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Pourquoi dort-on ? Par Tobie Nathan

Pourquoi dort-on ? Par Tobie Nathan

 

 

La plupart des pensées traditionnelles de l’antiquité considéraient le sommeil comme une préfiguration de la mort – une demi-mort, pour ainsi dire. C’est sans doute la raison pour laquelle, à son réveil, le croyant juif remercie Dieu dans sa prière de lui avoir restitué son âme. L’Antiquité craignait le sommeil comme si elle pensait que l’âme pouvait s’y égarer et ne plus réintégrer le corps de la personne. Pourtant les mots désignant le rêve, enupnion (en grec) ou mânam (en arabe) signifient tous deux « dans le sommeil », comme si ces langues avaient décidé de souligner que l’esprit ne s’interrompait pas durant le sommeil, qu’il se poursuivait sous cette forme spécifique qu’est le rêve. Sans doute un premier élément de réponse à la question: Pourquoi dort-on?… « Pour ne pas mourir! » Car si l’on ne dormait pas, on serait identique le lendemain, pire encore le jour suivant, répétant indéfiniment le même… Dans l’incapacité de modifier la matrice de son être, identique à soi-même, mort, par conséquent.

Alors, on peut dire qu’on dort pour ne pas se retrouver quiconque, un élément interchangeable… La pression sociale qui s’exerce sur l’être humain est telle, sa sensibilité aux influences du milieu presque absolue, sa labilité ontologique si grande que, privé de sommeil, il se transformerait rapidement en termite et le groupe auquel il appartient en une gigantesque termitière.

Le sommeil paradoxal, quand le cerveau se réveille

C’est à partir de 1960 que les recherches sur le sommeil ont fait un bond décisif. Nous avons appris qu’après les premiers stades du sommeil où l’on perd le contact tant avec les sensations qu’avec les perceptions, arrive invariablement, toutes les 90 minutes environ, un stade appelé « sommeil paradoxal » – une période qui, du point de vue de la relaxation musculaire et du seuil de perception est caractérisée par un sommeil très profond, mais durant laquelle l’électroencéphalogramme révèle une activité cérébrale aussi intense que durant la veille. Le cerveau n’est pas le seul à se « réveiller ». S’agitent alors les yeux et se dresse toujours le sexe. C’est pourquoi on appelle aussi cette période « sommeil à mouvements oculaires rapides. » On aurait tout aussi bien pu l’appeler « sommeil d’érection » tant cette sexualité autonome et immotivée, est caractéristique. On retrouve une connaissance intuitive de ce fonctionnement dans les langues. En arabe, par exemple, où les deux autres mots désignant le rêve sont: ‘hulm, qui signifie « croître, » « gonfler » – il s’agit évidemment du sexe – en hébreu, ‘holom, de même racine, signifie: « donner de la force. » Le troisième mot désignant le rêve, ru’yâ, plus savant, plus poétique, signifie sans ambiguïté: « la vision. » Si l’on regroupait en une seule phrase les trois mots les plus employés pour désigner le rêve en arabe, on obtiendrait: le rêve est « ce qui se passe durant le sommeil (manâm), produisant turgescence du membre sexuel (‘hulm) et mouvement des yeux (ru’yâ). » Si on réveille la personne durant le « sommeil paradoxal » (ce qui est plus difficile qu’à n’importe quel autre moment de la nuit), on obtient très souvent des récits de rêve. C’est de cette dernière observation qu’a été tirée l’hypothèse, que c’est durant le sommeil paradoxal que se déroule l’essentiel de l’activité onirique.

Le rêve, espace d’expression et de construction

Et que fait le rêve? La fonction d’une activité aussi automatique, nécessaire, littéralement « instinctive, » doit être d’importance primordiale. Les travaux des cognitivistes ont montré que, durant le rêve, l’esprit se livrait à une déconstruction des « représentations » et à la fabrication d’une néo-réalité à partir de nouvelles combinaisons indéfiniment répétées. L’activité de l’esprit est alors arc-boutée dans un effort sans cesse répété pour ne pas prendre la réalité « comme elle vient, » comme l’enregistrent nos perceptions. Ainsi, le rêve ne fait-il pas qu’exprimer, ne se contente-t-il pas de reproduire, il crée! À partir de matériaux recueillis, bien sûr, du bric et du broc des perceptions et des sensations, ferrailleur et brocanteur, il réassemble, reconstruit, essaie, répète, indéfiniment… Au point qu’un rêve qui répéterait très exactement une perception de la veille ou des jours précédents signerait à coup sûr une faillite de sa fonction: un état dépressif.

Le sommeil, gardien du rêve

On peut donc dire que l’un des moteurs les plus actifs dans la redistribution des éléments du soi est évidemment le rêve. Voici donc une bonne raison de dormir: pour rêver. En 1899, Freud avançait l’idée que le rêve était le gardien du sommeil; à considérer les données psychophysiologiques accumulées depuis une cinquantaine d’années, l’inverse semble bien plus crédible. Le sommeil est la condition de possibilité du rêve et le rêve sans doute l’une des finalités du sommeil. Pour preuve la dette de rêve qu’on contracte après une privation de sommeil et qu’on s’empresse de rattraper aussitôt que possible.

Voilà maintenant la question déplacée: non pas « Pourquoi dort-on? » mais « Pourquoi rêve-t-on? » La réponse est ici bien moins aisée.

Tobie Nathan

http://tobienathan.wordpress.com/2014/10/31/pourquoi-dort-on/

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