Les Traditions Juives Tunes populaires liées au jeûne du 9 Av ou "Agein"
(Dr. Victor Hayoun)
Nous appelions communément cette période, en judéo-arabe tunisien, "Agein"[1] ou "Ayamet-El-Tkal" [littéralement : "les journées lourdes"], c'était les expressions utilisées par nos parents pour en parler. Ces journées étaient lourdes de crainte et d'interdits. Nous savions que c'était en souvenir d'un événement grave, voire d'un deuil, puisque nous ne mangions pas de viande. Ce sont des journées austères, pleines de retenue, sans festivités, sans excès d'allégresse, sans se couper les cheveux, sans acheter de nouveaux habits ou tout autre chose neuve, sans entreprendre de nouveaux projets ou signer de nouveaux contrats, sans commencer de nouvelles démarches. En fait, on s'arrêtait de progresser, on faisait du "sur place". C'était notre façon de marquer le deuil de la destruction des deux Temples de Jérusalem.
Ce n'était pas tout, il y avait aussi les restrictions alimentaires. On ne mangeait pas de viande, ni de poulet, sauf pour Chabbat. Nous avions droit au poisson sous toutes ses formes : frais, en conserve : Thon/sardines/anchois, poisson séché (Bou-Zmeimar) et boutargue (pour les gens aisés qui pouvaient payer le prix). Il était frit en complet poisson, cuit en sauce piquante : H'raiimé, ou cuit dans un bouillon de légumes : couscous au poisson accompagné de boulettes de poisson, frites et cuites. Nous avions un grand choix. Toute une série de possibilités de consommation de poisson pour "combler" l'absence de viande et de poulet.
Mais le juif tunisien est tout de même un "kifeur". Il fait tout pour prendre du plaisir dans toute circonstance et aussi et surtout à table. Aucun interdit ne lui résiste. Si il a trouvé le moyen de consommer du riz à Pessah', ce n'est vraiment rien pour lui de consommer de la viande, ou un dérivé, pendant les jours qui précèdent le jeûne du 9 Av. C'est ainsi qu'il devient un grand consommateur de Merguez pendant ces 8 premiers jours du mois de Av (sans le Chabbat bien sûr). Dans notre enfance, notre mère, paix à son âme, nous préparait des Merguez avant le mois de Av, elle les faisait sécher sur une corde à linge et ensuite elle nous préparait de la Chakchouka au Merguez, de la Mloukhia au Merguez, des haricots "Bsal-ou-Loubia" au Merguez et bien d'autre plats cuisinés avec du Merguez.
A ces mets de poisson et de viande séchée, viennent bien sur s'ajouter les plats "Falsou", de "Falso" en italien qui veut dire "faux". Ce sont en fait les "faux" plats que nous appelions ainsi parce que les "vrais" étaient avec de la viande, du poulet ou du poisson. En fait, ces plats qui n'en contenaient pas, était des mets tout aussi délicieux comme les pates, les légumes cuitent, le couscous ou plus rarement le riz.
"Agein" tombe toujours en été, en juillet ou en aout. Pendant cette période, quand nous vivions en Tunisie, nous étions toujours à La Goulette. Il faisait chaud et nous dormions souvent par terre pour profiter de la fraicheur du sol. Notre couche était très souvent faite d'une couverture recouverte d'un drap ou d'une peau de mouton renversée qui procurait une certaine fraicheur mais qui avait la particularité de manquer de longueur, ainsi nous avions toujours les pieds par terre, donc au frais. Le soir du 8 Av, la veille du 9 Av, le jeûne avait déjà commencé et nous étions couchés par terre. C'est alors que notre mère venait nous badigeonner la plante des pieds avec de l'ail. Elle nous disait que c'était pour faire éloigner les scorpions qui venaient piquer le soir de "Agein". Il est vrai que nous n'avions jamais vu de scorpions, mais c'était une manière de faire éloigner le mal, car beaucoup de malheurs et de catastrophes se passaient pendant cette période austère. Par exemple nous n'allions pas à la plage, pour ne pas prendre de plaisir mais aussi par crainte de noyade.
Il y avait deux mets spécifiques au 9 Av, un avant et un après le jeûne. Avant de commencer à jeuner le 8 Av au soir, nous mangions un couscous "Falsou", donc sans viande ni poulet ni poisson, avec un bouillon de légumes à la couleur orange prédominante que lui donnaient la courge et les carottes. Ce soir là, Maman mettait un œuf poché dans le bouillon ainsi que des pois chiches. D'autres ont la coutume de manger un œuf dur par personne. C'était là aussi un signe de deuil, parce que les gens endeuillés commencent la période de leur deuil en mangeant un œuf dur et des olives noirs.
Quant au repas de fin de jeûne, il était particulier, c'était un plat de H'lalem. C'était des petites languettes de pâtes aussi grandes que 2 ou 3 fois la longueur d'un grain de riz, que notre mère préparait à la maison quelques semaines avant et qu'elle faisait sécher. Ce plat était préparé dans l'après midi du 9 Av, parce que dans la matinée il était interdit de faire le ménage à la maison ni de cuisiner. Et ce n'était qu'a 13:00 heure que "le couteau était ouvert", en judéo-arabe "Th'alet El-chakima". Cela voulait dire que l'on pouvait reprendre les activités ménagères et la cuisine. Car il est écrit dans le Choulh'an-A'roukh : "on a l'habitude de ne pas faire de Cheh'ita et de ne pas préparer le repas avant midi …". Les H'lalem étaient accompagnés de deux sauces. La première était une sauce aux lentilles et aux févettes que nous appelions communément "la sauce Bel Knakech" [sauce aux lentilles] mais aussi "la sauce marron" à cause de la couleur que lui donnaient les lentilles. La seconde sauce était posée sur les H'lalem une fois le plat servi, c'était une sauce de poivrons et tomates du genre "Makbouba" qui ajoutait du gout et des couleurs à ce plat délicieux que l'on ne prépare, quasiment, que pour la fin du jeûne du 9 Av.
J'avais écrit l'essentiel de ces quelques lignes l'année dernière, En souvenir et à la mémoire de notre mère, Germaine Hayoun (née Haddad) za"l, alors que nous allions passer le premier "Agein" sans elle. Aujourd'hui, un an plus tard, ce texte est publié à sa mémoire.
[1]L'explication de ce terme a été donnée par R' David Scetbon dans "A'lei Hadass", son recueil des traditions juives tunisiennes et leurs références dans les Ecritures Saintes, pages 387-404.
Commentaires
Excellent récit totalement fidèle à cette coutume oh combien importante pour les juifs Tunisiens. Ce texte devralt être classé texte nistorique tellement il est vral et raconte sans rien oublier de ce que notre mémoire collective a retenu. C est incrovable de voir avec quelle minutie ce texte a ete réalisé. On a l’impression de revivre les moindres détails enfuis au plus profond de nos mémoires.
Encore bravo, Germaine peut être fière de là où elle est.
Merci pour ce tableau complet ( l`ambiance est tres bien rendue ) de la tradition juive tunisienne de 9 BAv.
Cela ravivent des souvenirs nostalgiques mais necessaires.
Andre Levy
Merci Victor, mais vous n'expliquez pas le sens du mot "Aguein".
Le savez-vous ?
ce mot viendrait de hagaim, les pleurs, les lamentations...SGDGW
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