines et des impressions recueillies sur place.

 

La Presse - Djerba — Le pèlerinage de la Ghriba, qui se déroule de façon immuable le 33e jour après la fête de Pessah, dure normalement deux jours, à partir du 18e jour du mois de Iyyar, n’est pas dédié à cette jeune femme ou aïeule mythique, mais à la mémoire de deux grands rabbins de l’histoire du judaïsme : Rebbi Meïer Baâl Nioh et Rebbi Shimoun Bar Yohaï, éminent kabbaliste ayant vécu en Palestine au IIe siècle de l’ère chrétienne et que beaucoup croient être des rabbins locaux.

Pourquoi cette vénération de ces théologiens ? On attribue à Rebbi Shimon Ben Yohaï les célèbres commentaires du Zohar (le Livre des Splendeurs) grand ouvrage de la mystique juive. Il semblerait, en fait, que ce commentaire serait l’œuvre de Moshé de Léon (mort en 1304), citoyen de Grenade. Il fait partie de cet ensemble de grands noms qui ont participé à faire rayonner tout un système théosophique, essentiellement dans le judaïsme médiéval, et à expliquer beaucoup de doctrines contenues dans des ouvrages ésotériques (Sepher Yelzirah, attribué à Rebbi Akiba), avec les commentateurs théologiens comme Abraham Aboulifa, Moshé de Cordoba et son disciple Isaac Louria (mort en 1570). Une vénération lointaine, maintenue et constante, en ce lieu de sérénité qu’est Djerba, un pèlerinage toujours respecté par les sépharades d’Afrique du Nord, surtout.

D’autres explications pour ce pèlerinage : ce 33e jour après Pessah correspond à la fin de l’épidémie qui cessa le 18 Iyyar à Lag-Baomer, d’où les remerciements, et la fête qui suit le deuil de l’épidémie.

La Ghriba est donc le lieu privilégié de ce pèlerinage, parce que c’est la plus ancienne synagogue au monde, il ne faut pas l’oublier. Pourquoi cette dénomination ?

Les origines

Légende et mythes entourent ce lieu où, en l’absence de documents écrits, seule la tradition orale fait force de loi. Pour les uns, au moment de la destruction du Temple de Salomon par Nabuchodonosor en 586 avant J.-C., une femme (toujours la transmission par la mère) a eu la présence d’esprit d’emporter dans sa fuite une pierre du Temple (d’autres disent une partie de la porte, chose plus vraisemblable puisque l’ancienne appellation de Hara Sghira, village où est située la Ghriba, est Dighet, qui vient de l’hébreu Déleth qui veut dire... porte). Pour les autres, c’est aussi l’histoire d’une jeune femme venue d’on ne sait où, solitaire, isolée, vivant seule dans une hutte, qui fut trouvée un jour morte, dans son logis complètement brûlé, mais le corps intact. C’est sur l’emplacement de cette cabane que la Ghriba fut bâtie, semble-t-il.

Elle a eu un rôle important, surtout aux XVIIe et XVIIIe siècles, en tant que centre d’enseignement de la Loi de Moïse, un rayonnement non négligeable. Faut-il rappeler ici que Djerba comptait plus de six imprimeries, qui ont produit plus de 600 titres, en hébreu, araméen et judéo-arabe ! On comprend mieux son importance, lorsqu’on sait qu’autour de la Ghriba, dans l’île, il y a plus de 27 synagogues !

Le site

Le bâtiment actuel date de la fin du XIXe siècle, aménagé, agrandi depuis. A gauche, la synagogue elle-même : deux salles, céramique bleue, vitraux, plafonds peints comme les vieux menzels djerbiens. La salle de prière, où se trouve le tabernacle contenant une des plus vieilles Thora du monde dans ses rouleaux d’argent — on n’y entre que déchaussé, la tête couverte —, est tapissée d’ex-voto, en remerciement d’une grâce exaucée, en mémoire d’une chère défunte. Au centre, l’estrade surélevée où se fait la lecture des textes sacrés. Au fond, sous le mur de boiserie sculptée, l’armoire (hekhal) enferme les rouleaux sacrés. Sous l’armoire, une petite niche avec trois lampes à huile imposantes : celles des deux rabbins vénérés et celle de la jeune fille solitaire (appelée aussi la «S’biya»).

De l’autre côté de la rue, deux énormes constructions en forme de caravansérail à un étage, entourant de spacieux patios : les pèlerins venaient de loin, de toute la Tunisie et de Libye même, louaient une ou plusieurs chambres pour toute la durée du pèlerinage : c’était l’époque pas si lointaine où on venait à pied ou en charrette. Aujourd’hui, les charters bon marché et les hôtels «cacher», pour la circonstance, pullulent. Rares sont ceux qui louent une chambre aujourd’hui : ceux qui ont un bébé ou une vieille personne ayant besoin de repos.

Le rituel

Le cérémonial va s’étaler sur deux jours : rituel et fêtes joyeuses. Dès le matin du premier jour, le tabernacle est ouvert et illuminé. Les femmes viennent y allumer des bougies, faire une prière, demander une grâce, écrire un petit mot et le déposer. D’autres déposent des œufs, dans l’espoir de marier une jeune fille en âge, demander une fertilité absente, ou même espérer une descendance mâle... Toujours ce rapport avec la mère et la fécondité. En même temps, on peut se faire bénir, à côté, moyennant une petite contribution, dans une ambiance d’insouciance et de sérénité.

L’après-midi, on «sort» la Ménara : pyramide portant les noms des douze tribus, couronnée d’argent. B’Chiri et l’orchestre local entonnent les chansons de circonstance où se mêlent l’arabe et le judéo-arabe, les airs djerbiens et des mélodies de Raoul Journo et de Cheikh El Effrit... Moment d’allégresse générale, avec youyous stridents, appels, hourrahs. Puis les enchères : on vend des foulards pour habiller «l’aroussa», des fonds importants sont ainsi récoltés pour l’entretien des lieux. Tous participent : il va de soi que tout pèlerin apporte sa contribution par ce biais et attirer ainsi les bienfaits du lieu, être sous sa baraka.

Une fois habillée, la Ménara est accompagnée en grande pompe, à faire le tour des synagogues du coin : encore des chants, darbouka endiablée, et l’honneur suprême de conduire cette «S’biya», de la toucher pour en être imprégné et béni. Il fut un temps où les jeunes filles ne devaient même pas en approcher : aujourd’hui, elles se permettent de la toucher même ! Autres temps, autres mœurs, ce qui soulève quelques courroux bien rentrés.

Le temps des discours

Au retour, les officiels sont là. Arrivée de M. Mondher Znaïdi, reçu comme il se doit par les représentants de la communauté. A l’intérieur de la synagogue, dans la grande salle pleine à craquer, discours de bienvenue entrecoupés de vivats et de youyous. Puis le ministre du Tourisme, après avoir rappelé l’attachement de la Tunisie aux valeurs universelles, coopération des peuples, état de droit, a salué «la présence en ces lieux de Son Excellence Mme Aziza Bennani, présidente du Conseil exécutif de l’Unesco», ainsi que la présence de M. Fodha, directeur du Centre d’information de l’ONU à Paris. S’adressant aux pèlerins venus d’ailleurs, M. Znaïdi a martelé avec beaucoup de conviction : «La Tunisie est fière de vous recevoir. Elle verra avec plaisir ce nombre augmenter dans ce pays qui reste le leur. La Tunisie, pays de lumière, fidèle à sa vérité, est confiante». L’assistance qui a ovationné à plusieurs reprises le nom du Chef de l’Etat a adressé, à la fin de la cérémonie, un télégramme de soutien au Président Ben Ali.

La fête

De suite après les discours, ruée vers les patios où l’odeur des merguez et des brochettes «casher» appelle à la dégustation. Place à la convivialité, aux retrouvailles avec la terre-mère, au goût légèrement acidulé des nouvelles amandes vertes qui craquent sous les dents, les tic-tac-tic-tac des virtuoses des glibettes blanches ou noires, un mélange divin de spiritualité et de plaisirs : des couleurs, des sons, des odeurs. La vie en mouvement, telle qu’elle doit toujours être, partout. Invitations, embrassades, coup d’œil furtif et interrogatif de ceux qui viennent pour la première fois, devant cette foule en délire.

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