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Les Yezidis

L'immonde massacre des minorités au Moyen-Orient est non seulement un crime contre l'humanité mais la fin d'un conservatoire de rituels et traditions millénaires même antérieurs aux monothéismes. Le Yézidis dont nous ne connaissons l'histoire que depuis le XIX°siècle ont été victimes d'ostracisme tout au long de leur histoire.  Monique Zetlaoui.

 

Les Yezidis

   

            Le sort des chrétiens du Moyen-Orient,  fait l’objet d’un regain de curiosité depuis les attentats dont ils sont victimes. La région abrite aussi depuis fort longtemps d’autres minorités religieuses  dont la plus énigmatique est celle des Yézidis.  Kurdes[1] par leur appartenance ethnique, ils professent une religion tout à fait originale, sorte de syncrétisme du judaïsme, du christianisme nestorien et de l’islam avec de fortes composantes soufies, mais les religions de la Perse pré-islamique, tant le mithraïsme, le zoroastrisme que le manichéisme, constituent peut-être la trame essentielle de leurs croyances. Par ces apports hétéroclites, ils sont le témoignage vivant des différents courants religieux qui ont foisonné dans la région. Le yézidisme est unique par le fait que ses adeptes, issus du berceau indo-européen, ont été islamisés durant de longs siècles pour finir par renier l’islam.  La religion est le noyau central de leur identité, c’est par elle qu’ils se différencient des autres Kurdes qui adhèrent en majorité à l’islam sunnite. La majorité des Yézidis, est établie en Irak, foyer d’origine de ce mouvement religieux, ils sont regroupés au nord de l’Irak dans le Jebel Sinjar (près de la frontière syrienne et dans la région du Sheikan non loin de Lalish, ville sacré  et lieu de pèlerinage. La plupart d’entre eux s’exprime dans un dialecte kurde, le Kurmanji.  On en  retrouve aussi en Syrie,  en Arménie, en Géorgie, au Caucase,  quant à ceux en nombre relativement important qui résidaient en Turquie, ils ont, dans la quasi-totalité émigré en Europe[2].  

     

       Ce n’est que depuis le XIX° siècle que le yézidisme fut connu des Occidentaux qui reprirent la désignation que leur donnaient les musulmans à savoir les « Adorateurs du Diable. » Vivant en terre d’islam, ils ne furent pas reconnus comme Ahl el KiItab (Gens du livre) et de ce fait furent victimes des autorités musulmanes de terribles persécutions surtout à l’époque où l’Empire ottoman régnait en maître.

          Le yézidisme  tel que nous le connaissons aujourd’hui a commencé à faire des adeptes au sein des tribus kurdes au XII°  et XIII° siècle  de notre  ère et émerge comme religion  avec des rituels bien spécifiques à partir du XV° siècle  parmi une population en grande partie acquise à l’islam sunnite avec de fortes composantes soufies mais aussi parmi des sectes chrétiennes.  L’approche soufie apparaît comme un espace de liberté qui permet aux fidèles d’exprimer en dehors des mosquées[3] tant leur mysticisme au sein de l’islam que leur attachement aux croyances pré-islamiques. Chercheurs et historiens ont tenté d’établir un lien entre  le yézidisme et d’anciens cultes mésopotamiens mais il n’en reste pas moins que l’empreinte la plus importante est celle des Aryens, notamment le culte des anges L’élément indo-aryen se retrouve d’ailleurs chez tous les Kurdes tant sur le plan linguistique que culturel. Si rien ne prouve que les  populations nomades et pastorales  aient été sous la coupe directe des mages et des destours zoroastriens, les différentes vagues indo-aryennes ont apporté leurs croyances, leurs langues, leurs coutumes. Par ailleurs, le Kurdistan se situe au cœur de territoires  à partir desquels  l’islam va connaître une grande diffusion, mais l’environnement géographique  et l’isolement des montagnes favorisent la constitution de groupes religieux ou sectes que l’islam considère comme hétérodoxes. 

C’est dans ce paysage religieux tout à fait original, véritable palimpseste où se superposent et s’entremêlent diverses croyances que va émerger la nouvelle religion.

S’il existe effectivement  deux Livres, le Kitab el-Jilwa (le Livre de la Révélation) et le Mehesh Resh (le Livre Noir)  la transmission écrite  de leurs croyances était interdite jusqu’à une période très récente et se faisait de façon orale  et secrète par l’intermédiaire du clergé.    Contes et légendes véhiculent aussi le religieux à travers des figures aussi disparates que Abraham, le roi Salomon et même Nabuchodonosor.  Les mythes de Rustam et celui de l’oiseau Simurg (Perse pré-islamique) sont très important ainsi que  le culte d’un saint appelé el Khidr[4] ou Hadir (l’Homme Vert).

 

Mythe d’origine des Yézidis

  Curieusement alors que le yézidisme  revendique  ses origines indo-aryennes, leur mythe d’origine les fait descendre du lignage d’Adam. Plusieurs légendes racontent comment Adam et Eve voyant les animaux s’accoupler et se reproduire se disputent leur filiation, chacun affirmant  qu’elle serait le fruit de sa propre semence.  Ils décident alors de déposer leurs semences respectives dans deux jarres aussitôt colmatées. A l’ouverture neuf mois  plus tard, la jarre contenant la semence d’Eve est pleine d’insectes et de vers tandis que celle d’Adam contient un enfant de sexe masculin. A l’âge adulte, Shehid[5] s’unira à une houri et les Yézidis sont leurs descendants.  Ce mythe insiste sur la différence ethnique et génétique du reste de l’humanité, ils considèrent appartenir à un lignage plus noble et plus pur. Il en ressort que les mythes d’une Eve pécheresse, véhiculés par les monothéismes ont marqué leur imaginaire au point que celle qui a entrainé Adam vers le péché est exclue comme ancêtre, sa semence comme son âme n’est que pourriture. Pour la tradition populaire ce n’est qu’après l’épisode des jarres qu’Adam et Eve s’uniront et donneront naissance au reste  de l’humanité.

 

Melek Tawus

 Les Yézidis se considèrent comme monothéistes mais pour eux, Dieu s’est retiré des affaires du monde. Il en a laissé la charge à Melek Tawus  qui, assisté de six archanges, veille à sa bonne marche. Représenté sous la forme d’un paon, Melek Tawus est identifié, dans les religions du Livre, à Satan, l’ange déchu qui incita les hommes à désobéir à Dieu. Dans la tradition yézidie son rôle et sa fonction  sont différents. Si dans un premier temps, il est effectivement chassé du Paradis pour avoir poussé Adam à la faute originelle, il s’en repend aussitôt. A l’inverse du Satan de la Bible qui depuis le péché adamique s’oppose à Dieu, Melek Tawus, atterré par son méfait, verse des larmes de repentir pendant sept mille ans jusqu’à en  remplir sept jarres. Dieu lui accorde alors son pardon  et lui confie la gouvernance du monde matériel. Les six anges qui l’entourent nous renvoient au concept zoroastrien des Amesha-Spenta. Cependant, dans le zoroastrisme Spenta Mainyu (le Bon Esprit) et Angra Mainyu (le Mauvais Esprit) sont apparus simultanément et  que  l’un choisit le mal en toute connaissance de cause, dans le yézidisme : «  Melek Tawus est l’alter ego de Dieu plutôt que son adversaire. Si l’Ange Paon émane directement de lui, il n’en développe pas moins une sphère d’action indépendante[6]. »

 C’est autour XV° siècle que l’Ange Paon devient l’emblème et la représentation de leur foi et que les musulmans les stigmatiseront comme « Adorateurs de  Diable. » Cette désignation, dont ils s’estiment injustement affublés, leur a valu maintes persécutions. La discrimination est loin d’avoir disparu comme en témoigne le correspondant du Figaro en Irak : « Au Moyen–Orient, cette communauté surgie des profondeurs du temps se voit affublée de l’appellation Adorateurs du Diable. Cette dénomination sulfureuse l’émir Farouk la récuse. Elle a valu aux siens maintes persécutions[7]. » Les Yézidis réagiront en éliminant de leur vocabulaire les termes Satan ou Shaytan et, ils considèrent même que les employer devant eux est une véritable offense. Le culte de Melek Tawus est au centre de leur conscience religieuse, son effigie  en bronze, le sanjak, dont la vue est interdite aux étrangers est révérée et promenée en procession deux fois par an dans les villages yézidis. A cette occasion, les quewels[8], l’accompagnent et perpétuent par leurs chants la foi yézidie et son unité. Le nom de l’Ange Paon est composé de deux racines différentes, Melek dérive de  l’hébreu malakh qui dans la Bible signe un messager de Dieu tandis que le terme  Tawus désigne le paon en persan et dans les langues kurdes. Les fouilles archéologiques de Shanidar-Zâwi Chami,[9]  au centre du Kurdistan, ont mis à jour des restes de gros oiseaux datant de 10000 avant note ère   dont les grandes outardes. La quantité d’ossements groupés  laisse supposer des rites sacrificiels ou une vénération de ces volatiles. Les outardes dénommées chawât dans les langues kurdes ont les plumes de la queue très colorées comme les paons quoique plus petites. Le paon, originaire de l’Inde fut importé bien plus tard et s’est substitué aux outardes L’adoration primitive des volatiles est restée enfouie dans l’imaginaire collectif sans jamais totalement disparaître.  

 

     Si de nos jours les Yézidis,  relayés par des mouvements politiques kurdes se revendiquent  comme les dépositaires des racines de la culture kurde ayant conservé Leur foi originelle face  à la conquête arabo-islamique nous constatons néanmoins l’importance de deux personnage musulmans : Yazid ibn Mu’awiya et Sheikh Adi ibn Musafir

 

Yazid ibn Mu’awiyya

     L’origine du mot yézidisme  pour désigner une religion et une ethnie  est obscure. Le culte des anges, dont Melek Tawus, tenant une place centrale dans la religion, il n’est pas impossible que leur nom soit à rattacher au terme avestique et pehlvi Yazatas qui désigne les anges  dans la Perse antique d’autant que nous connaissons l’influence  des croyances perses chez les Kurdes. Pourtant, une autre explication les relie au calife Yazid ibn Mu’awayya de la dynastie des Omeyades (680- 683) Haï et honni par les chi’ites celui qui donna l’ordre d’assiéger les troupes d’Hussayn ibn Ali, le petit fils du Prophète et qui est responsable de sa mort jouit  un statut différent   chez certains groupes sunnites kurdes du nord de l’Irak  qui continuèrent à chanter ses louanges pendant plusieurs siècles. Une veille tradition dit que certains descendants des Omeyades trouvèrent refuge au Kurdistan alors que la majorité d’entre eux fut massacrée par le califat abbasside.  Au XIV° siècle, le théologien ibn Tamiyya confirme l’existence d’une confrérie soufie fondée à Lalish par Adi ibn Musafir, un Arabe originaire du Liban qui appartiendrait à la lignée des  Omeyyades.

 

 

Adi ibn Musafir

           Adulé et vénéré, Sheikh Adi ibn Musafir, né vers 1075, est un cas particulièrement intéressant qui prouve les liens entre l’orthodoxie et l’hétérodoxie au Kurdistan. Le destin spirituel de ce musulman sunnite originaire de la plaine de la Bekaa est pour le moins étrange puisqu’il est l’objet d’un réel culte de la part des Yézidis qui le considèrent comme leur prophète et parfois même comme un avatar de Melek Tawus.  Il quitte vers l’âge de quinze ans la plaine de la Beeka[10] pour étudier le soufisme à Baghdad sous la direction d’el Ghazali puis vers 1100 s’établit dans la vallée de Lalish à une cinquantaine de km de la ville de Mossul où il fonde la confrérie soufie des  Adawiyya. La région avait déjà servi de terre d’accueil aux descendants des Omeyades et la tradition en fait un descendant du dernier souverain omeyyade, Merwan II dont la mère était kurde. Hormis un pèlerinage à la Mecque en 1116 en compagnie d’un ancien condisciple de Baghdad, al-Jilani, il ne quittera jamais la vallée de Lalish où sa présence  est attestée par plusieurs auteurs dont l’historien Ibn al-Athir qui écrit : «   Durant le mois de Moharram Sheikh est décédé, cet ascète soufi qui vivait dans la région des Hakkari avait de très nombreux disciples qui suivaient ses enseignements et le vénéraient. »    Il ne reniera jamais l’islam et jusqu’au XIV°  siècle, des théologiens musulmans dont Ibn Taymiyya, approuveront ses écrits. Son installation dans la région et ses prêches soufies en font le premier maillon d’une chaîne qui est à l’origine de la nouvelle religion  qui n’émerge que plusieurs  générations  après sa mort et qu’il aurait probablement désapprouvé.  En effet la confrérie Adawiyya s’éloignera de plus en plus de l’orthodoxie islamiste  et  développera une religion dont les rites s’inspirent des pratiques musulmanes  et soufies   mais aussi des croyances gnostiques, pré-iraniennes et manichéennes. Cette fusion lui vaut très tôt la réprobation et la suspicion de l’islam jusqu’à son exclusion.    va  A  la mort de Sheikh Adi, son tombeau devient naturellement un lieu de pèlerinage. Dans la nouvelle religion, le saint soufi est considéré  comme un puissant intercesseur entre le monde des vivants et l’au-delà.   En l’espace de deux siècles,  Lalish et les deux pèlerinages annuels, celui du Nouvel An de printemps et celui de l’entrée de l’automne   deviennent  un des piliers des pratiques religieuses. Tous les Yézidis  effectuent le déplacement  qui est l’occasion de s’adonner à la ferveur religieuse mais aussi d’affirmer leur identité par rapport aux musulmans. Les baptêmes des enfants ont lieu à ces périodes avec l’eau de la source souterraine qui jaillit près du sanctuaire de Sheikh Adi, qui porte le même nom Zemzem que la source de la Mecque.     

 

 Organisation religieuse

  Clanique et tribale, la société est structurée selon un système de caste qui n’est pas sans rappeler celui ces hindous. Elle est scindée en deux groupes : le clergé et les séculiers. Ces groupes sont eux-mêmes divisés en plusieurs catégories endogames. Comme l’écrit Nelida Fuccaro : « Dans le yézidisme, le maintien d’un réseau serré de relations sociales est intimement lié   à la préservation des valeurs religieuses. » Ces valeurs sont véhiculées par la classe sacerdotale dont les fonctions sont héréditaires. La hiérarchie de la classe cléricale s’apparente aux premières confréries soufies. Il n’y a pas de terme générique pour désigner la classe sacerdotale alors que les laïques sont tous des murid. Chaque murid est l’adepte d’un sheikh et d’un pîr eux-mêmes membres du clergé. Alors que judaïsme, christianisme et islam disposent de canons religieux et d’un corpus bien défini qui codifient les rituels et les prières tant collectives qu’individuelles, le yézidisme à une approche totalement différente à cause de l’absence de prescriptions. Il existe néanmoins  plusieurs solennités collectives, des interdits alimentaires et vestimentaires communs à tous.  Les interdits alimentaires sont nombreux et incluent tous les choux, le potiron,   les fèves  la laitue, les dattes, les viande de gazelle et de jeune coq[11] et le poisson. Servir ou manger de la laitue en présence  d’un yézidi est considéré comme une insulte et une agression. Le port de vêtements de couleur bleue est interdit.  Les explications pour ces tabous sont très souvent contradictoires même au sein de la communauté yézidie. Farouchement endogames, les rapports avec ceux appartenant à d’autres fois, notamment les musulmans   sont régulés par de nombreux interdits comme celui de pénétrer dans une mosquée ou d’utiliser leurs cuillers, gobelets, peignes et rasoirs.

 L’ostracisme dont ils ont été victimes tout au long de l’histoire, les brimades et persécutions de la part des musulmans leur ont curieusement permis de conserver leur particularismes, aidés il est vrai par un isolement dans des  régions montagneuses. La chute de Saddam Hussein,la reconnaissance de leur identité par les leaders musulmans kurdes dont Massoud  Barzani qui est allé jusqu’à déclarer : « les Yézidis sont les Kurdes d’origine » la naissance d’un Kurdistan iraquien avec une administration régional sont de nouvelles donnes et un nouveau pari sur l’avenir de cette communauté estimée entre trois cent mille et cinq cent mille personnes en Irak.

 

 

Bibliographie

Alexie Sadrine : La reconstructio du Kurdistan, entre protection des minorités et patrimoines concurrentiels, Actes du colloque de l’AGCCPF-PACA, juin2009

 

Allison Christine : The Yezidi Oral Tradition in Iraqi Kurdistan

 

Bruinessen Martin  van : The Kurds and Islam in Islamic Area Studies Project n°13, Tokyo, Japan 1999.

 

Fuccaro Nelida: The Others Kurds, éditions I.B. Tauris, Londres 1999.

 

Guest John S: The Yezidis, editions KPI, Londres 1987.

 

Kreyenbrock Philip G: Yezidisme, its Background, Observances and Textual Tradition, editions Edwin Mellen Press, New York 1995

 

Spät Eszter: The Yezidis, editions Saqui, Londres 2005   

 

 

[1] 5/° des kurdes sont yézidis 

[2] Ils sont en majorité installés en Allemagne.

[3] Au Kurdistan les tombes des saints soufis sont bien plus nombreuses que les mosquées.

[4] L’homme vert est assimilé à Saint Georges, chez les chrétiens du Liban et de Palestine ainsi que chez les Druzes et les Alaouites. Les palestiniens musulmans du village qui portent son nom vont prier à l’église  du même nom. En Syrie et en Irak, il est assimilé au prophète Elie y compris chez les musulmans sunnites. 

[5] Shehid : le nom de l’enfant signifie témoignage en arabe

[6]Nelida Fucaro : The Others Kurds in Colonial Irak, p16

[7] Arnaud de la Grange: le Figaro du 17/02/2004

[8] Ces chanteurs sacrés  sont les garants de la tradition orale et les seuls à connaître les hymnes sacrés et les prières. Pendant très longtemps les Yézidis étaient opposés à mettre par écrit tout leur corpus religieux, l’écriture était banni sans doute conserver le secret de leur foi et se protéger d’un environnement hostile.

[9] Shanidar-Zawi Chami est à une cinquantaine de km de Lalish  ville sacré des Yézidis.

[10] Actuel Liban

[11] La viande de porc est prohibé dans certains groupes. 

Paru dans Religions et Histoire n°37 en mars 2011

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