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Les trois visages du péché

Les trois visages du péché

 

 

 L’apparition de l’écriture dans la vie d’un peuple correspond souvent au moment où l’on assiste à une codification des interdits religieux. Et, parce que ces interdits prennent ainsi la forme de textes écrits, ils forment aussi les premières bases des lois de la cité...

On peut ainsi penser que les dix commandements de Moïse – noyau de la loi religieuse des Hébreux - correspondent à un acte législateur déterminant dans la naissance du peuple juif en tant qu’entité politique. Dans le même temps, ils marquent solennellement l’entrée dans l’histoire de l’écriture hébraïque, après sa période de balbutiements.

Ainsi, avec l’écriture, assiste-t-on à une action législatrice qui mêle le politique au religieux. Ce qui, dans la logique des religions monothéistes, revient à rapprocher le délit ou le crime du péché – péché véniel ou péché mortel.

C’est à la faveur d’un tel rapprochement que le péché prend la forme d’une désobéissance à une interdiction inscrite dans un texte. Et que, par conséquent, la transgression que constitue le péché peut s’apparenter à une transgression contre le texte lui-même. En effet, « porter un faux témoignage », par exemple, ce n’est pas seulement commettre une iniquité envers son prochain, ce n’est pas seulement vouer sa propre parole au mensonge, à la perversion de ce qui est vrai en ce qui est faux et de ce qui est juste en ce qui est injuste : c’est aussi violer une interdiction gravée dans le texte. De la même manière, en quelque sorte, que l’on contreviendrait à la disposition d’un contrat... A ceci près qu’un tel contrat est visé par une autorité qui est plus qu’humaine, qui est divine.

En ce sens, le péché est donc péché contre une loi écrite, contre une loi fixée, voire figée dans une formulation définie et qui, parce qu’elle devient ainsi consultable à loisir, ne peut plus être méconnue... Nul n’est censé ignorer la loi : cette sentence ne s’applique pas moins à la loi religieuse. Du moins pas tant que celle-ci a pris la forme d’un énoncé clair, se donnant à lire à quiconque se donne la peine de la connaître.

Pourtant, il existe un péché qui précède l’entrée en scène de l’écriture. Dans l’épisode de Noé et du déluge, la colère s’abat sur les hommes en raison de leur iniquité. Or il n’existe à ce moment aucun texte, ni qui précise en quoi consistent les actes injustes – les péchés – ni qui serve de pacte sacré entre Dieu et les hommes et dont le viol des prescriptions expose au châtiment. Faut-il considérer dans ces conditions que la punition divine est une punition elle-même injuste ? Ou faut-il au contraire considérer que cette punition nous pousse dans la direction d’une loi religieuse non écrite, dont la connaissance est en nous et dont l’ignorance relève, plus encore que d’une omission, d’un acte volontaire d’obscurcissement de cette connaissance ?

Du point de vue de la tradition monothéiste, Noé est précisément l’exemple, et aussi la preuve, que l’homme porte en lui cette connaissance. C’est en effet grâce à elle qu’il s’abstient de cette même injustice dont ses contemporains se rendent coupables. Sur quoi se serait-il donc appuyé pour s’interdire ce que les autres se sont autorisés ?

Mais, dira-t-on, s’il existe une loi non écrite dont la connaissance est en nous, à quoi bon la doubler d’une loi écrite ? Sachant surtout que la venue de cette loi écrite peut créer la fausse illusion que, en son absence, rien ne nous oblige envers personne en ce monde! Le risque est en effet que la loi écrite fasse écran à celle qui la précède, la loi non écrite.
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’histoire du judaïsme comporte en elle un double mouvement : l’un qui tend à accorder une prééminence à la loi inscrite dans le texte, l’autre qui cherche à redonner au contraire toute son autorité à la loi non écrite, sans laquelle, dira-t-on, la première n’est qu’un ensemble de prescriptions sans âme.

On peut considérer, du reste, que le christianisme représente une expression de ce deuxième mouvement, qui finit par recevoir une destinée autonome. Il est en un sens une insurrection contre l’importance excessive accordée à la lettre de la loi, au détriment de l’esprit. D’où une cristallisation de la loi de Moïse en ses deux premiers commandements, tels qu’on en trouve la trace dans l’évangile de Marc : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit et de toute ta force! » et «Tu aimeras ton prochain comme toi-même».

Cette réduction, ou simplification de la loi, est également une spiritualisation. Mais le christianisme ne fait pas que revenir à la loi non écrite, en réalité. Il s’inscrit dans une relation avec Dieu qui modifie le sens de la loi. C’est ce qu’on peut comprendre à travers l’affirmation selon laquelle Jésus est « fils » de Dieu. Par-delà le scandale que ce mot fait sonner à l’oreille du monothéiste non chrétien, il y a l’idée que l’homme n’est pas, vis-à-vis de Dieu, dans la relation de l’esclave à son maître, ou du sujet à son roi, mais dans la relation du fils à son père. Or quelle est la loi qui prévaut dans une telle relation ? Aucune, si ce n’est l’obligation de l’amour. De sorte que le péché ici n’est plus de contrevenir à une interdiction inscrite dans le texte, ni même d’occulter la connaissance qu’on porte en soi d’une loi non écrite, mais bien plutôt le fait de tourner le dos à cette obligation de l’amour. Obligation dans le double sens du terme : l’obligation qui dicte d’aimer et l’obligation qui est inhérente à l’amour.

Cette dimension du péché n’est elle-même pas tout à fait étrangère à l’islam, si on considère que, par-delà le rôle législateur de Dieu dans le Coran, il y a aussi cette dimension que révèlent les adjectifs divins que sont «Rahmân» et «Rahîm». Il s’agit de mots qui portent une résonance fortement maternelle. Et donc éminemment charnelle. Or ils ont aussi le privilège de figurer dans toute invocation de Dieu par quoi le fidèle musulman commence une action ou une prière...

On ne niera pas bien sûr que l’islam admet les deux premiers sens du péché: celui de non respect d’une loi inscrite dans le texte et celui d’occultation d’une loi non écrite que l’on porte en soi. Toute la première partie de la prédication du prophète Muhammad consiste davantage, d’ailleurs, à rappeler la loi non écrite qu’à établir la loi écrite. C’est au fur et à mesure que prend forme une entité politique autour de cette prédication que, de façon naturelle, entrent en jeu et l’écriture et la conception du péché qui en fait la transgression d’une loi externe, d’une loi publiée.

Mais il existe en même temps une volonté claire, cependant, qui consiste à faire prévaloir un troisième sens : celui du reniement d’un lien intime qui rattache l’homme à Dieu, qui est semblable à celui qui existe entre un fils et sa mère.

Selon quel rapport ces trois visages du péché sont-ils pensés les uns par rapport aux autres ? Voilà précisément ce qui n’est pas écrit. Comme s’il s’agissait pour l’homme, le fidèle, d’en développer le savoir, d’en acquérir l’expérience par lui-même...

 

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