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Saloniciens

La façade de la synagogue salonicienne de Tel-Aviv

Saloniciens (info # 011410/13) [Culture]

Par Sandra Ores ©Metula News Agency

 

Gommé de l'Histoire, le destin des Juifs de Salonique n'a, en dépit de l’influence certaine de cette communauté, laissé que peu de traces dans les esprits contemporains. Une omission découlant probablement du fait que la quasi totalité de ses membres a disparu dans les fours crématoires de la Deuxième Guerre Mondiale. Les descendants des Juifs de ce port méditerranéen ayant survécu à l'époque nazie sont principalement ceux qui quittèrent la Grèce pour la Palestine dans les années vingt.

 

Les Juifs de Salonique participèrent grandement au succès économique et culturel de cette cité jadis située au cœur de l'Empire ottoman ; port dont le rayonnement s'est étendu bien au-delà des frontières du sultanat.

 

Thessalonique, ou Salonique, aujourd'hui deuxième ville de Grèce, accueillit, entre le XVème et le début du XXème siècle, une population multiethnique à majorité juive. Il y a cent ans de cela, la Jérusalem des Balkans, ainsi qu'elle était surnommée, comptait 120 000 habitants, dont 80 000 Israélites, aux côtés de musulmans et de chrétiens originaires de divers lieux de l'Empire.

 

Une présence juive est attestée en Salonique dès l'Antiquité, mais c'est suite au décret de l'Alhambra, en 14921, que les Juifs d'Espagne s'y installent massivement. Des vagues d'immigration suivirent, du Portugal, de Provence, d'Italie, de Sicile et de la Côte des Barbaresques [l’Afrique du Nord actuelle. Ndlr.].

 

Un peu plus tard, à partir du XVIème siècle, des Juifs d'Autriche, de Transylvanie ou de Hongrie rejoignirent cet épicentre du judaïsme sépharade. Ce port méditerranéen connut alors son âge d'or grâce à l’impulsion de la communauté juive ibérique.

 

Ce sont notamment les réfugiés du Portugal, alors au faîte de la production industrielle et du commerce, qui, fuyant l'Inquisition, furent à l’origine d’une époque de prospérité financière dès 1536.

 

L'industrie textile contribua essentiellement à construire le succès de Salonique ; le Sultan Selim II fit d'ailleurs commander pour ses janissaires des vêtements chauds et imperméables filés par ses sujets juifs de Thessalonique. Tapis, draps et couvertures fournissaient les marchés aussi éloignés que ceux d'Asie mineure jusqu’aux frontières de la Provence et du Danube.

 

La prépondérance des Juifs sur les affaires était si affirmée que les activités commerciales cessaient dans le port le jour du shabbat et lors des autres fêtes prescrites par la Torah ; la douane demeurait elle aussi fermée.

 

La totalité des Juifs n'était cependant pas riche ; ceux-ci exerçaient des métiers situés à tous les niveaux de l'échelle sociale, de l'homme d'affaires, tisserand ou teinturier, au charpentier, forgeron ou simple pêcheur. Cette communauté parlait le ladino ; une langue2 créée par les rabbins espagnols, après l'exil de la péninsule ibérique, pour traduire et enseigner les textes hébreux sacrés. Si son vocabulaire est roman, sa syntaxe reste en revanche celle de l'hébreu.

 

C'est dans cette langue que sera rédigée l'abondante liturgie produite à cette période. La vie culturelle et spirituelle juive de Salonique rivalise alors avec d'autres chefs-lieux de l'érudition juive, tel Safed, en Galilée. Les rabbins instaurent des écoles religieuses. Le Talmud Torah (le lieu d'étude de la Torah), fondé en 1520, restera actif jusqu'en 1943 ; on y enseigne également l'arabe, la médecine, l'astronomie et les sciences naturelles. Une académie littéraire est également fondée ; les humanistes, poètes et musiciens qui la composent correspondent avec d'autres cercles littéraires de l'Empire Ottoman.

 

La fin du XIXème siècle verra quant à elle le développement d'idées européennes importées par des Juifs ashkénazes fuyant les pogroms de Russie. Le sionisme rencontre un certain succès, et ce seront 20 000 Saloniciens qui partiront pour la Terre Promise durant ces années.

 

Quant au XXème siècle, il sonnera l'heure du crépuscule des Juifs de Thessalonique. En 1912, les Grecs prennent le contrôle de la ville lors de la Première Guerre des Balkans. Un incendie, en 1917, déstabilisera considérablement les Juifs, ravageant le siège et les archives des autorités rabbiniques, la moitié des synagogues de la ville, et privant de toit 52 000 Israélites.

 

La liberté dont ils jouissaient depuis cinq siècles s’étiole en même temps que s'épanouit l’emprise grecque. Des tensions intercommunautaires voient alors le jour ainsi que des actes antijuifs.

 

Dans la Salonique de mars 1943, occupée par les troupes allemandes, 47 000 Juifs sont embarqués directement pour Auschwitz par convois. Outre ceux partis en Palestine, en Europe occidentale ou vers les Amériques, un petit nombre d’entre eux sera sauvé, cachés par des locaux. Un millier de Juifs demeurent aujourd'hui en Salonique.

 

La communauté juive sépharade de Salonique a souffert de la plus grande proportion de déportés relativement à sa population totale presque totalement décimée entre 1943 et 1945 ; il ne reste que très peu de Juifs saloniciens pour raconter leur histoire, submergée par les témoignages des survivants polonais ou français. C’est cet oubli qu'a tenté de rectifier le magnat israélien David Recanati, dont l'aïeul, Léon Yehuda Recanati, avait gagné la Palestine mandataire en 1935.

 

Cette année-là Léon Recanati fonda, à Tel-Aviv, la Palestine Discount Bank, devenue ensuite Israel Discount Bank, active jusqu’à ce jour. Ses deux fils poursuivirent les affaires et établirent le groupe IDB, aujourd'hui l'une des plus grosses sociétés d'investissement israéliennes.

 

David Recanati a publié de nombreux livres de liturgie et de textes religieux élaborés par ses ancêtres. C'est grâce à son impulsion que le souvenir des siens est à présent mentionné dans les livres d'histoire de l'éducation nationale israélienne, et a gagné sa place à Yad Vashem, le mémorial de la Shoah à Jérusalem (photos d'archives).

 

Largement absents des consciences contemporaines, c'est pourtant jusque dans la guerre que les Juifs de Salonique se distinguèrent par leur caractère bien trempé. Quelque 37 000 d'entre eux furent envoyés à la mort dès leur arrivée à Auschwitz, notamment des femmes, des enfants et des personnes âgées. Pour le reste, dans le camp, ils formaient une communauté à l’écart des autres prisonniers, notamment du fait de la différence de langage : ils ne comprennaient pas le yiddish.

 

Ces Juifs, marqués par un sentiment de liberté, héritage de cinq siècles à Thessalonique, mèneront un soulèvement contre les nazis, préparé des mois à l'avance. Nombre d'hommes étaient intégrés aux Sonderkommandos - unités de travail dans les camps, forcées de prendre part au processus d'extermination. Plusieurs dizaines d'entre eux attaquèrent, le 7 octobre 44, les gardes SS de l'un des crématoriums ; bien qu’un petit nombre seulement de ces gardes furent tués, cette révolte eut une haute valeur symbolique pour les prisonniers du camp. Le crématorium fut détruit à l'aide d'une bombe confectionnée avec de la dynamite, que des femmes, travaillant dans l'une des usines du camp, avaient dérobée.

 

Passivité et discrétion n'ont jamais constitué des traits saillants des Juifs de Salonique. Certains de ceux qui quittèrent la Grèce avant la Shoah continuèrent d’exercer une influence notoire. Fidèle à la fibre entrepreneuriale et commerciale de ses aïeux, Isaac Carasso fonda par exemple la société Danone à Barcelone.

 

L'ancien président français Nicolas Sarkozy est issu d'un grand-père maternel né à Salonique. En juillet 2006, lors d'une visite en Grèce, il fut d’ailleurs honoré à l'Ambassade de France à Athènes par la communauté juive de Salonique. En Israël, les sépharades saloniciens ont participé à la construction du pays ; Recanati, outres ses affaires, est connu pour avoir fondé une prestigieuse école de commerce, un musée et encore un domaine viticole.

 

Si, au commencement de l'Etat hébreu, ces Grecs formaient une communauté soudée, majoritairement regroupée dans les quartiers du sud de Tel-Aviv, Shapira, Florentine ou Jaffa, leurs descendants se sont depuis fondus dans la mosaïque israélienne. Une synagogue en forme de coquillage impose cependant son architecture au cœur de la métropole. Elle est fréquentée par les gens du quartier et non plus exclusivement par des Saloniciens, qui y prient selon le rite particulier de leurs ancêtres du golfe Thermaïque. La coquille blanche sculptée, symbolise ce qui fut partie intégrante de leur identité pendant des siècles, la mer.

 

 

 

Notes :

 

1 Décret d’expulsion des Juifs d’Espagne édicté par le couple royal Isabelle et Ferdinand, signé à l’Alhambra de Grenade, trois mois après la reconquête de la ville des mains des musulmans.

 

2 Le ladino, qui était également parlé par les Juifs stambouliotes échappés d’Espagne, se trouve aujourd’hui en danger d’extinction.

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