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Noël ou le paradoxe religieux de la France

 

Noël ou le paradoxe religieux de la France

 

Il y aura foule dans les églises le 25 décembre. Pourtant le pays se laïcise, se raidit face à la montée des intégrismes, confond toutes les religions dans la même détestation.

Des millions de chrétiens à travers le monde vont prendre le chemin des églises la nuit de Noël pour célébrer l'anniversaire de la naissance du Christ, qui, pour eux, est un Dieu sauveur, incarné, ayant partie liée aux grandeurs et aux humiliations de l’homme. En France, cette année, les chrétiens fêteront Noël avec une pointe d'amertume, liée à l'étalage des passions à propos de l'expression publique des religions, de spectacles provoquants considérés comme blasphématoires, de la montée des intégrismes dans le catholicisme aussi bien que dans l’islam, d’une laïcité qui se veut toujours plus sourcilleuse et restrictive.

A part une minorité d’entre eux qui dénoncent la menace d’une nouvelle «christianophobie»,  les chrétiens modérés se gardent sans doute de crier à la persécution. L’interdiction des prières de rues, du port de la burqa, les profanations de tombes touchent d’abord les musulmans. Les chrétiens n’ignorent pas que, si la liberté religieuse reste à conquérir en Chine ou dans nombre de pays d'islam, elle n'est pas sérieusement menacée dans la France d’aujourd’hui. On est loin des batailles rangées qui avaient précédé et suivi la loi de séparation de 1905 ou des guerres scolaires qui ont jeté dans la rue des centaines de milliers de manifestants.

Réinvestissement dans le religieux

Ce qui est en jeu, c'est le rapport de la France avec la religion. Un rapport de fascination et de répulsion. Comme si la religion était devenue le miroir de ses peurs, de ses fantasmes, de ses interrogations. Les églises vont se remplir à Noël comme elles l'étaient à Pâques, comme les mosquées débordent le jour de la fête de l'Aïd ou les synagogues le jour de Kippour. La visibilité plus grande de la religion sur son sol, dans la diversité de ses expressions - juive, catholique, protestante, musulmane, bouddhiste, évangélique - étonne la France. Les librairies et les conférences religieuses font recette. De plus en plus de magazines font leur couverture sur la Bible ou le Coran. On restaure des pèlerinages, des dévotions pour les reliques, des processions, des lieux de culte.

Paradoxe: jamais la France n'a paru aussi rebelle à une expression visible de la diversité de ses religions; jamais, dans le même temps, elle ne se sera autant interrogée sur la part du patrimoine culturel, historique, artistique qu'elles représentent, sur leurs trésors de spiritualité, de symboles, de références, de valeurs, de normes et de sens, sur les réponses qu'elles donnent aux questions de l'existence: la souffrance, le mal, la guerre, une mort qu'on voudrait ignorer ou masquer. On s'étonne de ce réinvestissement dans le religieux d'un pays qu'on disait le plus sécularisé d'Europe. Les religions à la fois rassurent et font peur. Elles ont le mérite de donner des réponses. En même temps, l'homme moderne déteste les prescriptions, ne supporte pas la religion qui se veut morale ou dogmatique, ou prétend détenir la «Vérité» absolue et exclusive.

Confusion et ignorance

Raison de plus pour déplorer la confusion actuelle des esprits à propos des religions. Comme si celles-ci formaient un tout. Comme s'il ne fallait pas établir clairement des distinctions liées à leur nature, à leur histoire, à leurs dogmes. Le mot «religion» est devenu un mot passe-partout, un drapeau qui sert à couvrir toutes les marchandises, les plus belles et les plus odieuses, les plus édifiantes et les plus belliqueuses. Cette inflation de références brouille les esprits, sert à masquer soit l'ignorance, soit parfois la volonté de nuire.

Faut-il rappeler que le port du foulard islamique n'a pas le même sens que celui de la kippa pour le jeune juif ou du voile pour la religieuse catholique? On a lu, dans les polémiques d’il y a quelques années, que l'apôtre saint Paul était responsable de la soumission de la femme, lui qui a pourtant donné sa dimension universelle à la religion chrétienne et affirmé l'unité du genre humain: «Il n'y a plus ni grec, ni juif, ni esclave, ni homme libre, ni homme, ni femme» (Epître aux Galates). Comme si ces attributs vestimentaires n'étaient pas d'abord des faits de culture et de civilisation, antérieurs au judaïsme, au christianisme, à l'islam, certes réactivés par des courants fondamentalistes, mais incapables de servir de prétexte à la stigmatisation.

Personne n'ignore plus le pluralisme religieux, la nécessité d'un «dialogue» entre des confessions qui se sont longtemps haïes, au nom de vérités qui se prétendaient exclusives, de lectures biaisées des textes sacrés, de mémoires blessées, d'imaginaires collectifs porteurs de conquête et de guerre. Mais, dans les médias et l'esprit public, ce légitime pluralisme équivaut aujourd'hui à une indifférenciation génératrice de dérives et de confusions. Les pratiques religieuses, les rites, les récits de croyances ne sont pas homogènes. Le carême n'est pas le «ramadan des chrétiens», comme disent les journalistes à la télévision. La «résurrection» des corps selon le christianisme n'est pas la «réincarnation» bouddhiste. Halloween, avatar d'une ancienne fête celte, n'a rien de commun avec la Toussaint et la célébration des défunts.

Christianisme, judaïsme, islam ne sont pas, de manière équivalente, des « religions du Livre », en cela suspectes également de sacrifier à un littéralisme ou un fondamentalisme étroit. Sans doute les trois grands monothéismes se réfèrent-ils à des textes fondateurs et sacrés. Mais le rapport de leurs fidèles aux Ecritures n'est pas partout le même. On n’a pas le droit de mettre sur le même plan le juif religieux pour qui l'étude de la Torah a presque valeur de premier commandement, le chrétien qui se sert des Evangiles comme d'un manuel de morale personnelle et collective et le musulman qui apprend et récite par coeur son Coran, un texte pour lui directement inspiré par Dieu, à ce titre «incréé» et non amendable.

Le fait religieux ne peut s'appréhender que par ses différences. On ne peut pas confondre des religions fondées sur l'existence de Dieu (judaïsme, christianisme), le récit d'un Prophète inspiré par Dieu (islam), ou les religions sans Dieu (comme le bouddhisme, qui n'exclut pas l'existence de divinités). Il faut distinguer entre une religion comme le christianisme, qui croit en un Dieu personnel, où le salut passe par la recherche d'une fraternité universelle, une religion comme l'islam, très largement culturelle, où le fidèle n'a d'obligation que de se soumettre à Dieu et de témoigner de sa foi, et une religion a-historique (d'où sa forte séduction actuelle) comme le bouddhisme où l'adepte cherche son mieux-être individuel à travers l'élimination des causes de souffrance mentale et prépare son salut en échappant au cycle infernal présent dans le dharma.

Un «refoulement» français

La confusion sur les termes, l'ignorance des systèmes religieux qui se partagent l'humanité, les procès d'intention à propos, par exemple, de l'enseignement du fait religieux - dont les uns font une preuve de maturité collective, d'autres une tentative de délaïcisation de l'enseignement public - sont le fruit d'un «refoulement», proprement français, de la religion dans le seul espace de la vie privée. De ce refoulement qui rend ce pays si démuni face à l'irruption massive de l'islam. De ce refoulement qui est le signe d'une laïcité appauvrie, au sens où la laïcité signifie aussi la connaissance et la reconnaissance des religions. Laïcité appauvrie, laïcité d'oubli qui succède à la laïcité de combat : oubli de nos origines, mémoire sélective des guerres et périodes d'intolérance, les droits de l'homme restant le dernier repère commun.

Cette situation coûteuse (en polémiques vaines) pour la France vaut pour ses pays voisins, comme l'a montré le débat d’autrefois sur les références spirituelles de l'Union européenne, à propos de sa nouvelle Constitution. La situation américaine est antinomique de celle de la France et de l'Europe. Avec ses excès, la «religion civile» - c'est-à-dire le tronc des valeurs et croyances communes au-delà des différentes Eglises - reste aux Etats-Unis l'une des formes supérieures du lien social. Comment ne pas rêver à une religion civile laïque pour la France, non pas à travers le modèle américain qui n'est pas le sien, mais à travers ce qu’un philosophe comme Paul Thibaud appelle un«ressourcement civique et moral», une «laïcité d'engagement», du type de celle qui a honoré parmi les plus belles pages de l'histoire de France: la révolte contre la condamnation du capitaine Dreyfus ou la France libre?

Henri Tincq

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