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La Presse de Tunisie fête aujourd’hui ses 75 ans

 

La Presse fête aujourd’hui ses 75 ans

Une tradition et un respect pour le lecteur

Que dire de l’anniversaire d’un journal ? Surtout un quotidien comme La Presse de Tunisie qui, pendant 75 ans, a accompagné l’histoire de la Tunisie récente. Et a occupé une place privilégiée dans la presse tunisienne. Certes, être un témoin et un acteur de 44 ans de la vie de ce journal est un avantage et un privilège; mais aussi un honneur et une responsabilité. Et il y a tellement de choses à dire et à relater. Cela implique des événements, des personnalités, des responsables politiques, économiques, sociaux, culturels, sportifs, nationaux, régionaux, tous ceux qui, hommes et femmes, ont vécu et contribué à cette histoire. Et ceux qui, à des degrés divers, ont fait La Presse. Mais on peut donner un aperçu, aussi honnête que possible mais succinct et subjectif de ces quelques 44 années.
La première difficulté pour un témoin est de s’impliquer, de parler de lui-même, de ses subjectivités. Or, à La Presse, on nous a inculqué certains principes professionnels immuables. Le premier d’entre eux est, justement, d’éviter de s’impliquer, directement, d’utiliser le « je ». Un journaliste ne s’implique pas : il n’est pas acteur, il est juste observateur, et il doit respecter l’événement, le fait, et en rendre compte le plus honnêtement possible. Tout le monde parle d’objectivité. Les journalistes professionnels, eux, savent que l’objectivité n’existe pas. Un même événement n’est pas vu de la même manière par tous les témoins. Mais les journalistes professionnels sont tenus à une certaine honnêteté, celle qui leur commande, même en dépit de leur propre avis, de leur propre tendance, de rendre compte de tous les points de vue, de toutes les sensibilités, de tous les avis. Il n’existe pas de journalisme objectif (c’est impossible), il n’y a que le journalisme honnête. Cela veut dire que l’on doit garder une certaine distance par rapport à l’événement, aux faits ou aux déclarations, fussent-elles officielles. Cela évite d’être manipulé, d’être porte parole des uns ou des autres, de tomber dans la désinformation, d’être complice de la diffamation. Il faut toujours vérifier l’information, la recouper, en chercher la véracité : «Le fait est sacré mais le commentaire est libre».
A La Presse, il y a une tradition. Celle qui a été instaurée dès la création de ce journal. Pourquoi Henri Smadja, ce Tunisien de naissance et de cœur, Français de par le protectorat français, de confession juive, docteur en médecine et docteur en droit, a-t-il cru bon de créer un journal en Tunisie ? Lui qui, plus tard, devait diriger le journal français Combat auquel collaboraient des prix Nobel comme Jean-Paul Sartre et Albert Camus. Son objectif était de contrecarrer le journal La Dépêche Tunisienne, organe des colons français et de donner la parole aux Tunisiens juifs, musulmans, italiens et autres. Il y avait aussi, Le Petit Matin, un quotidien en langue française paru sous le protectorat français puis durant une dizaine d'années après l'indépendance. Dirigé par Simon Zana, il était considéré comme l'organe de la communauté juive du pays en raison de "la personnalité de son propriétaire, l'orientation de ses chroniques et la place qu'il faisait aux informations juives". Dans l'entre-deux-guerres, des problèmes financiers le conduisent à un rapprochement avec La Dépêche Tunisienne, alors dominante. Sous le régime de Vichy, il devient le «seul organe juif autorisé» en étant contraint de porter dès le 15 décembre 1940 la mention de «Journal israélite de Tunisie». Il consacre alors une place au judaïsme et à l'histoire du peuple juif, en s'abstenant toutefois de prendre la défense des Juifs de Tunisie.
Après l'indépendance, face à la concurrence grandissante de L'Action Tunisienne et de La Presse de Tunisie, le journal cesse de paraître à l'été 1967.
Dès avant l’indépendance, La Presse jouissait d’une certaine crédibilité que ses journalistes ont toujours essayé de perpétuer. Un journal de famille que l’on pouvait ramener chez soi et qui pouvait être lu par tous les membres de la famille, jeunes, moins jeunes, femmes ou adultes. Ce qui voulait dire que l’on évitait le sensationnalisme. Il y avait bien une rubrique de faits divers, que l’on appelait, entre nous, la rubrique «des chiens écrasés» et qui était publiée sous le titre «Le drame est quotidien». On y relatait, sous forme de courts échos, les accidents, les larcins… Puis vint feu Maître Ammar Dakhlaoui, en congé à ce moment là (1967-68), qui tint une chronique «De chaque côté du prétoire», dans laquelle il relatait des affaires en justice. Le succès de la chronique tenait au style et à la langue utilisés (du vieux français à la manière de Michel Durant du Canard Enchaîné dans sa rubrique «La Cour »). Mais cela ne dura pas longtemps et s’arrêta le jour où Maître Ammar reprit sa place au barreau. Pour le reste, on se devait de donner des informations vérifiées.
A la suite d’un procès, Smadja perdit le journal qui passa sous la tutelle de l’Etat tunisien. Durant plus de 5 années, le quotidien fut « sous séquestre ». Le directeur de la rédaction était le directeur de l’information au Secrétariat d’Etat à la Culture et à l’Information. La gestion du journal était confiée au P.D.G. de l’Imprimerie officielle. Une année plus tard, on nomma un directeur, M. Amor Belkhairia, un ancien diplomate, licencié d’arabe, qui occupait le poste de directeur de l’information à la R.T.T. (Radio Télévision Tunisienne). Celui-ci essaya de garder cette tradition de journalisme tout en enrichissant la rédaction en personnel arabe tunisien, les journalistes français, italiens, de confession juive, quittant le journal pour la France. A l’époque, il n’y avait comme permanant qu’un seul journaliste arabe (moi-même) et un autre pigiste, feu Mahmoud Aslan. S’y ajoutèrent Mahmoud Fadhel qui faisait des études en langue française, Brahim Labassi, formé au journalisme en Belgique ; puis vinrent feu Hédi Grioui, Noureddine Tabka (comme rédacteur en chef), Slah Maaoui, feu Mohamed Mahfoud, Mary Badri et des pigistes dont Khaled Ben Sassi, Hédi Mhenni, qui poursuivait des études en médecine, Issa Baccouche, Khaled Guezmir…et bien d’autres. La rédaction sportive était la plus riche avec Zine Bach Hamba, Kamel Ghattas, Mondher Ben Dana, Hassen El Mekki…En 1973 fut créée la Snipe (Société Nouvelle d'Impression de Presse et d'Edition, une S.A. spécialisée dans l’édition des journaux et revues de presse notamment «La Presse», «Essahfa» en langue arabe et l’impression sur rotative et off-set pour son compte et celui d’autrui des journaux et des travaux de ville, faire-part, cartes de vœux, cartes de visite, papier en-têtes, factures, dépliants etc…). Petit à petit la rédaction s’enrichit de plusieurs autres Arabes tunisiens : Cherif Arfaoui, Manoubi Marouki, feu Moussa Farhat, Alya Bouhdiba et plus tard, Moncef Ben Amor, Mahmoud Ketatni, Samira Dami, Faouzia Mezzi, Fadhila Bargaoui, Mahmoud Hosni, Hassen Mzoughi, Sami Akrimi... Tout ce beau monde et ceux qui allaient suivre jusqu’en 1975, étaient encadrés par notre ami Flavio Ventura, un Tunisien d’origine italienne, qui, profondément attaché à son pays, la Tunisie, inculquait à tous les arrivants, cette tradition de La Presse. Ceux ci respectèrent cette tradition et la transmirent aux autres nouveaux arrivants, Hmida Ben Romdhane (notre nouveau directeur), Sofiane Ben Farhat, Mhamed Jaibi, Mongi Gharbi (l'actuel rédacteur en chef)…L’un des principes essentiels a été de respecter le lecteur. Un directeur qui censurait un de mes articles, me donna comme explication « votre article ne m’a pas plu ». La réponse a été : « Monsieur, à La Presse on n’écrit pas pour faire plaisir au directeur ou à tout autre responsable; on écrit pour le lecteur et c’est à lui de juger de l’intérêt de l’article».
Bien entendu, dès sa «tunisification», La Presse allait perdre, petit à petit, son «indépendance», et devenir l’organe, non de l’Etat tunisien (ce qui aurait permis de donner des avis contradictoires) mais de son gouvernement. Le premier mot d’ordre était de soutenir la politique du «coopératisme» chère à Ahmed Ben Salah, l’homme tout-puissant de l’époque. La pression et la censure devenaient quotidiennes. Dans un réflexe d’autodéfense, les journalistes s’abstenaient de faire des commentaires commandités. Ils se contentèrent de transmettre l’information provenant de la TAP, en bâtonnant des dépêches et en les titrant. On s’amusait d’ailleurs à faire des titres qui, s’ils avaient été publiés, nous auraient valu le licenciement, voire la prison. On faisait des articles d’informations économiques, sociales, juste celles qu’on voulait bien nous transmettre. Il faut savoir que le principal problème des journalistes (tous et pas seulement ceux de La Presse) était, et est toujours, la rétention de l’information. On ne peut avoir que l’information qu’on veut bien nous donner. Et nous devons la transmettre , tout en sachant qu’elle n’est que partielle et sans pouvoir vérifier sa véracité. Exemple: au début des années 70, on savait qu’il y avait un début d’épidémie de choléra. On en avait la preuve par les hôpitaux. On a voulu en connaître la véracité et l’ampleur. Impossible d’avoir l’information officielle ; motif : il ne fallait pas paniquer la population et il ne fallait pas faire fuir les touristes. Ce genre d’arguments, on en a vécu des dizaines de fois.
Il y avait toutefois trois domaines où l’on pouvait exercer le métier avec quelque liberté : la politique étrangère, la culture et le sport. Mais là aussi, il y avait des limites. On pouvait se défouler en condamnant l’apartheid en Afrique du Sud ; on pouvait insulter les Israéliens pour leurs agressions en Palestine. On pouvait fustiger la politique des USA au Vietnam, en Palestine et ailleurs ; mais sans trop exagérer. Mais il fallait faire attention avec les pays arabes, maghrébins. On pouvait critiquer la politique culturelle en Tunisie, mais cela tenait surtout à l’esprit libéral du ministre de l’époque, Chedli Klibi, qui acceptait la critique. Mais là aussi, et avec d’autres ministres il fallait faire attention et savoir ne pas aller trop loin. Sinon…Dans le sport aussi, on pouvait écrire beaucoup de choses mais à un moment donné, il fallait faire attention et ne pas dire que l’Etoile a mal joué ou que l’Espérance de Tunis ne méritait pas de gagner (sous la présidence de Slim Chiboub). Plusieurs journalistes ont été sanctionnés. A La Presse, on souffrait comme les journalistes d’autres journaux. Il faut rappeler que depuis l’indépendance, la presse tunisienne a connu 4 «printemps». Le premier au lendemain de l’Indépendance où la disparition du colonialisme a libéré la parole. Mais cela s’arrêta avec le congrès du Parti unique de Bizerte en 1964. La censure s’installa jusqu’à la chute de Ben Salah en 1969. Le second printemps avec Hédi Nouira qui permit une certaine libéralisation et l’émergence de nouveaux titres s’acheva avec la crise avec l’Ugtt. Une autre période vint avec les premières années de Mzali (au début des années 80) et s’acheva très rapidement. Vint ensuite l’euphorie du 7 novembre 1987 qui trompa tout le peuple tunisien. Ce 4e printemps s’acheva rapidement dès 1990. Mais la plupart du temps les journalistes vivaient dans un état de schizophrénie. Les plus sombres années ont été celles vécues sous Ben Ali et Abdelwahab Abdallah.
Les différents directeurs de La Presse étaient triés sur le volet. A deux exceptions près, Slah Maâoui et Mohamed Mahfoud, on les choisissait étrangers au journalisme. Ils obéissaient aux ordres sans discuter. Ils n’étaient pas capables d’écrire un commentaire, ni un éditorial. Mais il leur fallait justifier leur nomination à un poste qu’ils ne méritaient pas. Certains (comme Abdelwahab Abdallah) faisaient appel à des « nègres ». D’autres amenaient des mercenaires prêts à tous les écrits, prêts à encenser une idée, un fait et son contraire. Mais malgré cela, il y avait ce «noyau dur» à La Presse qui luttait pour préserver une certaine tradition d’honnêteté. Plusieurs motions et autres pétitions ont attiré l’attention sur la situation lamentable du journal et sur la censure étouffante. Cela explique mais ne disculpe pas. Même s’il n’y avait rien à faire, on subissait, comme tous les Tunisiens, une situation intenable.
M. Hmida Ben Romdhane a eu le courage de publier un «nostra culpa», conformément à cette tradition de respect pour le lecteur. Et il a pris l’engagement suivant, partagé par tout le personnel : «Les seuls rappels à l'ordre que nous tolèrerons désormais sont ceux qui nous viendraient de nos lecteurs et c'est à eux, et eux seuls, que nous chercherons à plaire».

Par Abdelhamid Gmati

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